« La vie de François a été sacrifiée pour l'argent facile et le profit », rage le père de François. L'homme, d'une cinquantaine d'années, met ses lunettes pour lire au tribunal quelques notes froissées. Il conjure les magistrats de retenir une peine lourde. Mais après plusieurs minutes, c'est définitivement trop dur. Il arrête avant de s'effondrer, et s'excuse.
Deux ans plus tôt, son fils, alors âgé de 23 ans, travaille pour une entreprise alsacienne de travaux publics qui compte plus de 200 salariés. En octobre 2013, un éboulement se produit dans la tranchée d'un chantier, dans une forêt du Bas-Rhin. Le jeune ouvrier, qui a une formation de pompier, saute dans le trou pour aider son ami coincé. Un deuxième affaissement se produit. François est enseveli et se trouve en arrêt cardio-respiratoire à l'arrivée des secours. Son copain s'en sort avec trois jours d'ITT, François est encore hospitalisé aujourd'hui, en état végétatif. L'enquête de l'Inspection du travail conclura que l'accident est dû à l'absence d'un blindage, un dispositif de protection.
Le dirigeant de l'entreprise, est poursuivi à titre personnel et comme responsable de la société. Il avait déjà été condamné en 2006 à un mois d'emprisonnement avec sursis pour homicide involontaire. Un de ses salariés avait perdu la vie, là aussi à cause d'un défaut de sécurité. Le dirigeant, grande moustache blanche qui lui bouffe le visage, défend sa société, « une entreprise familiale depuis quatre générations ». Il a 55 ans, une formation d'ingénieur et a rejoint l'entreprise en 1985. Il s'accroche aux bords du pupitre et enchaîne sur les valeurs de sa société, « intégrité, responsabilité… » ; le président le coupe net et le questionne sur les circonstances de l'accident. Le prévenu commence à tourner les pages de sa défense, précise et préparée. Ses mains tremblent.
Le ton du président tranche avec les audiences du matin et présente les faits comme « dramatiques ». Le dirigeant le reconnaît, « c'est inadmissible, mais, poursuit-il, c'est une faute professionnelle du conducteur de travaux. » La procureure l'interroge sur la sanction disciplinaire prise à son encontre. « Trois jours de mise à pied », lâche à voix basse le prévenu, gêné. Le président suggère que l'entreprise aurait pu se passer de quelques précautions de sécurité pour gagner du temps. Le dirigeant s'emporte, tape du poing, parle de plus en plus fort et retient maintenant une autre responsabilité malencontreuse, celle de François : sa responsabilité « individuelle de se mettre en danger ». Le tribunal s'agace, souffle.
« Alors tout le monde est responsable sauf vous, en fait ? »
« Mais qui devait prendre la décision de mettre le blindage ? l'interrompt le président.
– Le chef de chantier.
– Alors tout le monde est responsable sauf vous, en fait ? ironise le juge.
– J'ai 30 chantiers en même temps, je ne peux pas être partout. C'est pour ça que j'ai signé une délégation de responsabilité avec le conducteur des travaux. »
Le parquet a estimé que cette délégation ne tenait pas et n'a pas poursuivi l'homme qu'accuse le dirigeant.
« On se cache derrière des dizaines de documents administratifs en prétendant que les contrôles sont effectués », lance l'avocate des parties civiles. Les parents, le frère et la petite amie de François sont là. L'avocate les présente au tribunal : une famille « d'une dignité inouïe ». Elle explique qu'ils se relaient chaque jour depuis deux ans pour aller le voir. À la fin d'une longue plaidoirie revenant sur les éléments de défense du dirigeant, elle conclut : « Je ne suis pas en mesure d'estimer le préjudice moral de cette famille, c'est inqualifiable. Je vous en laisse la lourde tâche. » L'avocate marque un blanc et s'assied sur le banc à côté d'eux, pour écouter le ministère public.
La procureure prévient : « Je crains que les proches de la victime soient déçus par mes réquisitions. » Pour la société, la magistrate demande 106 000 euros d'amende, mais exclut sa fermeture. Elle semble pourtant presque le regretter : « L'argumentation développée sur le fait que tout est nickel sur le papier, qu'il y a des pages et des pages de classeurs, je veux bien. Mais ce jour-là, les mesures de sécurité n'étaient pas respectées. » Contre le dirigeant, elle requiert un an d'emprisonnement avec sursis, 3 000 euros d'amende et cinq ans d'interdiction d'exercice d'une activité professionnelle dans le domaine de la construction.
Voix rauque et droit comme un « I », l'avocat de la défense plaide la relaxe en abritant son client derrière la délégation de responsabilité. Il assure aussi que le prévenu est « très profondément affecté » par l'accident. Après plus de trois heures d'audience, les magistrats soufflent d'exaspération une dernière fois.
Le délibéré sera rendu le mois prochain.