« Pour moi, c’est plein de tee-shirts rouges partout »

« Pour moi, c’est plein de tee-shirts rouges partout »

Les journées sont longues au tribunal correctionnel. À Rennes, comme ailleurs. Ici, l’audience débute à 14 h. Elle se termine quand on a « épuisé le rôle ». C’est-à-dire lorsque toutes les affaires inscrites ont été soit jugées, soit renvoyées.

Cet après-midi-là, jeudi 18 mai, neuf dossiers doivent être appelés. Des histoires de violences, beaucoup de violences ; de harcèlement sexuel, de travail dissimulé. Tony, un grand gaillard de 22 ans, prend son mal en patience. Convoqué à 16 h, il est appelé en dernier.

Il est plus de 20 h quand l’huissier lui fait signe de s’avancer. L’affaire est simple : il est reproché à Tony d’avoir lancé une fusée de détresse au milieu des supporters du Roazhon Celtic Kop, dans la tribune Ouest-France, pendant le match Rennes-Caen, le 11 septembre 2016. Un geste interdit par le Code du sport. Tony, un cuistot abonné au Stade Rennais depuis des années, est identifié grâce aux caméras de surveillance et vite interpellé. D’autant qu’il est « bien connu des services de police ». D’après Tony, c’est simple aussi : ce n’est pas lui.

Tony devant le tribunal. (Illustration : Pierre Budet)

Tony devant le tribunal. (Illustration : Pierre Budet)

« On a des clichés de vous où l’on vous voit en polo, avec un bermuda beige et un sweat noir autour de la taille, détaille la présidente, Véronique Lanneau. C’est bien vous ?

Oui tout à fait, réplique Tony, un anorak bleu marine sur le dos.

Parce que la personne qui tient le feu à main sur la vidéo porte la même tenue… » souffle la juge. Tony hausse les épaules. C’est sa parole contre la vidéo. La présidente veut la projeter, « si on arrive à faire fonctionner tout ça. Peut-être que ça va suffire ou peut-être sera-t-on amené à confier les images aux services de police pour découper le film. Car ce n’est pas toujours facile de voir… »

« Je vous dis ça pour une autre fois. Enfin, j’espère qu’il n’y en aura pas »

L’écran descend. Tony a déjà vu la vidéo, mais la première fois, il a affirmé ne pas s’être reconnu dessus. La présidente le sermonne un peu : « Il vaut mieux jouer franc-jeu avec les enquêteurs… Je vous dis ça pour une autre fois. Enfin, j’espère qu’il n’y en aura pas. »

Il est plus de 20 h 30, les lumières s’éteignent, le tribunal va refaire le match. L’extrait est très court, quelques secondes tout au plus. La bande indique 16 h 56, soit quelques minutes avant le début de la rencontre. La présidente, les deux assesseures et le procureur se tiennent près de Tony et de son avocate, au milieu du prétoire. La greffière donne le coup d’envoi.

Véronique Lanneau pointe l'écran du doigt : « Derrière le tee-shirt rouge là… Enfin, c’est vous ça, comme ça, monsieur ! » D’autres spectateurs semblent moins sûrs. « Y’a trop de choses, j’y arrive pas » ; « Pour moi, c’est plein de tee-shirts rouges partout. » Le procureur, Éric Calut, trouve que c’est drôlement « bien organisé ». En défense, Me Caroline Le Guillard, les cheveux tirés en queue de cheval, tempête : « Y’a pas un fumigène, y’en a plusieurs ! »

Au milieu des fumées rougeoyantes, on distingue un homme cagoulé et de noir vêtu, feu à main tendu au-dessus de la foule. La silhouette se baisse, tandis qu’un groupe de supporters se resserre autour de lui. Puis la caméra dévie, filme hors champ un instant, avant de revenir se poser au même endroit.

La présidente insiste : « Là, on voit quelqu’un de baissé, c’est lui non ?

Mais il ne conteste pas être présent, accorde Me Le Guillard.

Je ne dis pas ça, je montre juste où il est… » s’irrite la juge.

Le tribunal refait le match autour du bureau de la greffière. (Illustration : Pierre Budet)

Le tribunal refait le match autour du bureau de la greffière. (Illustration : Pierre Budet)

Tony, sur le banc de touche, attend la fin du conciliabule des robes noires. La présidente l’invite à se rapprocher et continue à sous-titrer : « Les fumigènes sont derrière, on voit qu’il se baisse. Voilà, voilà…

Sauf qu’à un moment donné, la caméra bifurque. Est-ce que vous pouvez revenir en arrière ? Je suis désolée… » prie l’avocate de la défense.

