« Bonjour monsieur, bonjour à tous. Est-ce que des membres de la famille de monsieur sont dans la salle ? Oui ? Sa femme et une de ses filles ? Vous entendez bien ? Bon. »
Le président Abassi, à Mâcon, attaque ses audiences tel un monsieur Loyal, maître de la piste et chef d'orchestre : « Dans la salle, pour qui est-ce la première fois ? » Deux mains se lèvent. « Deux ? Vous êtes dans un lieu particulier. Le tribunal est un lieu de l'ordre du sacré républicain. Le sacré n'est pas réservé au religieux. » Il présente : « C'est madame le procureur qui a décidé que monsieur serait jugé tout de suite (le monsieur debout dans le box opine du chef, il montre qu'il écoute). Nous rendons grâce à madame le greffier (la grâce non plus n'est pas réservée au religieux). Alors, la comparution immédiate est une justice rapide, parfois trop. Souhaitons-nous à tous une bonne audience. Monsieur vous êtes bien Charles C. ? Vous êtes né en 1961, vous êtes Français. Voulez-vous être jugé maintenant ou demandez-vous un délai pour préparer votre défense ? »
Assises au fond de la salle, deux femmes, l'une a 35 ans, l'autre on ne sait, elle est la compagne de Monsieur C. Elle porte toutes les marques de la pauvreté, de la vie dure. Les cheveux comme clairsemés alors qu'ils ne le sont pas réellement, le visage nu de tout maquillage, de tout artifice, la peau sèche, le visage sillonné de creux, de petites rides. Le compte des dents n'y est pas. Des chaussons, une sorte de caleçon, un anorak beige et le ventre proéminent. Elle a porté au moins quatre enfants. En dépit du tout, elle garde quelque chose de sa jeunesse. La jeune femme à ses côtés est issue de son premier mariage, le père est mort. C'est Monsieur C. qui l'a élevé, « c'est mon père », dit-elle. Les autres enfants sont grands aussi, quoique moins, et la dernière « est encore placée en famille d'accueil », dira Monsieur C. pendant l'audience. Ils le furent tous. Ils sont de la communauté des gens du voyage, ou plutôt de ce qu'il en reste. Cette famille est sédentaire depuis 1993.
« Les policiers vous connaissent comme le loup blanc »
Monsieur C. y est passé souvent, pour vols, outrages, rébellions, conduites sous l'empire de l'alcool, délits de fuite. Aujourd'hui il a 55 ans, et un énorme coquard à l’œil droit. Le président reprend : « Quand on m'a donné ce dossier, on m'a dit "Monsieur C. est connu." Est connu… Mais moi je ne vous connais pas. Les policiers, eux, vous connaissent comme le loup blanc. Tous les procès verbaux commencent de la même façon : "Monsieur C., très défavorablement connu de nos services." Nous avons donc face à nous un homme avec un coquard noir. Un coquard noir sur un loup blanc. Mais enfin, pour conduire on attend de tout le monde un permis de conduire valide, un véhicule assuré, un contrôle technique à jour. Vous n'avez ni l'un, ni les autres. »
Des faits simples, des choses compliquées dans les têtes
Monsieur C. n'a plus de permis depuis douze ans. La police l'a arrêté hier alors qu'il était au volant, sans permis, sans assurance, sans contrôle technique et avec 1,14 mg d'alcool par litre d'air expiré. Il doit répondre de ces infractions, et aussi de celles commises le 23 septembre 2015 (conduite sans permis) et le 18 mars 2016 (idem). Il se dit ferrailleur, il a des revenus très faibles (900 euros/mois), il avait besoin, sans doute, de son trafic. Tout est si compliqué.
Tout est si compliqué dans les têtes aussi, car Monsieur C. veut être jugé tout de suite (quitte à aller en prison… autant y aller maintenant), et sa femme étouffe un cri. « Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi vous êtes dans cet état ? » demande le président, sans réellement attendre de réponse.
Il se passe que cette femme a cru que le tribunal proposait à monsieur C. de rentrer passer Noël chez lui, elle a cru que « c'est une faveur qu'on lui propose et que je croyais pas qu'on lui proposerait », et elle a cru qu'il refusait, et préférait passer la veillée de Noël au centre pénitentiaire plutôt que vers elle. Ça lui a fendu le cœur en deux, elle en étouffe un cri.
C'est compliqué aussi dans la tête de la jeune femme, cette fille d'adoption, qui nous dira être très choquée par le recours à la camisole. Camisole ? Elle parle des menottes. On lui dit que c'est ainsi pour tout le monde, elle était prête à croire que c'était là un traitement de « faveur ». Décidément c'est compliqué, tout fait violence au-delà de la violence inhérente à la situation.
« A quoi ça sert, une décision de justice ? »
Peut-être parce que les situations violentes ils ne connaissent que ça. Entre les enfants placés, les soucis quotidiens constants, les infractions et leurs sanctions. Le président justement y revient : « À quoi ça sert, monsieur, une décision de justice ? »
La réponse fuse, instantanée : « Pour punir. – Non, pour protéger d'abord, et ensuite éventuellement punir. »
Mais Monsieur C. n'avait pas vraiment tort, car le parquet lui annonce qu'il est arrivé à cette « éventualité » : « À 55 ans, l'heure n'est plus à la pédagogie, l'heure est à la sanction. » Elle requiert un an de prison avec incarcération immédiate.
« En comparution immédiate, incarcérer dans l'urgence, si ce n'est pas l'objectif, c'est à tout le moins le résultat, et ça me gêne, enchaîne Me Braillon. Le débat doit se faire autour de la sanction : quelle est la meilleure sanction ? Je n'accepte pas qu'on dise que "tout a été tenté", sauf à dire l'inutilité de votre juridiction, et que finalement la prochaine peine ne servira à rien, sinon à "protéger" ? En confisquant le véhicule, vous protégez les autres. Et lui ? On ne lui a jamais imposé une hospitalisation avec une cure, et c'est pourtant nécessaire. Il faudrait qu'il passe le permis dites-vous ? C'est un défi majeur pour quelqu'un qui ne sait ni lire, ni écrire. Les personnes comme lui sont l'expression de l'échec du fonctionnement de notre société, elles sont prises dans une boucle fermée. Le juge d'application des peines a un rôle, celui d'adapter la sanction et de s'assurer de son exécution. L'incarcération immédiate, c'est la facilité. »
« Monsieur, le tribunal a réfléchi… »
Aux pieds des deux femmes assises au fond de la salle, un cabas d'une enseigne de hard-discount, avec quelques effets en prévision du pire, car si le pire n'est jamais certain, les statistiques lui sont très favorables en comparution immédiate.
« Monsieur, le tribunal a réfléchi, a repris tous les éléments du dossier. Il vous déclare coupable. Il considère que nous sommes arrivés à une impasse, et que vous devez avoir une peine exemplaire. Aussi il vous condamne en répression à un an de prison ferme, il décerne mandat de dépôt. Vous paierez deux amendes de 100 euros chacune. Le tribunal ordonne la confiscation du véhicule, de sa clé, et de son certificat d'immatriculation. Monsieur, vous allez être incarcéré. Vous avez des problèmes de santé ?
– Non.
– Vous avez besoin de pommade pour votre œil ? »