« Vous avez pensé à retourner en Algérie ? »

« Je n'ai pas d'adresse, mais j'ai une domiciliation », annonce Thierry depuis le box des prévenus. L'homme d'une quarantaine d'années regarde la présidente avec des yeux bleus translucides qui tirent vers le gris.

Thierry vit dans une tente, près de l'église de la Madeleine, dans le 8ème arrondissement de Paris. Le 15 mai, il marchait le long du trottoir, à proximité du métro Sentier, avec l'intention d'aller faire la manche, comme il fait tous les jours. En passant, il a regardé dans les poubelles pour voir si quelque chose d'utile n'avait pas été abandonné. C'est dans l'une de ces poubelles, dit-il, qu'il a trouvé la caisse enregistreuse.

Problème : la caisse enregistreuse que Thierry tient maintenant dans sa main provient d'un vol, le cambriolage d'un restaurant du 2ème arrondissement. Voici Thierry devenu receleur. « Il y avait des pièces rouges et des tickets restaurants. J'ai juste traversé la rue, j'ai à peine eu le temps de l'ouvrir et de regarder ce qu'il y avait à l'intérieur, les policiers étaient sur moi. »

Effectivement, les policiers de la BAC, bien avisés, n'ont pas tardé à mettre la main sur Thierry, alertés par un passant qui trouvait étrange qu'un SDF se balade avec une caisse enregistreuse. En garde à vue, ils essayent de lui mettre le cambriolage du restaurant sur le dos, sans succès. Les poches de Thierry sont suspectes : plus de 1400 euros de tickets restaurant, presque exactement le contenu de la caisse, d'après le gérant du restaurant.

« C'est comme ça »

Peu importe, la présidente du tribunal, pas plus que les policiers, n'arrivent à prouver que Thierry est bien l'auteur du vol. Alors, on se penche sur sa « personnalité », c'est-à-dire, principalement, son casier judiciaire.

Avec 44 mentions, de courtes peines en courtes peines, Thierry, depuis vingt ans, en a passé quatorze en prison. Fataliste, quand on l'interroge sur le sujet, il déclare en baissant les yeux : « C'est comme ça. » Et puis, il reconnaît qu'il se sent délaissé, abandonné. Il ajoute que, dans les 44 condamnations, beaucoup sont liées à des bagarres pour pouvoir conserver le bout de trottoir sur lequel il dort.

La présidente tente une nouvelle approche : « Pourquoi est-ce que c'est la galère comme ça, depuis tant d'années ? » Étonné par la question, Thierry met quelques secondes à répondre : « Je ne sais pas. Il y a eu des histoires avec ma famille. Je me suis retrouvé à la rue, sans possibilité de trouver un travail. » Le tribunal n'en saura pas plus. La présidente interroge une dernière fois : « Comment est-ce que vous comptez vous en sortir ? » Pas de réponse.

« Quarante-quatre mentions au casier judiciaire, c'est la grosse difficulté de ce dossier », déclare le procureur, après avoir rappelé l’extrême simplicité des faits reprochés à Thierry. « Treize ou quatorze années de prison en vingt ans : il va falloir vous interroger sur ce que vous avez envie de faire de votre existence. » Il propose une solution provisoire : cinq mois d'emprisonnement avec maintien en détention. « Ça paraît logique. »

Les trois juges écartent la proposition, ils décident de relaxer Thierry au bénéfice du doute, certainement convaincus par la démonstration de l'avocate, qui venait de mettre en lumière les incohérences du dossier : « Le gérant du bar a déclaré que la caisse enregistreuse contenait entre 1500 et 2000 euros de tickets restaurant. Or, mon client n'avait que 1400 euros de tickets sur lui. Où est passé le reste ? Au regard de cette incohérence et de ce doute qui subsiste, je demande la relaxe. »

Thierry ressort libre d'aller fouiller d'autres poubelles et de se bagarrer pour pouvoir dormir sur un bout de trottoir.

