Saïd Bourarach, mort pour un pot de peinture

Saïd Bourarach, mort pour un pot de peinture

Il est le « vigile marocain noyé dans le canal de l’Ourcq » qui a cristallisé les passions et les haines. Certains, obsédés par la confession religieuse des mis en cause et la proximité de certains avec la Ligue de défense juive, prêchent encore sur des sites douteux que Saïd Bourarach, 35 ans, a été « assassiné », « lynché » par cette bande de jeunes au bord du canal, à Bobigny. Mais le vigile s'est sciemment jeté à l'eau. Pourquoi ? La pression psychologique imposée par ses assaillants. Acculé, il n’a trouvé d’autre échappatoire que de se jeter dans les eaux troubles et glacées du canal de l’Ourcq. Exit les motivations racistes alléguées par les soutiens de la victime. Cette violence là est gratuite. C’est pour coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner que quatre accusés comparaissent jusqu'au jeudi 26 mars devant la cour d’assises de Bobigny.

La cour. (Illustration : Pauline Dartois)

La cour. (Illustration : Pauline Dartois)

Il est 19 h ce mardi 30 mars 2010. C’est Pessah, la Pâques juive. Les frères L. accueillent des amis dans leur pavillon de Pantin. « Une journée de fête, on jouait aux échecs, au billard », dira un témoin. Dan L., 19 ans à l'époque, décide d’aller au magasin de bricolage Batkor, à quelques minutes de la maison afin d’acheter un pot de peinture et un pinceau pour repeindre sa chambre. Il est 19 h 10, il se gare au parking du magasin avec sa petite amie Séphora, se dirige seul vers l’entrée du magasin. Mais le vigile lui barre le passage, le magasin ferme, il ne peut pas entrer. « Je n’en ai que pour deux-trois minutes, regardez, d’autres personnes entrent encore », négocie Dan L. À la barre, ce vendredi, il prétend que Saïd Bourarach lui aurait alors lancé : « Je n’ai pas deux-trois minutes pour ta race », en fixant l’étoile de David qu’il portait en pendentif. Il aurait enchaîné : « J’aime pas ta race ! », avant de lui botter littéralement les fesses tandis que Dan s’en retournait vers sa voiture. Dans un premier interrogatoire, Dan L. avait même assuré qu’il avait agressé sa copine, mais reconnaîtra ensuite avoir menti. Plus de mensonge aujourd’hui, il le « jure ». Mais son récit est émaillé d’imprécisions, d’oublis, de trous de mémoire. Il ne peut justifier son attitude que par la folie qui le possédait alors.

« Je perds ma santé, je suis en prison, moi, encore »

La gauche de la salle grommelle. Famille, proches, soutiens en tout genre ne supportent pas d’entendre Saïd Bourarach sali par les accusés. Il y a la nièce, jeune femme dynamique professeur des écoles qui déclame toute son admiration pour son oncle adoré, un homme bon, très travailleur et près à aider tout le monde. Pas du tout antisémite, « au contraire ». Il y a le frère qui ne sait trop quoi dire, mais confirme que oui, « Saïd savait nager ». Et puis il y a la veuve du vigile, Nathalie, représenté par Me François Danglehant (avocat de Dieudonné), littéralement ravagée par le drame : un cancer du sein fin 2010, puis un AVC. Elle marche péniblement, à petits pas pour transporter son visage blême à la barre et marmonner sa peine. « Pourquoi eux, les accusés, ils sont en liberté alors qu’ils ont ôté la vie ? Je perds ma santé, je suis en prison, moi, encore. »

Les accusés ont fait entre deux semaines et huit mois de détention provisoire. Seuls trois d’entre eux attendent leur sort au premier rang de la salle. Lucien D., le cousin des frères L., ne s’est pas présenté à l’audience. Un mandat d’arrêt a été délivré par la présidente de la cour Xavière Simeoni. Il sera jugé par défaut.

