L'après-midi touche à sa fin lorsque la présidente appelle Christophe et Marie à la barre. La salle s'est vidée. Blanc, la cinquantaine dégarnie, assez grand dans un costume gris, Christophe se tient bien droit. A côté, Marie, la vingtaine, porte une chemise blanche rentrée dans un pantalon gris. Ses cheveux blonds coupés courts sont attachés strictement. Tous les deux, un look militaire. Pas celui du troufion de base. Plutôt celui de l’État-major. Dans ces sphères où l'on a accès à des documents confidentiels. Dits documents dont la diffusion non autorisée est passible de sept ans d'emprisonnement et 100 000 euros d'amende…
D'ailleurs, Christophe était colonel, et même professeur à l'École de guerre. Une pointure, très bien noté par sa hiérarchie, pilote émérite. Il a multiplié les théâtres d'opération et les postes de commandement. Jusqu'en 2011. Marie était alors stagiaire à la représentation militaire française à Bruxelles. Sous les ordres de Christophe. Réserviste dans l'armée de Terre, elle cultivait une vraie passion pour la Défense nationale.
A l'époque, Marie avait un petit ami, dans l'armée lui aussi, à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Leur séparation n'a pas été facile. Surtout lorsqu'il fouille les mails et les affaires de Marie et y découvre des papiers secret défense. Il avertit sa hiérarchie, et l'affaire démarre. On soupçonne Marie d'espionnage, mais aussi Christophe, qui lui a transmis les documents.
Des documents classifiés pour aider les études de la stagiaire
Au final, aucune barbouzerie, juste une relation sentimentale, ou en tout cas physique, entre le colonel et la stagiaire. Du fait de cette relation, Christophe lui a transmis des documents classifiés sur la crise géorgienne, sur l'intervention en Libye, sur la piraterie au Yémen… Dans le cadre de son stage, mais aussi après, pour l'aider dans ses études à l'Institut d'études politiques de Grenoble.
Tous les deux reconnaissent les faits. Si Marie semble honteuse, Christophe reste droit dans ses bottes. La présidente le questionne sur les conséquences de cette affaire. « On m'a refusé une promotion », explique-t-il. Alors il a quitté l'armée. Heureusement, il a trouvé un autre emploi : directeur d'un lycée privée. Une manière selon lui de « continuer à servir l’État français » (sic), à près de 7 000 euros/mois. Tous ces changements, « ça déstabilise ma famille », précise Christophe, marié, père d'un enfant.
Marie est partie loin, au Kazakhstan, en volontariat international en entreprises. Elle refait sa vie, espère entrer chez Airbus. « Comme je vous l'ai dit, je regrette », glisse-t-elle d'une petite voix, la tête baissée.
Le tribunal s'interroge, Marie pouvait-elle avoir accès à ces documents dans le cadre de son stage ? Oui, mais elle assure n'avoir jamais reçu de formation sur la sécurité des informations classifiées. Christophe en avait la responsabilité. Il reconnaît « une erreur d'appréciation ».
« Une erreur de parcours »
La procureur a les sourcils froncés, l'air sévère. Elle commence son réquisitoire sur la vie privée de Marie, qui « a eu à un moment beaucoup de relations avec des hommes, ce qui a donné une certaine coloration au dossier ». Mais elle ne lui reproche qu'une « compromission par négligence ». Christophe par contre savait ce qu'il faisait, et il était officier.
Christophe anonymisait lui-même les documents avant de les donner à Marie. Une « déclassification sauvage » pour la procureur, qui ne change rien à leur caractère confidentiel. « Je vais détruire un argument de la défense, prévient-elle tout sourire, seule l'autorité de déclassification peut décider si la classification demeure ». Les avocats rigolent de la pique. Pour Christophe, la procureur demande dix mois de sursis. Pour Marie, à qui elle reconnaît « une erreur de parcours », six mois de sursis.
« Aucune divulgation »
L'avocate de Marie prend l'excuse de la jeunesse, insiste sur son âge, 23 ans au moment des faits. Puis accuse son ex, celui de la DGSE, animé d'un « esprit de vengeance », qui a fouillé ses mails. « Et là ça devient croustillant ! » lance l'avocate, avant de s'indigner que l'on étale au grand jour les relations de sa cliente.
« Il ne s'est rien passé. Il n'y a eu aucune divulgation. » Sa cliente avait bien conservé les documents, mais « comme de vieux papiers poussiéreux dans une mallette au fond d'un placard ». « D'accord, il faut rappeler que c'est pas bien, mais ça a été largement fait par la garde à vue », argumente-t-elle. Sa cliente a été suffisamment punie. Ne vit-elle pas « un cauchemar depuis deux ans » ? Une sanction pénale interdirait de carrière sa cliente, insiste l'avocate en demandant la non-inscription de la condamnation sur le casier de Marie.
Une infraction difficile à caractériser
Théâtral, l'avocat de Christophe commence fort sa plaidoirie. Demande sur le champ la non-inscription au casier, « compte-tenu de sa reconversion spontanée dans l’Éducation nationale ». Mais le fond de l'affaire n'est pas là. Les documents incriminés ? « Vous ne pouvez pas les lire », lance-t-il au tribunal. Les juges doivent se contenter des procès verbaux de la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Sans connaissance du contenu des documents, juste de leur thématique, comment juger de leur sensibilité ? « Il n'y a pas de jurisprudence en la matière, vous allez la créer », menace-t-il.
Il rappelle que Christophe effaçait lui-même les noms des documents. « Les documents, une fois anonymisés, sont-ils toujours classifiés ? » La présidente l'arrête. Il y a bien une note de la Direction de la protection et de la sécurité de la défense dans le dossier : « La classification demeure pérenne, mais il n'y a pas de préjudice à la défense nationale. » L'avocat patine, mais insiste : le ministère public n'a pas accès aux documents, donc ne peut pas caractériser l'infraction pénale. Il rappelle que Christophe « n'est plus militaire, il n'y a donc pas de risques de réitération. » Il demande la relaxe : « La sanction, il l'a déjà payé, sa carrière est finie. »
Jugement deux mois plus tard
Ni Christophe ni Marie ne sont venus pour la décision. Le tribunal rejette les arguments de l'avocat de Christophe, estimant que les juges n'ont pas à prendre connaissance des documents classifiés. Il les condamne donc. Mais la défense nationale n'a pas été mise en danger, explique le président. Après tout, « le seul objet de la transmission de ces documents était de soutenir une relation sentimentale. » Christophe prend trois mois de sursis, Marie un mois de sursis. Leur condamnation n'apparaîtra pas sur leur casier, « pour ne pas entraver leur avenir professionnel ».