« Nous non plus, ça ne nous amuse pas d'envoyer des gens en prison »

Autre dossier, autre recel, celui d'Amin, vingt ans, né en Algérie. Gare du Nord, contrôle d'identité, protubérance suspecte dans la poche, deux téléphones volés, garde à vue, tribunal, comparution immédiate.

Le jeune homme déclare dans un premier temps qu'il a acheté les téléphones à Barbès, recel donc, puis, confronté à la vidéosurveillance qui le montre, dans le métro, plongeant la main dans le sac d'une touriste, il admet un vol : « Je ne sais pas ce qui m'a pris ce jour-là, c'est pas bien. »

La présidente dévoile son casier judiciaire : deux condamnations, de quoi dresser le portrait d'un récidiviste. L'avocate s'étrangle. Dans le dossier que lui a transmis le tribunal, le casier judiciaire est vierge : « C'est un peu fâcheux pour le respect du contradictoire. » Tant pis, il va falloir improviser.

On découvre, dans le dossier d'Amin, qu'il a passé un mois et demi en prison, sans qu'il soit clairement établi s'il s'agit d'un sursis révoqué ou non. C'est embêtant pour prendre une décision, alors la présidente trouve une idée :

« Vous avez pensé à retourner en Algérie ?

Oui, bien sûr, je ne souhaite pas la prison. Personne ne souhaite aller en prison.

Oui. Vous savez, nous non plus, ça ne nous amuse pas d'envoyer des gens en prison », précise la magistrate, au cas où un doute subsisterait.

C'est donc sans s'amuser que le procureur demande cinq mois d'emprisonnement, ainsi que la révocation du sursis « au cas où celui-ci n'ait pas déjà été révoqué. » L'avocate souligne le jeune âge du prévenu, rappelle que l'incarcération doit être un dernier recours, et que son client a besoin d'aide, qu'un sursis avec mise à l'épreuve serait la solution la plus adaptée.

Après en avoir délibéré, les trois juges condamnent Amin à deux mois de détention avec mandat de dépôt. C'est-à-dire, presque très exactement la peine qu'il vient de purger en détention provisoire.

« Elle était très bonne, cristalline et savoureuse »

Changement de ton avec Stéphane, qui comparaît libre à la barre. Parisien de 26 ans issu des beaux quartiers, élégant dans sa chemise bleue assortie à ses yeux, les cheveux blonds bien peignés, l'étudiant en commerce tente d'expliquer pourquoi il vendait de la MDMA dans une discothèque des Invalides.

Il dealait, il l'admet. Il consomme depuis deux ans, il l'admet également et s'explique : « Ça coûte moins cher que l'alcool. » Au prix des verres en boîte de nuit, c'est crédible. Depuis quelques semaines, il achetait des cachets de MDMA sur le darknet, payait en bitcoin et revendait au détail lors de ses nombreuses soirées festives. La drogue qu'il vendait ce soir-là, il l'avait acquise la veille. En garde à vue, il précise aux policiers : « Elle était très bonne, cristalline et savoureuse. »

Les enquêteurs pensent que son petit trafic lui aurait rapporté 6000 euros en quelques mois. Lui avance plutôt le chiffre de 2000 euros. D'ailleurs, s'il dealait, c'était pour rembourser une dette à un ami, 3000 euros qu'il avait empruntés pour faire des placements financiers : « Parce que c'est ça son truc », précise son avocate. C'est tellement son truc qu'il deale pour rembourser.

« Vous savez pourquoi c'est interdit ?, demande la présidente

Parce que c'est néfaste pour la santé, j'imagine ?

C'est exactement ça », répond la magistrate, satisfaite de la réponse de ce bon élève.

Aux bons élèves, les bonnes leçons. Le procureur, après avoir rappelé, une fois de plus, l’extrême simplicité des faits, demande « un avertissement dont vous ferez ce que vous voudrez » pour cet étudiant « qui n'a pas le profil habituel des personnes qui comparaissent ici ». Il profite de l'occasion pour mettre en garde le tribunal contre la vacuité des soirées en discothèque : « C'est un cadre qui peut paraître festif, mais qui ne l'est absolument pas quand on connaît les effets de la MDMA. » C'est donc sous sa casquette d'expert en cadres festifs qu'il propose un sursis de 6 mois et une amende de 2000 euros.

