Procès Guéant : une histoire de FES

« Je n'ai jamais touché de FES », jure Michel Gaudin à la barre. Et l'ancien directeur général de la Police nationale de déclencher l'hilarité de la salle, en prononçant le sigle des fonds d'enquêtes et de surveillance (normalement réservés aux missions de police et dans lesquels la bande à Guéant a pioché pour se verser des primes en liquide). Le lendemain de cette bonne rigolade, le tribunal et la plupart des protagonistes s'efforceront de l'épeler : F-E-S.

Pauvre Michel Gaudin. Lui qui avait pourtant fait tant « pour la moralisation de l'utilisation des deniers publics dans la police nationale ». Loquace, voire volubile, il livre par le menu au tribunal l'ensemble des réformes qu'il a pu mener dans ce sens. Un « ma vie, mon œuvre », qui finit par taper sur le système de la présidente Bénédicte de Perthuis de Laillevault. Ah ! un homme d'une probité extraordinaire, oui madame, jurent ses témoins de moralité, comme Martine Monteil, l'ancienne directrice régionale de la police judiciaire de Paris, qui le décrit comme « un homme si sensible », « très très pudique ».

Pauvre Michel Gaudin. Il est le seul des cinq prévenus à comparaître comme auteur principal de détournement de fonds, lui qui n'aurait pourtant pas touché un centime des 10 000 ou 12 000 euros qu'il remettait chaque mois entre 2002 et 2004 à Claude Guéant, alors directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy. « Quand Claude Guéant me demande de l'argent, je dois honorer la demande de mon supérieur hiérarchique, mais je ne savais pas la destination des fonds », explique-t-il.

Son ancien patron reconnaît parfaitement lui avoir demandé à peu près cette somme (il ne se souvient pas exactement) qu'il répartissait entre quelques membres du cabinet : l'affaire a démarré sur ses propres aveux. Tout proviendrait selon lui de la réforme Jospin des fonds spéciaux de Matignon : en 2001, après un énième scandale Chirac, le Premier ministre d'alors met fin aux primes en liquide et les remplace par les indemnités de sujétion particulière (ISP), qui apparaissent sur les fiches de paie et sont soumises à l'impôt.

« C'était facile, c'était rapide, ça ne portait préjudice à quiconque »

Seulement, Monsieur Claude trouvait les ISP du ministère de l'Intérieur trop « étriquées » lorsqu'il arrive au cabinet en 2002 : « Ce que nous ressentions comme de l'iniquité. » Il se sert alors dans les FES, de façon « transitoire », jure-t-il.

« Nous y avons mis un terme dès que nous avons pu.

Le terme c'est votre départ du cabinet, donc vous n'y avez pas mis un terme », réplique la présidente.

Mais ce système « semblait satisfaisant » à Claude Guéant, même quand la dotation en ISP du ministère avait largement augmenté… « C'était facile, c'était rapide, ça ne portait préjudice à quiconque », élude-t-il. Sur les 10 000 euros que lui remettait Michel Gaudin, il en gardait 5 000 pour lui.

« Il me restait un peu d'argent que j'ai conservé »

« Dans les factures payées en espèces retrouvées à votre domicile [47 434 euros], il y en a très peu avant 2006, la majorité se situe entre 2006 et 2009. Ce qui laisse à penser que vous n'en aviez pas besoin, s'interroge la présidente.

– J'ai une vie extrêmement consacrée à mon travail, botte en touche Claude Guéant.

– C'est un peu difficile à comprendre : vous prélevez dans les FES parce que vous dites qu'il n'y a pas assez d'ISP, mais vous n'avez besoin de cet argent que cinq ans plus tard.

– Chaque personne gère son argent comme il le souhaite.

– Quel était votre salaire quand vous étiez ministre de l'Intérieur [de 2011 à 2012] ?

– Je crois qu'il était de 13 000 euros, fait un Claude Guéant mal à l'aise.

– Donc ce que vous touchiez en tant que directeur de cabinet en 2003, en comptant les FES, était supérieur à votre salaire de ministre…

– On peut légitimement retrancher les frais de mission de police, et dans ce cas , c'est comparable. » Et Monsieur Claude de citer en exemple les informateurs corses qu'il rémunérait lors la traque d'Yvan Colonna. Après tout ça, « il me restait un peu d'argent que j'ai conservé. »

Les trois autres prévenus, eux, touchaient entre 2 000 et 3 000 euros par mois : Michel Camux comme chef de cabinet (42 000 euros en tout), Daniel Canepa comme directeur adjoint du cabinet (entre 21 000 et 28 000 euros), remplacé par Gérard Moisselin en 2003 (18 000 euros).

Dans la petite bande, tous sont énarques, sauf Michel Camux, et tous les cinq se sont plus ou moins croisés au cabinet de Charles Pasqua lorsque celui-ci était ministre de l'Intérieur de 1993 à 1995.