Les accusés. (Illustration : Pauline Dartois)

Les accusés. (Illustration : Pauline Dartois)

Michaël L., 30 ans aujourd’hui, raconte la suite des événements. « Lucien vient dans ma chambre, me dit que mon frère vient de l’appeler, qu’il s’est fait agresser par un antisémite. Nous prenons la voiture de Dan S. (le quatrième accusé) qui conduit et nous rendons au magasin Batkor. » Il dit se rendre rapidement compte que la situation n’est pas celle décrite par son frère, qu’il « s’est fait manipuler. Mais je me sens obligé d’aller aider mon frère ».

À ce moment, le vigile a regagné son poste, la première altercation avec Dan L. est terminée. Les deux frères et leur cousin, ainsi que Dan S., s’approchent du vigile. Que se passe-t-il à ce moment-là ? Eux disent avoir voulu parlementer et s’être fait gazer sans sommation par un Saïd Bourarach très énervé. Les différents témoins, employés et clients du magasin, attestent d’une bagarre en bonne et due forme : Dan L., torse nu, en furie, un cric à la main ; son frère qui essaie de soulever une pierre énorme ; Lucien D. que certains ont vu avec une matraque télescopique.

Personne n’a pu distinguer les coups portés au vigile. Dan L. le reconnaît, il lui a porté un coup de poing au menton. Le médecin légiste parle d’une ecchymose en forme de L pouvant correspondre à une manivelle de cric – Dan L. nie s’en être servi. Le légiste dénombre aussi plusieurs hématomes qui témoignent de coups violents. Ont-ils été portés pendant cette bagarre ?

« Puis ils ont lancé des pierres dans l’eau comme pour le lapider »

Le vigile s’enfuit en contournant le magasin par la gauche, son berger belge à ses côtés. Il dévale la pente du talus qui surplombe le canal et court le long de la berge. Les frères L., leur cousin et Dan S. le prennent en chasse. Dan. L est légèrement en retrait, Michaël mène la troupe « en file indienne », raconte un agent SNCF qui a vu la fin de la scène depuis le « Technicentre » qui longe l’autre rive. « Les poursuivants lui jetaient des pierres (ce que les accusés nient, NDLR), le vigile a sauté dans le canal suivi de son chien, alors que le premier poursuivant était à quatre-cinq mètres. Puis ils ont lancé des pierres dans l’eau comme pour le lapider. » Trop loin, il n’a pu distinguer les visages. Son angle de vision ne lui permettait pas de voir Saïd Bourarach une fois à l’eau.

À la barre, Michaël mène son récit avec fluidité et cohérence, au contraire de son frère. Quand il comprend que le vigile va sauter, il dit se retourner comme « pour ne pas voir ça ». La présidente, cordiale mais ferme, lui demande d’un ton neutre :

« D’après vous, pourquoi saute-t-il à l’eau ?

Ben, il avait pas confiance, et… »

Mais elle le coupe sèchement :

« Et après vous avez crié : "C’est pas fini, on va revenir !" Ça ne vous suffisait pas un type qui tombe dans le canal parce qu’il est poursuivi ? Hein ? »

L’accusé sanglote. « Il nageait, je pensais pas que…

Et comment expliquez-vous les hématomes sur le corps ? »

Michaël ne les explique pas.

Alors que Saïd Bourarach est à l’eau, lui et Lucien quittent les lieux. Dan L. fait les poches du blouson jeté sur la berge par le vigile, avant de s’en retourner également, avec Dan S. David S., venu avec la bande, mais resté à l’écart tout du long, leur hurle : « Mais qu’est-ce que vous avez fait ? Il est où le vigile ? » Aujourd'hui, tous claironnent qu'ils se seraient jetés à l'eau immédiatement s'ils l'avaient vu se noyer. Mais à l'époque, personne ne s'est inquiété de voir Saïd Bourarach sortir de l'eau. Personne, sauf le chien que les policiers décriront comme paniqué, faisant des allers et retours « laissant présager un drame », dira un policier.

Chacun s’en retourne au pavillon des frères L. où ils seront interpellés quelques minutes plus tard.

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