« Oups, j'ai oublié de vous donner la parole »

La présidente, satisfaite, se tourne vers le prévenu : « Vous avez quelque chose à ajouter ? » Juste à temps pour voir les bras de l'avocate qui s'agitent dans l'air. « Oups, j'ai oublié de vous donner la parole, nous vous écoutons. »

L'avocate saisit l'occasion pour appuyer les propos du procureur : « Je suis d'accord : ça n'a de festif que le nom. » Prise par l'émotion, elle en perd ses mots : « Euh… tout ça pour vous dire quoi ? Ah oui, cette interpellation a été un coup d'arrêt. Il a tout arrêté. Il a consulté un addictologue, il traite ses problèmes de confiance en lui. » Elle ne précise pas s'il traite ses problèmes de placements financiers et demande que le délit ne soit pas inscrit au casier judiciaire de son client, pour ne pas nuire à son avenir.

Les réquisitions du procureur sont suivies à la lettre : six mois de sursis et une amende de 2000 euros, qu'il devra rembourser en trouvant une autre solution que la vente de produits stupéfiants. La condamnation sera inscrite dans son casier judiciaire, il pourra faire une demande dans six mois pour l'effacer si les circonstances l'exigent.

La journée se termine quand Mamadou se lève dans son box. Ce grand jeune homme aux cheveux frisés est né en Guinée en 1992. On lui reproche d'avoir brisé la vitre d'une voiture et d'y avoir volé un carnet de chèques, dans le 18ème arrondissement.

« Il va falloir habiter ailleurs »

Problème : Mamadou, déjà condamné, dépendant au crack, n'a pas le droit de se trouver dans les 18ème, 19ème et 20ème arrondissements de Paris. En garde à vue, il reconnaît les faits, indique qu'il vole pour financer sa toxicomanie.

La présidente : « Vous confirmez ? »

Mamadou : « Oui, oui. »

La présidente : « Vous ne vous êtes jamais fait suivre par un médecin ? »

Mamadou : « Non, non. »

La présidente : « Vous n'avez pas le droit d'aller dans le 18ème. »

Mamadou : « Oui, c'est vrai, mais le problème, c'est que j'habite là. »

La présidente : « Il va falloir habiter ailleurs. »

Dépendant au crack depuis cinq ans, il se nourrit, se lave et s'habille auprès des associations du quartier. Opposant politique dans son pays, il se dit victime de persécution et ne peut pas retourner en Guinée. Il a fait une première demande d'asile qui a été refusée, demande qu'il a renouvelée.

La présidente : « Vous êtes toujours en situation irrégulière ? »

Mamadou : « Oui », admet-il un baissant le regard.

La présidente : « Comment vous comptez vous en sortir ? »

Mamadou : « Je sais que ça ne va pas être facile. Je pense que le mieux, c'est de m'aider à me soigner. »

Le procureur souligne l’extrême simplicité des faits. Douze mentions au casier judiciaire, la plupart liées à sa situation administrative : Mamadou est en situation irrégulière en France depuis onze ans. Il admet que le ministère public est démuni et demande dix mois d'enfermement avec mandat de dépôt.

L'avocate prend le relais et se montre tout aussi démunie : « La meilleure solution, est-ce qu'elle existe ? Je ne suis pas certaine que l'incarcération soit très adaptée. La preuve, c'est qu'il a déjà été condamné et qu'il est ici à nouveau. Une injonction de soins me paraît plus adaptée. Comment la mettre en place ? Je vous laisse décider. »

Les juges reviennent après avoir délibéré. La présidente fait se lever Mamadou et lui annonce la décision du tribunal : « Monsieur, le tribunal vous déclare coupable et vous condamne à une peine de 4 mois de sursis. » Mamadou est prêt à remercier, quand la présidente se reprend : « Enfin non, pardon, avec maintien en détention. » Le regard de Mamadou plonge de nouveau vers ses pieds.

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