« Taisez-vous ! Vous ne me coupez pas la parole ! »

« Taisez-vous ! Vous ne me coupez pas la parole ! »

Le prévenu entend son nom et se lève, un interprète sautille et se place : le tribunal juge maintenant un touriste. Marc était avec un ami à la manifestation du 1er mai. « Lorsque je suis arrivé, la situation était paisible. Ça a changé subitement. » Les fumigènes qui fusent, les projectiles qui virevoltent, les gaz lacrymogènes en nuage infestent la place de la Nation. « Je ne savais pas comment partir. » Pris dans la nasse, Marc est interpellé pour avoir jeté une bouteille.

Il faut en convenir, « on a assez peu de touristes interpellés dans ces circonstances, entonne la présidente. Pourquoi prenez vous part aux manifestations ? – Je ne sais même pas de quoi il s’agit », assure Marc. Depuis deux mois qu’il est en France, il n’est pas au courant des évènements. « Quand on a un téléphone, on écoute les nouvelles dessus, non ? – Non, pas avec mon Nokia. Je voulais rentrer chez ma copine, et en passant par là, il y avait la manifestation. » Fin de cortège qui se rassemble, ambiance festive, Marc, gonflé par l’ambiance et étourdi par la foule, en profite pour picoler un peu – « 1,44 gramme par litre de sang, deux heures après son interpellation », dit le PV. Puis, tout enivré de bière et d’indignation contre le projet de réforme du code du travail, il aurait envoyé une bouteille sur les forces de l’ordre.

Marc, c’est le dossier original du jour. Le touriste anglais qui vient goûter du « French Spirit », se griser dans la cohue et caillasser des CRS. Il dénote, le « British from Bristol ». Habillé de noir capuche comprise, trentenaire blafard un peu gras, il arbore une tignasse blonde, éparse, pur style punk à chiens. Mais quand il s’exprime, un petit filet d’accent british, un peu pincé, un peu cul-de-poule, vient raffiner le prétoire. « Il dit qu’il devait appeler sa copine ou attendre son appel, traduit l’interprète. – Alors pourquoi ne la prévenez-vous pas ? Pourquoi ne lui téléphonez-vous pas ? » répète la présidente. Ça cafouille côté box, Marc ne répond pas, ou c’est l’interprète qui est trop lent. « Why did not you phone her ! » La présidente rouspète, son accent est travaillé, elle maîtrise la langue à merveille. Elle l’interrogerait bien en anglais, on gagnerait en temps et en clarté – il reste neuf dossiers – et les baragouinages d’interprètes troublent la cadence. Marc enfin répond : « I couldn’t phone. – Why ? Pourquoi ? – No Network. » Pas de réseau. La copine n’a pas pu guider les deux touristes et les faire contourner la place.

« Vous avez complètement tronqué le PV »

Marc était ivre et ne se souvient plus de la chronologie des faits. C’est pourtant crucial : s’ils arrivent tard, ils sont resté sciemment avec les casseurs qui seuls peuplaient la place. Mais jusqu’à 19 h 50, le cortège de manifestants occupait encore largement l’endroit, et Marc pouvait prétendre être resté pour son loisir, sa curiosité – et ensuite avoir été débordé par les évènements. La présidente cherche à savoir, interroge longuement – et avec tact – le prévenu désolé de ne pouvoir être plus précis. La procureure est sûre de sa culpabilité, relatant les évènements à partir du PV de surveillance. Marc est vu, identifié, interpellé, dans une zone et à une heure où seuls les casseurs étaient présents. Elle demande quatre mois de prison avec sursis. La défense bombarde : « C’est navrant un tel manque d’honnêteté intellectuelle de la part de madame le procureur, vous avez complètement tronqué le PV pour servir le scénario qui vous arrange. » Elle s’insurge, la présidente rectifie : « Mais maître, chacun dit ce qu’il veut – Certes », et la voilà parti dans une minutieuse reprise des faits. Une heure est sûre, 19 h 40, l’interpellation de Marc. « Il ne restait pas que des Black Blocs à cette heure-ci, c’est très facile de vérifier. » Elle relit le PV de surveillance, relève des manques : « Ils l’ont perdu de vue, il n’y a aucun élément qui permette de l’identifier à part qu’il était habillé de noir avec un sweat capuche. Son procès, c’est celui des habitudes vestimentaires. » Ancien coursier à Bristol, il vivote ici depuis deux mois, attendant que sa copine finisse ses études. Puis ils iront s’installer dans le Sud de la France. « Alors le contexte politique actuel ça lui passe complètement au dessus de la tête », assure son avocate. « It’s true », c’est vrai disent en chœur Marc et son interprète.

