Les comparutions immédiates donnent souvent à voir une justice brutale, expéditive, parfois inhumaine (ou là). Vendredi 17 mars, à Rennes, la justice a montré qu’elle pouvait aussi prendre le temps, pendant ces audiences, de comprendre.
Comprendre comment Pierre, un homme fringant de 63 ans, bardé de diplômes, bientôt à la retraite après une riche carrière à l’Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), a réussi à se persuader que Danièle (prénom d’emprunt), avec qui il avait eu une liaison il y a 23 ans, lui a caché un enfant.
Comprendre pourquoi, après des mois à ruminer cette idée, il s’est mis à la harceler, alors qu’il la tient pour « sacrée ». Comprendre ce qui a pu le motiver à s’enquiller des kilomètres pour l’épier. Comprendre en quoi crever les pneus de sa voiture ou clouer un chaton à l’entrée de sa maison allait lui la ramener.
Cinq heures passées à comprendre, mais surtout à écouter Pierre et sa logorrhée. Comme lors de sa garde à vue. Et comme durant la première comparution immédiate, le 14 février. Il en est parti détenu et a été remis en liberté quinze jours après.
Son histoire avec Danièle a duré « d’octobre 1987 au 1er mars 1992 ». Elle avait 31 ans, lui 35. « Les derniers mois de notre relation, elle venait me voir pour que nous fassions un enfant. Je souffre parce que je pense qu’elle me cache un enfant ou qu’elle a avorté, n'en démord pas Pierre, dans son complet gris. Elle est venue me voir une dernière fois à Paris le 1er mars 1992. On ne peut pas forcer quelqu’un à nous aimer. En acceptant sa décision, je pensais qu’elle reviendrait vers moi. »
Mais rien. « Pour moi, il ne faisait plus partie de ma vie », confiera Danièle, lors de son audition. A cette époque, Pierre est au service de ses proches. De sa mère, malade, qu’il accompagne jusqu’à sa mort dans les années 1990. Puis de son frère, handicapé, qui décède dans ses bras en 2006, laissant apparaître le vide autour de lui. Célibataire, sans enfant, pas d’amis, juste une cousine, qui n’habite pas tout près.
« C’est mieux si vous arrêtez de la regarder »
Il entame alors ce qu’il appelle « un travail de sape mental ». Pour le psy, c'est un « aménagement pathologique avec un surinvestissement morbide dans une relation dont le deuil n’a pas été fait ».
« Je voulais transmettre avant que ma vie soit terminée. J’ai fait l’autoanalyse et je suis convaincu qu’il a eu un enfant issu de mes œuvres », déballe Pierre, trop heureux d’avoir un auditoire. Un public parmi lequel se trouve Danièle, « l’alpha et l’oméga » de leur relation, vers qui il ne cesse de se retourner. « Monsieur, c’est mieux si vous arrêtez de la regarder », prévient le président, Nicolas Léger.
« Cet enfant semble être le point de cristallisation, en tout cas dans votre tête, lance le juge. Mais manifestement, vous n’avez pas vécu la même histoire. » L’histoire que raconte Danièle est celle de deux amants, loin d’avoir des projets d’enfant. « J’ai eu une relation avec lui entre 1987 et 1990. Ce n’était pas une relation exclusive. Nous n’étions pas amoureux. » Pierre encaisse, droit comme un « i », au milieu du prétoire.
