« Un homme est mort. Un homme est mort. » Une voix calme, presque suave, rompt le silence d’une cour d’assises pourtant comble. Maître Éric Morain, l’avocat de l'ex-caporal Steanu, entame sa plaidoirie. Les jurés, affairés à prendre des notes depuis le début du procès, ont lâché leur stylo. Leurs regards se plongent dans celui du défenseur. « Être avocat de la défense, c’est être l’empêcheur d’accuser en rond, de condamner sans avoir compris. » Il reconnaît au jury une « tâche difficile, exceptionnelle », l’erreur judiciaire tapie dans l’ombre. Seul moyen de l’éviter : le doute, « votre bien le plus précieux ».
Un doute qui doit conduire à l’acquittement de son client, contre lequel l’avocate générale Maryvonne Caillibotte a requis quatre ans de prison avec sursis. Éric Morain fustige un dossier traité sous l'angle du « toujours plus », construit sur des témoignages changeants. De tabassage, on passe à « pulsions sadiques », pour finir en « actes de torture et de barbarie ». « La dernière fois, c’était le gang des barbares », hallucine-t-il. Un doute accentué par l'incompréhension des civils face à l'armée. « Cette société à part entière. Avec ses forts, ses faibles, ses grandeurs, ses saletés. »
« On la fait comment la guerre ? en pleine forme ? entre la piscine et le tarot ? »
La même armée qui a donné un ordre à Steanu. Un ordre légal. Faire avancer le légionnaire Talas, pour terminer la mission. Face à son refus, il le pousse. « Il n’allait pas le prendre par la main. On la fait comment la guerre ? en pleine forme ? entre la piscine et le tarot ? Non. La guerre, on la fait avec la chaleur, la fatigue, la douleur. Voilà la réalité. »
Éric Morain balaye les accusations. Obliger Talas à rester au soleil ? « Il fait comment quand il n'y a pas d'ombre, quand le soleil est à son zénith ? » Les violences ? « Pas de coups de poing, pas de coups de pied, pas de coups de crosse, malgré les témoignages. Les médecins n'ont vu aucune trace sur le corps de Talas. » La privation d'eau ? « Il donne un coup de pied dans la bouteille. Oui. Mais ça voulait dire "Qu'est ce que tu fous là ?" Il aurait pu taper dans un sandwich ou un magazine. »
Après les faits, l'avocat passe à l'homme, aujourd'hui élagueur à Aix-en-Provence, en couple avec Albanne, frêle jeune femme venue témoigner de son amour, qui lui a donné deux enfants. « C'est un beau métier, élagueur. C'est enlever un peu aux arbres pour qu'ils deviennent plus grands. La Légion, elle, n'a pas élagué Steanu. Elle l'a amputé. Elle l'a privé d'une belle carrière. » De sa voix bienveillante, il conclut une plaidoirie débutée une heure plus tôt : « Je vous demande de l'acquitter. Parce que lui ne demande jamais rien. Laissez-le libre, encore, et innocent, enfin. C'est un homme d'honneur et vous l'acquitterez. »
« Les armes cèdent à la toge »
« Lorsqu'il naît en 1982, la voie de [Médéric] B. est toute tracée. Ce jeune homme qui s'intéresse à des philosophes inconnus et des poètes abscons en buvant du thé vert ne sera pas militaire, ni catholique, ni jugé aux assises. C'est dire si les statistiques sont fragiles. » Maître Alexandre Varaut, caustique, débute par un bon mot. Imperturbable. Même lorsque le son criard émanant du téléphone d'un journaliste vint briser le silence de plomb de la cour.
« Un avocat dont la carrière fut supérieure à la mienne – Cicéron – a eu ce mot : "Les armes cèdent à la toge." » Pour l'avocat de Médéric B., contre qui l'avocate générale requiert cinq ans de prison avec sursis, le message est simple : oui, la cour est légitime de juger, mais elle doit « s'approcher d'une main tremblante de ce qu'elle connaît mal. De ce monde si différent qu'est l'armée. Un monde dans lequel on apprend aux hommes à donner la mort s'il le faut. » Dans ce contexte, refuser l'effort est impensable. « Talas a fait ce choix d'être à la dure. Au feu, personne ne se dit : "On va s'arrêter." L'ennemi ne fait pas ”pouce“ pendant la guerre. »
Maître Varaut accuse le médecin chef, qui, avec l'aval du capitaine, deux jours avant la mort de Talas, l'envoya à l'exercice alors qu'il se disait « particulièrement épuisé ». Quant à l'idée d'abandonner Talas en plein désert, sans eau : « Ce n'est pas glorieux, convient-il, mais ça me rappelle quelque chose que l'on a tous vu. Un enfant de trois ans qui se roule sur un trottoir, qui ne veut plus avancer. Et les parents qui disent : "On s'en va. On va te laisser ici." » Pour l'avocat, le drame, c'est que Talas s'est relevé, et a rejoint le groupe. Sans cela, il aurait été évacué, et serait sans doute vivant.
« Ce serait rendre justice que d’acquitter Steanu. Il n'a rien à faire là. B., lui, ne demande pas à être acquitté. Il a commis des fautes. Il n'a pas su faire ce qu'il était peut-être impossible de faire. » Steanu ne souhaite pas prendre la parole avant que la cour ne se retire pour délibérer. B. concède avoir beaucoup parlé de lui et peu de Talas. « C'était mon procès, se justifie-t-il, mais depuis sept ans, j'ai toujours pensé à Talas. J'ai l'impression de le croiser dans la rue. » Après quatre heures de délibéré, la cour condamne Steanu à deux ans de prison avec sursis, comme les deux accusés en fuite. Médéric B. écope de quatre ans de prison avec sursis.