Dissimulés dans les pare-chocs d’une Skoda grise : lance-roquettes, grenades, explosifs, munitions, fils de détonateurs et trois AK-47 se glissent parmi les pièces automobiles. À 4 h du matin ce 23 juin 2013, un simple contrôle routier sur l’A4 a permis aux gendarmes la découverte d’une véritable sainte-barbe. L’armurerie mobile est aussitôt démantelée, ses deux occupants placés en garde à vue. Auditionnés, Wahib et R. tombent des nues et s’accrochent à la jurisprudence à-l’insu-de-mon-plein-gré. Les investigations rattraperont aussi Damiana, la sœur de R., et son compagnon Youssef, soupçonnés d’avoir orchestré l’affaire.
Trois années se sont écoulées, dont quelques mois de détention provisoire. Wahib, R. et Damiana comparaissent libres. Youssef, lui, a refusé son extraction de cellule. À la barre, Wahib continue de nier sa qualité de trafiquant d’armes. Le jeune chômeur de longue durée, chemise blanche et pull gris, lunettes noires vissées sur un visage replet, raconte comment, le 18 juin, un ami d’ami lui a proposé le deal de sa vie : des vacances rémunérées. Sa mission ? Emmener un parfait inconnu, dépourvu de permis, à Stuttgart pour un enterrement, un mariage ou juste pour changer d’air, selon les versions. Réticent, il finira par céder face aux 500 euros promis.
Devant les magistrats, R., longue crinière brune qui tranche sur sa peau mate, reconnaît le minimum syndical. Tout juste le brancardier concède-t-il avoir senti le coup fourré, lorsqu’un caïd du quartier, dont il tait l’identité, lui aurait proposé de faire un aller-retour entre la France et la Bosnie pour 7 500 euros. « Je ne savais pas ce qu’il y avait dans la voiture, mais, vu la somme, je me rendais bien compte que c’était pour quelque chose d’illicite », lâche ce néo-papa passionné de musculation depuis sa sortie de détention provisoire.
À leur côté, discrète, Damiana. Jeune brunette décolorée, épaisse comme le dernier livre de Christiane Taubira, l’aide-soignante est une habituée des prétoires. Sur elle plane l’ombre de Youssef, qui purge une peine de vingt ans pour assassinat. Complice dans cette affaire, elle a écopé de huit ans. Les deux ont fait appel et seront rejugés en mars. Dans l’affaire qui occupe le tribunal, elle clame son innocence. Les 300 « conf-call » passés entre elle, Youssef et son frère pendant le périple ? « On était inquiets pour lui, souffle-t-elle de sa voix grêle. Partir comme ça du jour au lendemain ne lui ressemblait pas. » Youssef qui s’accuse par texto d’être à l’origine de trafic ? « Il a du se dire : perdu pour perdu, on peut tout mettre sur mon dos. » Ses larges retraits d’espèces avant les faits ? « Je suis allée chez le coiffeur et me suis acheté des vêtements. »
Grands-mères, go-fast et voiture fantôme
Plongés dans leurs encombrants dossiers, les juges retracent l’odyssée soufrée, qui commence le 19 juin. R. et Wahib se retrouvent dans un garage de Pantin, pour acquérir la fameuse Skoda. « Acheter un véhicule la veille du départ, qui plus est en cash, ça vous paraît logique ? » s’exaspère l’assesseur, sans attendre de réponse. Bonne poire, Wahib ira jusqu’à mettre la voiture à son nom. Damiana assurera le véhicule : Wahib est trop jeune conducteur. « C’était bizarre de ne pas avoir le permis et d’être propriétaire d’une voiture », tente R. face à l’incompréhension des juges. « Vous savez que le tribunal voit souvent des grands-mères propriétaires de grosse cylindrée qui servent de go-fast », plaisante un président badin, avant de continuer le déroulé des faits.
Les clés à peine en mains, les paysages défilent déjà sur l’autoroute. Wahib ne s’étonne pas lorsqu’ils dépassent Stuttgart. R. lui explique que sa famille a déménagé à l’improviste à Zagreb, capitale croate.
« Quand comprenez-vous que vous n’allez plus à Stuttgart ? l’interrogent les magistrats.