Lui est amoureux. Toujours amoureux. De la Danièle d’il y a 25 ans ou de l’image qu’il s’en est faite. Il lui est même « resté fidèle » sans qu’elle n’ait rien demandé. Il voulait lui dire qu’il l’aime encore « les yeux dans les yeux, mais vous m’avez interdit de me retourner », se lamente Pierre devant le tribunal. La Danièle d’aujourd’hui est venue avec son mari. Elle a l’élégance de ne pas broncher lorsqu’il étale leur intimité passée. Elle l’écoute et ne remarquera qu’une chose au travers de ses réponses « littéraires, byzantines », selon le président : « Il ne parle que de lui. »
« Pendant 25 ans, cette histoire a tourné dans votre tête »
Alors le magistrat, dont on voit combien il se contient, fait signe à son avocat. Me Olivier Pacheu abrège gentiment le discours de son client. Pierre s’excuse comme un élève qui aurait pourtant bien appris sa leçon : « Maître, je vous avais dit que si j’étais trop long il fallait me couper… » Le président reprend sans le ménager : « Pendant 25 ans, cette histoire a tourné dans votre tête, mais uniquement dans votre tête. Quel a été le point de basculement ? Comment on en arrive là ? »
Le juge tient le courrier du mari de Danièle. Pendant près de deux ans, du 7 février 2015 au 31 décembre 2016, il a listé tous les méfaits de celui qu’ils appelaient entre eux leur « tortionnaire ». Ils ont mis un an et demi à découvrir qu’il s’agissait de Pierre.
« C’est allé crescendo. Vous avez commencé par mettre de la colle dans leur serrure, découper leur clôture et emporter quelques objets régulièrement. Puis vous avez barbouillé les murs, les fenêtres et les volets de peinture rouge, détaille le juge.
– J’attendais que ça entraîne quelque chose de sa part.
– Mais comment elle peut comprendre ça ? C’est délirant ! s’exclame le président.
– Quand vous êtes conduit par une passion, c’est pas forcément très cartésien, théorise Pierre.
– D’accord. Alors les tags ne sont pas compris, vous crevez les pneus de leur Opel Corsa, à plusieurs reprises, pendant qu’ils font leurs courses.
– En 1990, 1991, pendant un week-end à Auxerre, elle m’avait proposé de crever les pneus de Jean-Pierre Soissons, ministre du Travail à l’époque. Pour moi, c’était un lien qui existait entre nous, un message qu’elle pouvait comprendre, soutient Pierre, sûr de lui.
« Madame, ce jour est un jour spécial »
Le président s’attarde sur les deux faits « les plus significatifs ». D’abord, l’épisode de l’incendie, le 5 janvier 2016. Le jour des 60 ans de Danièle. Cela fait maintenant près d’un an qu’elle est victime d’un persécuteur anonyme. Elle et son mari soupçonnent leurs voisins. « Pas quelqu'un qui vit à 250 km de chez nous », s'étonne encore Danièle. Le climat devient délétère dans le quartier. Ce jour-là, elle reçoit un coup de fil de bon matin. « Madame, ce jour est un jour spécial. » C’est Pierre, il veut lui souhaiter son anniversaire. Et discuter avec elle, pendant qu’il en est encore temps.
Il lui annonce qu’il est gravement malade, qu’il n’a plus que quelques mois à vivre. Danièle l’écoute avec attention, avec délicatesse, « pensant qu’il était en fin de vie ». Il revient sur leur rupture. « Je lui ai dit qu’elle m’avait jeté comme un Kleenex, se souvient-il. Elle m’avait répondu : « Je n’ai jamais utilisé les Kleenex, je préfère les mouchoirs en tissu. » Le soir même, Pierre, qui se porte comme un charme, rallie le domicile de son ex, à Rennes. Il y a plus de deux heures de route de chez lui.
Arrivé là-bas, il se faufile à travers la clôture, qu’il a l’habitude de cisailler. Dans le jardin, il mélange de l’essence et du White Spirit dans une bouteille de Perrier. Il allume ce cocktail explosif sur le pignon de la maison et cale deux pneus calcinés au pied du bardage, « par précaution ». Le couple est à l’intérieur, avec des amis. Ce sont eux qui donnent l’alerte.
« Telles que j’avais envisagé les choses, ça ne devait pas embraser la maison »
Pierre lui, surveille son feu de loin. « J’observe parce que je ne voulais pas que ça prenne des proportions énormes.
– Et vous auriez fait quoi, si ça avait pris des proportions énormes ? interroge le président.
– Telles que j’avais envisagé les choses, ça ne devait pas embraser la maison. »
Toute la salle d’audience hallucine. Pierre poursuit : « Je pense que j’aurais d’abord pensé à Danièle et je serais intervenu, quitte à me faire interpeller sur-le-champ. » À ce moment-là, Pierre s’enfuit, laissant derrière lui un bonnet trouvé dans le RER A.