Ahmed est de retour. Il a refusé les prélèvements, son procès sera renvoyé, avait décidé la présidente. La procureure fait un réquisitoire d’une phrase pour demander son placement en détention. La défense s’époumone : « Que pensez-vous qu’il va faire ? Jamais condamné, jamais passé un jour de sa vie en détention, il y a sa famille, son frère jumeau dans la salle. » Trois personnes serrées sur les bancs lancent un regard implorant au tribunal. « Bon, pourquoi avoir refusé le prélèvement à 13 h ? – Mais je n’ai pas refusé », s’insurge Ahmed en arabe et en français. Son avocat insiste, mais c’est fini : « Bon, maître, vous avez plaidé, prochaine affaire ! »

« Exhibition sexuelle, vol, violence, y’en a pour tous les goûts »

Celui-ci est abîmé. Une infinie lassitude se lit dans les yeux de Karim, qui rôdait à la garde de Lyon. « Vous observiez les TGV et vous avez volé une valise, la rouge, la plus voyante », résume la présidente. Elle feuillette son dossier : « Vous êtes inscrit au fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles (Fijais). Exhibition sexuelle, vol, violence, y’en a pour tous les goûts. En gros vous n’arrêtez pas. Un commentaire ? – Il est très chargé, mon casier. » Karim s’excuse auprès de la victime, qui a manqué son train, il reconnaît tous les faits. L’audience fuse, c’est au prévenu de se raconter un peu. « Je travaille au noir, je suis brocanteur – C’est-à-dire ? Que vendez-vous ? – Je vends des trucs, ce que je trouve dans les poubelles. Je les vends porte de Saint-Ouen, porte de la Chapelle. » Karim est un biffin – « étoffe » en vieux français – héritier de la tradition des chiffonniers. Son stand est un trottoir immonde sous le périphérique, sa camelote est misérable. Il vend aux juste un peu moins pauvres que lui, ce qu’il ramasse dans la rue.

Karim fume du cannabis depuis l’âge de 13 ans, et puis maintenant il prend aussi des médicaments. La présidente note. « Bon, mais vous vivez où ? – Dans un squat à Sucy-en-Brie. – Mais vous n’avez pas de domiciliation, vous ne faites rien pour vous en sortir. – J’avoue, je me suis laissé aller », concède le prévenu. Il n’a pas tout le temps répondu aux convocations de la justice, a violé ses obligations de mise à l’épreuve. Sa dernière condamnation, quatre mois ferme sans mandat de dépôt, remonte au 13 avril. « Monsieur, que peut-on faire de vous ? » se désole la présidente. « Que faire face à un individu qui se soustrait aux demandes de la justice ? » précise la procureure, qui demande cinq mois ferme avec mandat de dépôt. L’avocate tente, elle a la voix qui chevrote mais, elle en est certaine, « il est accessible au sursis avec mise à l’épreuve, et il a besoin d’encadrement », et elle se rassoit, ainsi que son client qui se terre au fond du box dans sa grosse doudoune noire.

« C’est la faute à pas de chance »

Voici le prévenu libre qui revient, le Congolais robuste, ciselé dans un gilet moulant. Son avocat, sourire mielleux, remercie la présidente : « J’ai pu prendre une entière connaissance du dossier », un tout petit dossier d’une lamentable tentative d’escroquerie à la Fnac d’Italie 2, le centre commercial du 13e arrondissement. Deux livres et un DVD, une manette de X-box dégradée, le préjudice est néant et les faits sont contestés par le prévenu.