– En dépassant la ville », répond le prévenu. Une logique implacable qui déclenche l’hilarité du prétoire.
Arrivé à Zagreb, R. reçoit un nouvel appel. Sa famille a encore déménagé. Cette fois-ci à Banja Luka, en Bosnie, raconte-t-il à son chauffeur crédule.
« De quelle manière vous êtes-vous rendu de Zagreb à Banja Luka ?
– C’est pas loin, explique R.. La ville est à 40 minutes de Zagreb. On a juste eu à suivre une voiture.
– Quoi ? hallucine un assesseur. C’est la première fois que j’entends parler de cette voiture. Qui se trouvait dedans ?
– Un monsieur, répond un R. coopératif.
– Un monsieur… » répète l’assesseur, excédé.
Le tribunal change de cible et cuisine Wahib sur cette fameuse voiture ouvreuse. « Franchement, j’ai pas fait attention », lâche-t-il. « Mais bon sang, vous conduisiez ! » balance le président qui vire au rouge. Face à l’impasse, il n’insiste pas, et poursuit sa narration.
« Tu crois t’es Ferrara ou quoi ? »
Arrivés à Banja Luka, ils sont approchés par deux femmes qui leur proposent de « vidanger la Skoda ». « Je les ai reconnues grâce à la casquette rose qu’elles portaient toutes les deux », explique R., qui assure n’avoir aucun lien de parenté avec elle, comme le pensait Wahib. « Je lui ai fait croire que c’était ma famille, mais en fait pas du tout », poursuit-il. Pour récupérer la voiture, les instructions sont simples et lapidaires : garée dans un parc, clés sur le contact, demain, même heure. Pour ne pas repartir sans avoir vu de pays, les deux comparses s’accordent un peu de bon temps. Au menu : hôtel « assez chic », soirées en boîte et crânerie sur les réseaux sociaux.
« Vous n’allez jamais croire où je suis », tease Wahib en 140 signes sur Twitter.
– T’es où ? répondent en cœur ses amis.
– En Bosnie !
– T’es parti chercher des armes ? répond un twittos bien inspiré.
– Nan, nan, je suis avec un pote.
– Tu crois t’es Ferrara ou quoi ? » balance un autre.
« Ça donne une certaine coloration au dossier, ironise le président. Car les types d’armes retrouvées sont équivalents à ceux qui ont aidé Ferrara à s’évader. Ce qui laisse à penser que vous saviez. – Non ils me chambraient », se rebiffe Wahib, un brin gêné. Le retour en France est connu : contrôle par les gendarmes à un péage dans la ville de Montreuil-aux-Lions, entre Reims et Paris, un chien qui renifle de travers et le début des embrouilles pour nos deux vacanciers.
« Comme le dit le langage fleuri des banlieues : c’est mort »
« Les faits sont simples », estime la procureure, qui rappelle que l’affaire a démarré sur un flagrant délit. Le cas de R. est simple aussi puisqu’il admet sa responsabilité. Quant à Wahib, la question de son rôle est plus épineuse : il reconnaît avoir pris part au voyage, mais pas au trafic. L’élément matériel manque, mais la procureure est persuadée de pouvoir convaincre le tribunal. « Projeter un voyage sans moyen de transport, dans un pays où l’achat d’armes est de notoriété publique ? Il savait dès le début qu’il allait faire quelque chose d’illicite », argumente-t-elle. Même logique pour Damiana : retraits d’argent, coups de téléphone ininterrompus sont autant d’éléments qui montrent qu’elle a « fait le lien entre R. et Youssef ». Cerise sur le gâteau : elle est accusée dans une tentative d’assassinat, ce qui remet sa parole en doute. Quant à Youssef, il s’est accusé des faits, comme un grand. Elle réclame quatre ans pour Wahib, six ans pour R. et sa demi-sœur et huit ans pour Youssef. Pour les trois premiers : mandat de dépôt.