« Vous avez vu le monde qu’il y a en tribune ? »

La séquence repasse. La juge n’en démord pas : « Là ! Mais qui c’est qui est baissé ? C’est lui !

On voit qu’il est baissé, qu’il a un short beige, mais on voit rien de plus. Vous avez vu le monde qu’il y a en tribune ? Je vais aller au bout de mon supplément d’information », ne décolère pas l’avocate.

Véronique Lanneau reprend sa feuille de match. À Tony : « Monsieur, on voit que celui qui a le fumigène se baisse et le seul qui est baissé, c’est vous.

Ce n’est pas le seul à être baissé, s’interpose Me Caroline Le Guillard. Et puis il y a plusieurs secondes où la caméra est hors champ, je suis désolée…

Même pas une seconde, jauge la présidente. Le fait de se baisser, ça pourrait être pour enlever la cagoule… C’est troublant non ?

Ce n’est pas moi, maintient Tony, bras croisés. J’étais à côté des fumigènes.

Qu’est-ce que vous souhaitez dire d’autre ? demande la juge. Vous êtes d’accord qu’on vous voit baissé et que la personne qui lance le fumigène a le même short que le vôtre ? »

Tony fait signe de la tête sans qu’on sache si c’est un oui ou un non. Depuis septembre, il est interdit de stade et doit pointer au commissariat à chaque match. Ce qui n’arrange pas tellement ses affaires en cuisine.

Le procureur, Éric Calut. (Illustration : Pierre Budet)

Le procureur, Éric Calut. (Illustration : Pierre Budet)

Pour le ministère public, il n’y a « aucun problème d’identification ». Le procureur Éric Calut se rapporte au PV du 29 septembre « qui décrit bien ce que l’on voit ». La caméra hors champ un instant ? « Il y a à peine une seconde où la caméra perd l’endroit où est monsieur. C’est tellement court qu’il ne peut pas y avoir une permutation de personne. Il n’y a pas d’ambiguïté, c’est bien lui. » Le magistrat poursuit sa démonstration — « Tout ça c’est parfaitement concerté » — pendant que l’avocate de la défense fait craquer ses doigts.

Éric Calut alerte Tony sur « le danger que représentent les fumigènes pour les autres spectateurs. Il y a un risque de brûlure et d’explosion. » Le magistrat requiert quatre mois de prison avec sursis et deux peines complémentaires : une interdiction de rencontre sportive pendant deux ans et l’obligation d’aller pointer au commissariat pendant les matchs.

« On le reconnaît parce qu’on le connaît »

Me Caroline Le Guillard plaide la relaxe. « Si c’est si évident que ça que c’est lui, pourquoi on a aucune photographie au dossier ? Il n’est pas le seul à être baissé, il y a plusieurs fumigènes et la caméra dérive un instant, liste-t-elle. Sans compter qu’on le reconnaît parce qu’on le connaît ! Il est membre d’une association des supporters du Stade, alors bien évidemment qu’on le connaît, à partir du moment où il organise des événements là-bas. Pour les 25 ans du Roazhon Celtic kop, il y a eu vingt-cinq fumigènes allumés et aucune plainte du stade. »

L’avocate ajoute que l’employeur de son client s’est adapté le temps de la sanction administrative, mais qu’il sera difficile pour Tony de garder son emploi s’il doit pointer au commissariat en plein pendant le service les soirs de match.

Le tribunal, qui a « déjà eu à juger des affaires avec enfants blessés par des fumigènes », a condamné Tony à 60 jours-amende à 10 euros. Il a aussi l’interdiction de se rendre au Roazhon Park pendant dix mois. La présidente à Tony : « De toute façon la saison en ligue 1 se termine ?

Il reste un match, ouais. »

Une personne condamnée à une peine de jours-amende doit verser une certaine somme (nombre de jours * montant en euros) à l'issue d'un délai égal au nombre de jours-amende. Ici, Tony aura soixante jours pour réunir 600 euros et les verser au Trésor public. En cas de non-paiement des jours-amende, la personne condamnée risque la prison. Dans cet « exemple », si le prévenu ne paie que 500 euros à l'issue du délai, il risque de passer dix jours en détention.

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