« Il est toujours malvenu de parler d'éthique et de morale devant un tribunal. Et pourtant, dans cette affaire, il n'est pas question d'autre chose que de morale civique. » Le procureur du Parquet national financier Patrice Amar était jusqu'ici resté à peu près silencieux durant le procès des primes en liquide au ministère de l'Intérieur, où comparaissent Claude Guéant, directeur du cabinet du ministère au moment des faits, et l'ancien directeur de la police nationale Michel Gaudin. La tête souvent appuyée sur sa main, il semblait même s'ennuyer. Mais au moment venu des réquisitions, il se lève et, calmement, livre un discours puissant, très intellectuel et sans équivoque sur la culpabilité des deux prévenus principaux.
« La morale, c'est la colonne vertébrale de la République », continue-t-il. L'avocat de l'agent judiciaire de l'État, partie civile, citait tout à l'heure les débats entre jésuites et jansénistes ? Patrice Amar philosophe lui aussi : « La République, c'est l'universel arraché au ciel, et ramené à la terre. » Il en appelle à l'« idéal du citoyen vertueux ».
Il accuse Claude Guéant, « le rôle premier, le rôle moteur », d'avoir menti au tribunal. Il accuse Michel Gaudin d'avoir donné « des explication habiles et subtiles, mais avec quelques variations dans ses déclarations ». Des clients classiques de correctionnelle, en quelque sorte. Il évoque cette vertu des fonctionnaires, cette « exigence républicaine de base ». Cette vertu grâce à laquelle Michel Gaudin aurait dû refuser de donner 10 000 euros en liquide à Claude Guéant, même s'il s'agissait de son supérieur hiérarchique. Car « il n'y a pas d'autorité personnelle dans la République, l'autorité vient du peuple, et toute autre autorité doit être combattue. »
« Des mauvaises habitudes, j'en vois d'autres dans la République »
Véritable chevalier blanc, Patrice Amar tance « ces gens qui travaillent beaucoup, mais qui travaillent surtout à leur carrière », puis sonne la charge : « Des mauvaises habitudes, j'en vois d'autres dans la République : frais de taxi, cave à cigare provisionnée par le cabinet d'un ministère, etc. » Et de requérir 30 mois de sursis, 75 000 euros d'amende et cinq ans de privation de droits civiques pour Claude Guéant, « prix d'une certaine cupidité », et 10 mois de sursis pour Michel Gaudin, « prix de sa faiblesse ». Sur les bancs de la défense, avocats et prévenus accusent le coup.
L'autre procureur du Parquet national financier, Lovisa-Ulrika Delaunay-Weiss, doit requérir contre les trois autres prévenus (voir article précédent), pour qui elle demande des amendes à hauteur de l'argent détournée. Très active, pugnace même, durant les débats, elle profite du réquisitoire pour lancer quelques piques en direction de Claude Guéant. Ce dernier prétendait se servir des fonds d'enquêtes et de surveillance (FES) pour effectuer des missions de police, comme après l'évasion d'Antonio Ferrara ? « Pas de chance, ce dossier-là, je le connais, persifle-t-elle. Qu'est-ce qu'allait faire Claude Guéant ? Enquêter ? Est-ce qu'on a pas assez de policiers en France pour que ce soit le directeur de cabinet qui s'en occupe ? »
Elle se penche aussi sur les dates : « Pourquoi les prélèvements sur les FES pour délivrer des primes en liquide n'ont pas commencé en mai 2002, lors de la constitution du cabinet Sarkozy, mais en juillet 2002 ? Parce que Michel Gaudin n'était pas encore arrivé au poste de directeur de la police nationale, accuse-t-elle, et que son prédécesseur aurait refusé de livrer des fonds. » Et Claude Guéant de pouffer à cette dernière affirmation.
« La défense va se contenter de faire un peu de droit »
« La partie civile nous a parlé de théologie morale, le parquet de vertu de la République… la défense de Claude Guéant va se contenter de faire un peu de droit », contre-attaque l'un des avocats de Claude Guéant, Philippe Bouchez El Ghozi. L'interdiction des primes en liquide après la réforme de 2001 ? Elle ne concerne pas les FES, mais uniquement les fonds spéciaux de Matignon. L'utilisation des FES dans un but indemnitaire ? Le décret qui les encadre ne l'interdit pas spécifiquement.
Et chaque avocat de la défense, à commencer par Philippe Dehapiot, pour Michel Gaudin, dénonce des réquisitions « violentes, injustes et démagogiques ». Tous encensent leur client, ne sachant plus quel épithète ajouter à leur hagiographie. Michel Gaudin, cet « homme d'honneur », cet « homme debout ». Claude Guéant, « beaucoup plus sympathique en vrai qu'à la télé ; où vous avez l'air, excusez-moi M. Guéant, psychorigide ». Tous ces hauts fonctionnaires « meurtris et blessés » qui vivent comme un « véritable supplice » de se retrouver devant un tribunal correctionnel. Oui, Michel Gaudin a obéi, mais « un fonctionnaire quel qu'il soit doit obéir à son supérieur hiérarchique, c'est son devoir, c'est sa conscience, c'est sa raison d'exister en tant que fonctionnaire. »
« Le traiter presque comme un malfrat, ça, c'est insupportable »
Et Claude Guéant, justement… « Le public, les médias et la Justice ont vu en lui le porteur de tous les maux », s'attriste son second avocat, Jean-Yves Dupeux. Lui qui a tant fait pour la France et pour la police : « La loi Lopsi, il en est l'auteur. Il est aussi à l'origine d'une mesure pas très populaire, mais très efficace : c'est lui le père des radars automatiques. 10 000 vies sauvées. – 30 000, précise Claude Guéant en rosissant. – Alors, le traiter presque comme un malfrat, ça, c'est insupportable. »
Aucun des prévenus ne souhaite dire un dernier mot au tribunal. Seul Claude Guéant se lève : « Je suis ulcéré, profondément blessé par l'affirmation que je pouvais me servir avant de servir. C'est tout le contraire de ce qui a été ma vie. » Puis la présidente clôt l'audience : « Le jugement sera rendu le vendredi 13 novembre à 13 h 30… N'y voyez aucune superstition ! » lance-t-elle avec le sourire.