Le président le charge : « Ce bonnet de femme, multicolore, que vous "perdez", ce n’est pas pour dévier les pistes ? On aurait pu trouver l’autre personne et lui imputer l’incendie, vous comprenez ?
– Ce n’était pas mon intention. J’ai utilisé ce bonnet parce que je ne trouvais plus la cagoule que j’utilise d’habitude. Je ne l’ai pas abandonné de manière volontaire. »
Les expéditions malveillantes se poursuivent. Le couple, usé, fatigué, prend l’habitude de monter la garde. Puis vient l’autre affaire dans l’affaire, celle du « chaton cloué ». Le 18 octobre 2016, l’alarme se déclenche aux alentours de 20 h. Le grillage est découpé, de la peinture noire a été balancée sur les capteurs du système de surveillance. Danièle et son mari font le guet.
« Morbide… »
Il est plus de minuit lorsqu’ils entendent « trois coups sourds ». Ils repèrent un individu cagoulé dans l’allée et distinguent une « masse sombre accrochée au portail ». En s’approchant, ils découvrent un chaton, mort, cloué par l’oreille.
« En regardant la vidéosurveillance, on a vu qu’on avait affaire à un homme seul, déterminé, allant droit au but. Pas à quelqu’un qui avait bu. C’est terrifiant, témoigne Danièle, les mains campées sur la barre.
– La symbolique de tout ça, c’est quoi ? C’est délirant ! répète le président.
– Morbide, souffle son assesseure.
– L’idée ne me serait pas venue si je n’avais pas trouvé les chatons morts dans une poubelle… Ça a créé une réaction d’opportunité. Mais ce n’est pas moi qui les ai tués, se défend Pierre.
– Est-ce que vous vous rendez compte en clouant le chat que ça pouvait être interprété comme une menace de mort ?
– Ça ne m’est pas venu à l’esprit. A une certaine période, on clouait des chouettes ou des hiboux comme symbolique. Je suis d’ailleurs choqué de la constitution de partie civile de la SPA », s’offusque le sexagénaire, intarissable.
« Je pense qu’il est décédé »
Après cet épisode, Pierre n’est toujours pas démasqué. Il faudra attendre son escapade malsaine du 14 décembre. Le couple se gare sur le parking d’un centre commercial. A son retour, il retrouve leur Opel Corsa avec des pneus crevés. Ils préviennent la police, comme pour les autres faits. Les enquêteurs relèvent alors toutes les plaques des voitures entrées à ce moment-là et présentent la liste au couple.
Danièle tilte : « Parmi les noms, je reconnais celui de Pierre, avec qui j’ai eu une relation de 1987 à 1990. » La date de naissance correspond. Mais elle se souvient de son appel, pour son anniversaire. « Je pense qu’il est décédé. » L’enquêteur lui demande si elle l'imagine être finalement derrière tout ça. « Cela pourrait parfaitement lui ressembler », convient-elle. Après quelques recherches, le policier lui certifie que Pierre est bien vivant.
Épilogue le 30 décembre 2016. Cette fois, Pierre coupe un oranger du Mexique dans leur jardin. Le couple, « toujours sur le qui-vive », appelle la police. Une patrouille se trouve à proximité. Pierre est arrêté dans sa voiture. « Ça m’a fait un bien fou d’être arrêté. J’étais arrivé au bout du cycle de ces actes puérils, s’épanche-t-il. Qu’elle me déteste et me méprise me fait le plus grand bien parce que j’ai compris que c'était fini. Mais vous ne m’interdirez pas d’être amoureux d’elle. »
« Les liens se prescrivent. Mais peut-être pas en matière d’amour… »
Le président, Nicolas Léger, se laisse aller à philosopher : « Il y a un moment où les liens se prescrivent. Mais peut-être pas en matière d’amour. Vous êtes toujours amoureux de madame. Vous le dites encore aujourd’hui. Comment être sûr qu’elle et son mari ne risquent rien ?