L’agent de sécurité l’a épinglé au comptoir quand il a saisi son manège. Voici ce qu’il prétend : Bernard a pris deux livres de fantasy et un DVD des Enfoirés en rayon, puis s’est présenté au comptoir pour se les faire rembourser. Il a sorti un vieux ticket d’une autre Fnac, celle d’Orléans où il habite, dont les noms correspondaient aux articles subtilisés à l’instant. La manette de jeu, il aurait simplement tenté de la voler en triturant l’antivol avec un crochet adapté.

Bernard est navré et poli, mais ce n’est pas ça du tout. « Je suis venu avec un sac dans lequel se trouvait les articles à échanger.

– Mais on vous voit prendre des articles en rayon, l’interrompt la présidente.

– C’était pour échanger !

– Donc les agents de sécurité sont des menteurs, c’est ça ? Et la manette de jeu abîmée ?

– Alors ça, j’en ai parlé à maître, et…

- À qui ?

– À maître. »

Son avocat se lève.

« À moi ! »

Bernard valide : « Oui, à lui, à maître. Alors imaginez, j’ai les tendons et ligaments des bras blessés, je n’ai pas la force pour faire cela d’une main. – Écoutez, si vous êtes malade, il faut rester chez vous monsieur ! »

Mais le prévenu insiste, reprend ses explications. Il adopte le petit ton excédé de celui qui peine à convaincre, qui fait tout pour cela mais sur qui le sort s’acharne, qui donne de lui au monde l’image fausse du coupable idéal. La présidente prend son casier, Bernard parle, la présidente lit ses antécédents, il ne s’arrête pas, se disculpant sans cesse. Alors la présidente frappe le bureau d’un coup sec : « Taisez-vous ! Vous ne me coupez pas la parole ! » Elle reprend : « Neuf condamnations, presque que des escroqueries. Que dites-vous de celle-ci ? – Ce n’était pas moi, on a usurpé mon identité. – Tiens donc. – Oui, une procédure est en cours. – Et cette condamnation ? – C’est difficile à croire, mais on a encore pris mon identité. – En effet ! » La procureure se tient prête. Elle a un petit air narquois : « Parlez-nous de cette condamnation ? Ah ? C’était pas vous ? Quelle coïncidence, ce sont exactement les mêmes faits. » Bernard ne se démonte pas : « C’est la faute à pas de chance », soupire-t-il.

« Monsieur, êtes-vous honnête ? »

La présidente enchaîne sur la manette : « On vous voit gratter sur la vidéo, c’est assez net. » Bernard nie. « Alors finalement, même la caméra ment ? » Bernard acquiesce. Elle remonte les condamnations : escroqueries au préjudice d’une banque, et une histoire de voiture, et là ? Son cousin, une embrouille de famille. Puis un vol. « Et polyvalent avec ça ! » Il trouve à chaque fois une explication, tchipe sobrement à chaque fait énuméré, déplore gravement le sort qui s’acharne. « En fait ce sont les gens qui sont malhonnête, c’est ça ? Vous, vous êtes blanc comme neige, à l’image de votre t-shirt ? Monsieur, êtes-vous honnête ?

– Je suis pas un saint.

– Oui, je vois ça. Tenez, un autre vol, trois mois ferme, deux ans de SME.

– C’est qu’en fait j’avais oublié de me présenter à la caisse.

– Ah oui, quand on ne se présente pas à la caisse, c’est un vol. Monsieur, il va falloir adapter vos explications, car vous commencez à nous énerver. Et ça c’est quoi ? Faux et usage de faux.

– J’ai juste signé à la place de mon responsable, sous son accord.

– Et vous faites quoi dans le civil quand vous êtes pas à la Fnac ? » Il est agent d’exploitation chez Amazon. Célibataire avec deux enfants, il est arrivé en France très jeune, en 1981. « Plus de question ? La défense ? Madame le procureur ? Bon, vous avez la parole pour vos réquisitions. » La représentante de l’accusation se tient debout à la droite du tribunal, qu’elle regarde fixement en pointant parfois du doigt celui qu’elle accable. « Vous avez, je pense, la reine des preuves : la vidéo. On voit tout : la manette, il l’abîme. Je pense que nous avons affaire à un vrai escroc. » Elle demande six mois et la révocation d’un SME qui courait depuis octobre 2014, car « le prévenu ne répond pas aux convocations ». La défense rebondit là-dessus : « Je viens d’avoir le Spip, il y a un problème d’adresse, mon client dit vrai lorsqu’il soutient ne pas avoir reçu de courrier. » Il débute une plaidoirie toute en relativisation. « Les tickets de caisse ne figurent pas au dossier, on ne peut rien vérifier. La manette est intacte, le préjudice ne dépasse pas 40 euros et tous les faits qui lui on valu des condamnations sont antérieurs à 2010. » Il a l’air d’hésiter, mais finalement, il demande la relaxe.