« Soit c’est le criminel le plus stupide que la terre ait porté, soit il est de bonne foi », plaide l’avocat de Wahib, son bras gauche dirigé vers son client « naïf ». Pour preuve, les tweets : « S’il avait su que la Bosnie était un chef-lieu du trafic d’armes, jamais il n’aurait twitté y être ! » Il a été « naïf, mais de bonne foi », poursuit le défenseur, barbe noire et cheveux courts. « C’est un gentil garçon, peut-être un peu immature. Mais ce n’est pas un trafiquant intentionnel. » Il demande la relaxe pour ce primodélinquant : un simple avertissement devrait faire l’affaire, selon lui.
Au tour de l’avocate de Damiana, qui s’offusque d’emblée des allusions sur le procès d’assises à venir de sa cliente, attisant la suspicion. « Rien ne va plus pour la défense, peste-t-elle. Comme le dit le langage fleuri des banlieues : c’est mort. » Une allusion utilisée par le parquet qui lui fait dire que « rien ne va plus non plus pour l’accusation ». L’avocate, lyrique, rabroue la vision manichéenne de la société : « Ex-Yougoslavie, Balkans : ce sont des terres musulmanes, un terreau de terrorisme. Et la consonance du prénom de Damiana ? Que nous le voulions ou pas, elle est dans le camp du mal. » Femme active, travailleuse, bagarreuse : sa cliente est à mille lieues de ces clichés. Elle est aussi passionnée, amoureuse, « donatrice d'amour jusqu'au sacrifice », martèle l'avocate, qui plaint cette femme de prisonnier. Elle aussi demande la relaxe.
« Le tribunal vous relaxe, mais ne recommencez pas ! »
À l'instar de ses confrères, le défenseur de R. peste contre à la sévérité des peines requises, surtout à l'encontre de son client, tout juste majeur à l'époque des faits. Jeunesse vectrice d'immaturité qui l'a amené à nier dans un premier temps : « Il était comme un lapin pris dans les faisceaux d'un phare de voiture : il a fait n'importe quoi ! » Il le taxe de pied nickelé. Lui qui recrute un chauffeur la veille du départ, mauvais menteur, simplement chanceux d'être tombé sur un naïf. Il est une mule qui a « simplement la responsabilité du transport ». S'il sait que son client ne peut éviter une condamnation, il réclame une peine proportionnée.
« Comme la parole de la défense est suspecte, je vais donc donner la parole à un lieutenant en charge de l'enquête, débute Me Francis Szpiner, l'avocat de Youssef. "L'ensemble des éléments nous laissent supposer que [Youssef] avait connaissance du voyage, voire qu'il en était peut-être à l'origine." » Il hausse le ton : « Quand un flic dit "voir" et "peut-être", ça s'appelle, en droit français, un doute. Cette expression du doute doit conduire à la relaxe. » Le ténor balaye ensuite la thèse des nombreux appels, simple quotidien d'un couple privé de vivre ensemble. Et d'ironiser : « Huit ans pour coups de fil suspects ? Huit ans pour ça ? » « Monsieur le président, je sais que ce n'est pas agréable de relaxer quelqu'un qui ne s'est pas présenté », mais trop de doutes entourent cette affaire. Il termine sa plaidoirie en se remémorant l'une des « plus belles leçons reçues d'un magistrat », qui avait demandé au prévenu de s'avancer pour lui dire dans le creux de l'oreille : « La cour vous relaxe, mais ne recommencez pas ! »
Après les plaidoiries, Wahib et Damiana garderont le silence. R., lui, prend la parole : « Je veux m'excuser auprès de ma sœur (sic) et Wahib. Je les ai embarqués avec moi dans cette histoire. Ce que j'ai fait est très grave et j'ai coupé toute relation avec mes anciens amis. » Pendant l'audience, il avait déjà reconnu que « ces armes auraient pu servir à faire des actes très graves », faisant allusion aux attentats de janvier et novembre.
Le 26 février, le tribunal rend sa décision. Youssef écope de huit ans ferme. Une peine sévère qui laisse penser que le tribunal l'estime commanditaire du trafic. Pour Damiana : six ans ferme avec mandat de dépôt. Elle prépara donc sa défense pour les assises en prison. R., son demi-frère, dormira lui aussi derrière les barreaux. Il écope de cinq ans ferme avec mandat de dépôt. Quant à Wahib, il passe entre les balles. Condamné à 26 mois ferme, le tribunal n'a pas délivré de mandat de dépôt à son encontre.