– Je n’ai aucune intention de réitérer une quelconque manœuvre, jure Pierre. J’attends qu’elle m’accorde ce pardon. Et je souhaiterais, une fois qu’elle m’aura accordé son pardon, je souhaiterais…
– Si vous ne l’avez pas aujourd’hui, qu’est-ce que vous allez faire demain ? » intervient Me Eric Lemmonier, avocat du couple. Pierre veut rassurer son monde, les magistrats, les avocats, les journalistes et les policiers, qu’il aime prendre à partie au fil de sa plaidoirie aux relents de psychanalyse. Jamais il ne s’en prendrait à elle physiquement. Danièle a pourtant été marquée.
« Il a réécrit l'histoire à sa façon »
Le médecin lui a prescrit quinze jours d’ITT. Elle évoque des troubles du sommeil, des sueurs nocturnes. Elle dit avoir envisagé « la mort comme une solution ». Avec son conjoint, ils ont fini par quitter la région. « Je suis sortie détruite de cette histoire », dépose-t-elle calmement, loin d’être intimidée, avant de clamer haut et fort qu'« il n’y a jamais eu le moindre début de commencement d’enfant. L’histoire qu’il a raconté est basée sur des faits réels, mais il l’a réécrite à sa façon. C’est quelqu’un d’extrêmement stratège. »
Danièle donne l’exemple du « deuxième acmé », l’épisode du chaton cloué. « J’ai toujours été amoureuse des chats. Ça fait partie de mon équilibre et il le sait très bien. Je l’ai pris pour une menace. Tant d’intelligence au service de tant de bassesse, ce n’était pas l’image que j’avais gardé de Pierre. Aujourd’hui, ce que nous voulons, c’est vivre la vie de M. et Mme Tout-le-monde. » « Ce qu’elle dit m’effraie de ce que j’ai pu lui faire subir. Je ne chercherais pas davantage à la retrouver », promet Pierre.
« Je ne voudrais pas qu'il court après son pardon »
Me Lemonnier, l’avocat des victimes, chiffre le montant du préjudice à 26 700 euros et plaide pour une « interdiction absolue, en tout cas la plus longue possible, de contacter madame. Je ne voudrais pas que d’avenir, il court après son pardon pendant deux, cinq ou dix ans. On peut s’attendre à tout. » « Je me demande jusqu’où il serait allé s’il n’avait pas été démasqué », s’interroge la procureure, qui requiert 18 mois de prison avec sursis et mise à l’épreuve de trois ans. Sans mandat de dépôt.
L'avocat de la défense fustige son client : « Il a beaucoup parlé comme il n’a cessé de parler depuis que je l’ai rencontré. Il agace tout le monde. Il m’agace aussi. » Pierre se retourne vers son conseil, piqué au vif. « Mais il faut le juger au-delà de l’agacement, implore Me Pacheu. Parce qu’il y a de la tristesse dans tout ça. Vous pouvez être cultivé, passionné d’art contemporain, être à l’aise financièrement et vous retrouver un jour en taule parce que vous avez fait du mal. » Pierre est touché, il verse quelques larmes, qu’il essuiera avec son mouchoir en tissu.
L’avocat plaide pour un suivi socio-judiciaire et insiste : « Il n’a jamais souhaité, même si c’est en contradiction avec ses actes, nuire physiquement à madame. Il ne sait pas où elle habite aujourd’hui. On est dans une enceinte judiciaire et je ne sais pas si c’est très clair pour lui. Il y a des questions d’ordre psychologique et psychiatrique auxquelles vous n’aurez pas de réponse à apporter. » Quant à la constitution de partie civile de la SPA, Me Pacheu veut l’écarter. « On ne peut créer de la souffrance qu’à un être vivant. Le chat était inerte. »
« Comme d’habitude, je suis rentré dans trop d’explications, se désole Pierre. Je regrette profondément le mal que j’ai pu faire. J’espère qu’elle me pardonnera à un moment ou à un autre. » Il est plus de 19 h quand le tribunal rend sa décision : relaxe, s’agissant des sévices sur animal, coupable du reste, les dégradations et le harcèlement moral. Pierre est condamné à deux ans d’emprisonnement ferme, sans mandat de dépôt et à un suivi socio-judiciaire de cinq ans. Il va faire appel.