« Le tribunal se retire pour délibérer »

Bernard jure une dernière fois qu’il est innocent, son avocat reprend la parole. C’était pas à faire : « Bon stop, vous avez fini de plaider, on va essayer d’avancer, on a encore sept dossiers. Sinon on peut aussi tout renvoyer, ce sera plus simple, moi je m’en fiche », cingle la présidente. L’huissier s’est levé et fait un signe de la tête. La présidente comprend, se lève : « Le tribunal se retire pour délibérer. » L’huissier ordonne à la salle : « Levez-vous ! » Les gendarmes réajustent leurs prévenus dans le box. Le chef de salle demande à tout le monde de sortir, léger brouhaha, les portes grincent, la salle se vide. L’avocat de permanence bûche les trois dossiers qu’il lui reste à défendre. Devant la salle, au niveau du portique de sécurité, des jeunes s’enquièrent de l’heure de passage de leur ami. « Pas avant 19 h à mon avis. – Merci monsieur », et ils retournent zoner à l’extérieur. Nous sommes au rez-de-chaussée. Dans l’épais plafond de verre, un impact. Certains savent pourquoi, vieux gendarmes pleins de souvenirs, huissier mémoire. Il s’agirait de la tentative désespérée d’une amoureuse, de tirer du box son amoureux délinquant. Elle a braqué la 23e chambre, a tiré en l’air, avant d’être neutralisée.

Trente, quarante minutes, un gendarme annonce : « Ça va reprendre », et tout le monde se rue sur le portique qu’il contrôle, sorte de Trianon de la 23e. Le public n’a pas le temps de prendre place que déjà le tribunal est annoncé, s’installe et reprend son office. La présidente prend les dossiers dans l’ordre qui lui plaît. D’abord, Ahmed : détention provisoire. Et puis Bernard : « Le tribunal vous déclare coupable des faits qui vous sont reprochés et vous condamne à une peine de dix mois d’emprisonnement, et révoque le sursis mise à l’épreuve. » Les réquisitions sont dépassées, mais Bernard n’ira pas en prison. Sa peine sera aménagée par un juge d’application des peines et sera suivi par un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation. Tout cela est expliqué sur une feuille, un document tout spécialement préparé par la greffière. Aujourd’hui, c’est celle aux lunettes rouges. « Clic, clac », l’imprimante vrombit, clapote un peu. Elle tend sa feuille : « Vous ne recevrez pas de nouvelle convocation », prévient la présidente. Mais tout est expliqué sur le papier de la greffière.

Voici Sami qui reparaît, le conducteur sans permis, défoncé, en récidive. Il a peur, il ferme les yeux. Coupable, évidemment. « Six mois, plus deux mois pour l’usurpation d’identité. » Sami file droit en prison, tout comme Karim, qui y part pour cinq mois sans avoir l’air de le prendre mal. Jonathan se tient à son tour devant le micro : 16 mois, dont dix SME. Le mandat de dépôt est prononcé. Jonathan, en sortant de prison, sera soumis à des obligations précises, de soin, de travail, de formation, de logement, qui le contraindront pendant deux ans. S’il les viole, c’est la prison pour dix mois.

Voilà enfin Marc qui pointe sa trombine attentive de touriste infortuné. « Le tribunal vous relaxe au bénéfice du doute. » Son avocate jubile. « Yes ! » Lui : « Merci ! » L’interprète traduit. La présidente est pressée, elle appelle le dossier suivant. Le prévenu n’est pas dans le box : « Bon et bien allez le chercher là enfin ! Bon on va prendre un autre dossier », et c’est reparti.

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