« Je faisais attention à ce que je ramenais à la maison pour nourrir ma famille »

Daniel Canepa se lève en premier : « Il me convient de confesser quelque chose : c'est que je ne suis pas totalement désintéressé. Je faisais attention à ce que je ramenais à la maison pour nourrir ma famille. Je voyais la différence avec ce que je gagnais comme préfet du Var. Je n'avais pas l'intention de travailler plus pour gagner moins. Je n'ai pas demandé l'origine des fonds : je n'ai pas à poser de questions à partir du moment où j'ai ce que je veux, lance-t-il très sûr de lui.

– Vous n'avez pourtant pas déclaré ces sommes au fisc. Ça a fait quand même un peu occulte ça, reprend la procureur du Parquet national financier Lovisa-Ulrika Delaunay-Weiss.

– C'était pas si différent de ce que j'avais connu auparavant », répond-il, avant de poursuivre, après l'interruption d'un avocat, en bougonnant : « J'ai quand même payé 22 000 euros d'impôt.

– Oui, après un redressement fiscal ! s'exclame la présidente.

– Donc j'ai travaillé pour rien », ose, sans-gène, l'ancien haut-fonctionnaire, stupéfiant la salle. Payer des impôts, c'est travailler pour rien : belle morale pour un serviteur de l'état.

Gérard Moisselin a « un système de défense très simple : dire toute la vérité et rien d'autre. » Le ton est donné. « L'argent n'était pas notre motivation quand on est rentré au cabinet, assure-t-il. On nous donnait de l'argent en espèce, on le prenait. Quand on ne nous en donnait plus, on faisait avec. »

« Un soir dans un bureau, Claude Guéant me tend une enveloppe »

Un peu plus tard, spontanément, il se lève, et raconte : « Un soir dans un bureau, Claude Guéant me tend une enveloppe. Je lui dis que je suis étonné, après la fin des fonds spéciaux… Il me dit : "Oui, mais, c'est autre chose." Quand je recevais ces enveloppes, j'avais pas l'impression de rentrer en clandestinité, de recevoir quelque chose de honteux ou de secret. Est-ce que c'est pour me cacher que je ne l'ai pas déclaré à mes impôts ? J'ai eu tort, je n'aurai pas dû. C'est peut-être pas glorieux, mais j'ai fait ce que font tous les policiers qui reçoivent des fonds en espèce.

Mais… vous n'entrez pas dans la police, vous entrez au cabinet du ministère de l'Intérieur, le reprend la présidente. Vous êtes un haut fonctionnaire, vous avez fait l'ENA. Cette espèce de… toute puissance… ou de confusion avec une fonction qui n'est pas la vôtre… Vous n'êtes pas policier.

– Claude Guéant m'a donné cette rémunération. Je lui ai fait confiance. J'aurai dû lui renvoyer à la figure en lui disant : "Arrière, Satan !" ? tente Moisselin.

– C'est comme des gens qui conduisent sans permis et qui disent devant le tribunal : "Mais tout le monde conduit sans permis." » Et nos prévenus sortent peu à peu de leurs atours de hauts fonctionnaires pour devenir des clients habituels des tribunaux correctionnels.

« C'est pas Noël, c'est pas votre anniversaire »

Au tour de Michel Camux. Il prétend avoir découvert l'interdiction des primes en liquide lorsque l'affaire a commencé en 2013. Cette fois, la procureur, remontée à bloc, s'en charge :

« La scène grosso-modo se passe comment ?

– J'allais voir Claude Guéant dans son bureau souvent, à un moment il m'a donné une enveloppe..

– Et il vous disait quoi ?

– Je sais pas… "Tiens, c'est pour toi."

– Et vous ne demandez pas ce que c'est ?!

– Bah non.

C'est pas Noël, c'est pas votre anniversaire. Vous n'ouvrez pas l'enveloppe, vous attendez d'arriver chez vous et là : Waaah ! Le problème, c'est que ça, c'est la première fois. Et les autres fois ? Vous ne dites même pas merci ?

– Si si, je lui dis merci.

– Pour connaître la réforme des fonds spéciaux et la fin des primes en liquide, il suffisait de lire la presse. Vous arrivez au cabinet de Nicolas Sarkozy, le directeur de cabinet vous remet une enveloppe d'espèce, et là, ça fait pas tilt ? » Et Michel Camux de justifier cette rémunération par sa charge de travail : administration du cabinet, gestion de l'agenda du ministre…

Mais toute la petite bande a une défense béton : l'utilisation des FES est bien mal encadrée par un « texte d'archéologie juridique », selon le mot d'un de leurs avocats, datant de 1926. « Est-ce qu'on en déduit que n'importe qui peut s'en servir pour ses besoins personnels… Peut-être… » concède la présidente. Pour autant, « ce n'est pas parce que ce n'est pas interdit, que ce n'est pas du détournement de fonds », complète-t-elle. Comprend qui peut.

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