« Il était comment, le légionnaire Matus Talas ? » Accusés ou témoins, aucun n’échappe à cette question du président Philippe Roux. Un portrait se profile : un tire-au-flanc, plaintif, faible physiquement et gaffeur. Un « bananier », dans le jargon de la légion. Mais ses bourdes le rendent attachant. « Presque une mascotte », se souvient un sous-officier adjoint. La cour n'a que deux clichés du jeune homme, un seul où on le reconnaît : une simple photo d'identité en noir et blanc. Ses grosses joues trahissent son embonpoint, son crâne rasé sa situation de légionnaire. Sa famille n'étant pas partie civile, on ne saura rien de plus sur ce jeune Slovaque de 25 ans au regard absent, mort le 5 mai 2008 lors d'un exercice à Djibouti.
« Depuis quand Talas était-il sous vos ordres ? » demande le président à l'ancien lieutenant Médéric B., l'un des deux accusés présents (voir l'article précédent). « Quatre mois environ. » Selon lui, Talas ne faisait pas un bon légionnaire, il avait un passif : 21 jours d'arrêt après avoir « frappé un supérieur à coup de tringle ». Et ce test raté de « combat–localisation » auquel presque aucun légionnaire n’échoue… « On s’est posé des questions sur son avenir dans la Légion, confie B. Mais l’encadrement a décidé de le garder. »
« Djibouti, c’est pas 30 bonshommes qui se déplacent en colonie de vacances »
L’armée a pour habitude de former ses troupes à Djibouti. « Djibouti, c’est pas 30 bonshommes qui se déplacent comme une colonie de vacances, prévient un général, habitué du pays. C’est une ambiance de combat. » B., qui veut briller, ne voulait pas traîner un boulet pendant un exercice militaire : il envoie Talas au « chaud-froid », le service de climatisation. Mais son supérieur réassigne le jeune Slovaque à l'exercice, « pour son intégration ». « J’étais dégoûté », réagit B., amer.
Talas évoluait dans la rocaille avec le caporal S. et un autre légionnaire. « Dès le réveil, vers 5 h, Talas s’est plaint de douleurs aux genoux, raconte S., co-accusé. Pour moi, il simulait. » Les légionnaires avancent, observent, réavancent, réobservent, Famas en main. « Et là Talas va pisser sans me demander la permission », lâche un S. encore médusé à la barre. Pour le punir, il l'oblige à rester en plein soleil, genou à terre, par 38 °C, quand les autres peuvent s'abriter à l'ombre. À la barre, le légionnaire Galtier, témoin, ne peut contenir sa rage : « Le genou à terre, c'est pas normal : on n'est pas des bonnes sœurs ! Talas était clairement en train de "ramasser". »
Galtier évoque ces « coups de bon fonctionnement », pas destinés à faire mal, mais à pousser le légionnaire à aller au bout de sa mission. « Après la pause déjeuner, Talas se plaignait de plus en plus, s'effondrait souvent. Il disait : "Santé mon lieutenant, santé", pour se faire évacuer. » Décidé à ne pas se relever, Talas gémit. Excédé, B. prend l'arme du légionnaire, vide son eau sur le sable : « Voilà Talas, on va te laisser crever ici ! » « Je me dégoute moi-même en y pensant, exorcise B. devant la cour d'assises. Mais c'était pas le but de le laisser là. » Galtier, ferme, explique au président : « Quand on voit que le ramassage ne donne rien, il faut arrêter. On doit tenir compte de l'état physique de l'homme. »
« Il buvait comme un veau qui tète une vache »
Talas finit par se relever et rejoindre la troupe. Mais dès qu'un camion de la Légion passe au loin, il court vers sa direction. Un légionnaire le décrit alors de « très mauvaise mine » : lèvres violettes, teint jaune, yeux exorbités, air stressé et traumatisé. À sa demande, on lui donne de l'eau : « Il buvait comme un veau qui tète une vache. » B. et S. débarquent, furieux. S. donne un coup de pied dans la bouteille de Talas, puis, d'après les témoins, le frappe au visage avec la crosse de son Famas, ce qu'il nie. « Tous les mecs du camion étaient révoltés, raconte le passager au président du tribunal. Mais on ne pouvait pas réagir parce qu'il y avait un lieutenant. »
Dix minutes plus tard, Talas s'écroule dans un arbuste épineux. S. ne réagit pas : « Il fait son cinéma depuis ce matin. » Un sergent arrive, s'inquiète du sort de Talas : « C'est un légionnaire, un homme. Pas un animal », lance-t-il alors à B. Après une heure et demie de premiers soins et d'acharnement pour le réanimer, Talas est hélitroyé. Son décès sera constaté à l'hôpital.
Le médecin de la Légion, arrivé rapidement sur les lieux, a pris la température de Talas : 43,7 °C. « En 15 ans de métier, je n'ai jamais vu un tel coup de chaleur », confie-il devant la cour d'assises.