« C’est toujours de la faute des morts et des absents, ironise la présidente. Jamais celle de ceux qui sont présents à l’audience.
– Ils sont tous morts mais si vous n’aviez pas attendu 13 ans, ils auraient pu être là ! rétorque habilement Annie Noël.
– J’avais oublié dans la liturgie des fautifs : les magistrats et les procureurs. »
On ne pourrait mieux résumer le procès de la Sempap, cette vieille affaire de la Chiraquie déclenchée en 1991 par Le Canard enchaîné. Les morts ? Georges Noël et Jacques Brats, têtes d’affiche de ce dossier. Les absents ? Les politiques. Ceux qui restent ? Onze lampistes. En 1986, la mairie de Paris, tenue par Chirac, missionne Brats et Noël pour liquider l'Imprimerie municipale de Paris, jugée trop proche du Syndicat du livre CGT, et la remplacer par la Sempap.
Grâce cette société détenue majoritairement par l’État, les deux compères vont se livrer à des détournement massifs de fonds publics – on évoque près de 90 millions de francs – et ce pendant près de dix ans. Le système est complexe : récupérer des marges indues grâce à une série de sociétés écrans, faisant l'intermédiaire entre la Sempap et de véritables imprimeurs. Le tout à l'aide d'appels d'offres truqués.
« La loi, elle la respectait, puisque la loi, c’était son mari »
Parmi les prévenus, Annie et Michèle, épouses respectives de Noël et Brats. Annie, femme pincée, tirée à quatre épingles, toise la cour. Michèle, elle, se repose en Corse, dans une villa payée en partie par l’argent détourné. Une absence qui fait tiquer la présidente.
Chacune dirigeait une société écran. Les deux femmes adoptent une défense commune : des maris misogynes, avec lesquels elles n’avaient pas droit de cité. Le rôle de Michelle Brats ? « Servir la soupe. Chaude. Et à l’heure ! » résume son avocat, non sans malice. « La loi, elle la respectait. Puisque la loi, c’était son mari », poursuit-il. Quant à Annie Noël, sa curiosité est brisée par son homme : « Contente-toi de ce qu’on te donne », lui assène-t-il à chaque question dérangeante. Du peu qu’elle sache, Brats s’occupait de tout, avec l’aide de Pierre Millet, son « éminence grise ».
« Et ces réunions où vous vous "partagiez le gâteau" ? »
Vieux complice de Brats depuis les années 1960, Pierre Millet a aidé à monter le système. Petit, trapu et bien dégarni, il réfute l’idée d’avoir été l'« éminence grise » de Brats.
« Ça veut dire quoi ? demande-t-il, benoîtement.
– Que vous étiez la tête pensante, lui répond la présidente.
– Je n’ai jamais pensé à la place de Jacques Brats. Il était trop intelligent pour ça.
– Et ces réunions où vous "partagiez le gâteau" avec les Noël et les Brats ?
– Vous parlez de quatre à cinq réunions en dix ans.
– Pourquoi y participiez-vous ?
– À la demande de Brats. Pour que je pousse ses amis à bosser : ils ne foutaient rien !
– En même temps, c’était le but de gagner de l’argent sans rien faire ! »
De l’argent, ils en ont amassé. Surtout les époux Brats et Noël : la majeure partie des appels d'offres étaient remportés par leurs sociétés écrans. Avec ça, les Brats menaient grand train : hôtels en Polynésie, compte en Suisse, la fameuse villa en Corse, 15 000 francs de loyers pour l’appartement cossu du 16e arrondissement de Paris, des apports pour une SCI, quatre millions de francs sur un compte personnel, voiture avec chauffeur… D'après certains témoignages, Brats se vantait de remettre des « valises d'argent à Michel Roussin (proche de Chirac) pour financer le RPR ».
Pour l'avocat de Pierre Millet, la Sempap avait sa raison d'être, faire faire des économies à la mairie de Paris : « Privatiser pour rentabiliser. »
Après une semaine de procès, le tribunal mettra plus de deux mois avant de rendre sa décision : une poignée de relaxes et des peines allant de trois à 18 mois de sursis simple. Les veuves et Pierre Millet écopent du maximum, ainsi que 500 000 euros d'amende pour les deux premières et 200 000 euros d'amende pour le dernier. Tous les trois, ainsi qu'un autre proche de Jacques Brats, devront rembourser solidairement à la mairie la coquette somme de 6 680 205,5 euros. La présidente reconnaît toutefois que la ville de Paris, pourtant partie civile, « a concouru à hauteur de 50 % du dommage ».