Elle est entortillée dans ses langes, baveuse, hébétée, toute langue dehors qui braille dans les bras d’un général de Gaulle renfrogné. La une du n° 1211 de Charlie Hebdo, paru le 7 octobre 2015, indique : « Morano, la fille trisomique cachée de de Gaulle ». C’est gras, c’est outrancier, c’est une caricature « bête et méchante » qui fait honneur à la devise de l’hebdomadaire satirique. Mais la toile une nouvelle fois bruisse d’indignation. La moitié des réseaux sociaux est hilare, l’autre fulmine : ça se terminera devant le tribunal. On ne saurait se moquer ainsi des trisomiques.
C’est vrai, il y a des limites à tout. Certaines comparaisons sont ordurières. Un journal, fut-il le fleuron de l’irrévérence franchouillarde, n’a pas tous les droits. Il s’agit tout de même de Nadine Morano. La loi de 1881 dite « loi sur la liberté de la presse », liste les limites de la liberté d’expression, et parmi elle, il y a l’injure et la provocation à la haine et à la discrimination. Ce sont les chefs de préventions qui pèsent sur Riss, auteur du dessin, directeur de la rédaction depuis janvier 2015.
Il s’avance tranquillement, se cale de biais à la barre, mains dans les poches et double mèche tombant sur une mine triste. Il rappelle le contexte médiatique : octobre 2015, Nadine Morano, impétueuse et bravache, sillonne les plateaux TV pour marteler qu’elle veut que « la France reste la France », avec la finesse et la subtilité dont l’élue de Toul ne se dépare jamais. Le samedi soir, elle s’enflamme sur le plateau de Laurent Ruquier, invoquant la statue du commandeur : « Comme disait le général de Gaulle, la France est un pays de race blanche et de tradition chrétienne. » Patatras, c’est la saillie de trop, Morano est conspuée de toute part et lâchée par son parti. À Charlie Hebdo, la cible est immanquable : « Les motivations de ce dessin, c’était de se moquer de Morano qui, de façon audacieuse, se place dans la lignée du général de Gaulle. On a l’impression qu’elle parle comme si elle était la dépositaire de son héritage politique », explique Riss d’une voix lointaine. La question, hélas, n'est donc pas de savoir si Nadine Morano souffre d'une déficience mentale.
Charles de Gaulle avait une fille trisomique. « Il disait d’elle qu’elle vivait dans son monde à elle, et bien avec Morano, c’est pareil. » Rien de plus. La présidente l’interroge : « Vous comprenez que choisir la trisomie a pu heurter certaines personnes ? – Rare sont les dessins qui font l’unanimité. Dès qu’on fait un dessin satirique, des personnes s'imaginent que c’est pour eux qu’on a fait le dessin, ils sur interprètent. » Elle insiste : « Mais la critique est violente, vous ne trouvez pas ? » Il convient : « C’est un peu disproportionné, c’est normal. Mais de là à nous accuser de propager la haine. »
« Le bouffon est légitime quand il s’en prend aux puissants, il ne faut pas se servir de la faiblesse pour faire rire »
L’accusateur s’avance à la barre où il fige un petit corps sec cintré dans une veste grise en laine. « Notre association a été fondée au moment de l’affaire Perruche », débute-t-il d’une voix claire. C’est Alexandre Varaut, avocat parisien bien connu et directeur du collectif contre l’handiphobie. Il l’assure au tribunal : il n’est pas pinailleur – seulement quatre procédures judiciaires en quinze ans – mais cette une l’a blessé, vraiment. Il s'explique : « Nous sommes là pour rappeler que nous sommes fondamentalement les mêmes. Ils ont un déficit d’intelligence, c’est acquis, et on ne cherche pas la normalité : seulement un égal respect. »
Le plaignant explique au tribunal les lettres indignées qu'il a reçues de parents de trisomiques – qui touche un fœtus sur 500 et est, de loin, le handicap mental le plus courant. « On l’a pris comme une gifle. Est-ce que c’est normal que l’on se serve de nos enfants et de leur faiblesse pour se moquer ? Le bouffon est légitime quand il s’en prend aux puissants, il ne faut pas se servir de la faiblesse pour faire rire. » L’homme cite l’exemple de son fils trisomique qui, en rentrant de l’école, a vu l’affiche. « Il a compris au premier degré qu'on parlait de lui, qu'on se moquait de lui, mais comment lui expliquer le contexte politique autour de tout cela ? »
Il y a tout de même des voix dissonantes. L’avocat de Charlie Hebdo, Me Richard Malka, cite une lettre reçue : « Je ne suis pas choqué par ce dessin, c’est même une bonne chose : cela nous normalise et c’est tant mieux », proclame sur papier le père d’un enfant trisomique. « C’est l’éternel débat : peut-on rire de tout, même des handicapés ? » soupire la présidente, qui aurait pu convoquer Pierre Desproges pour élever encore la discussion :
« S’il est vrai que l’humour est la politesse du désespoir, s'il est vrai que le rire, sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors, oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. »
Mais loin, très loin du procureur à nez rouge sont les arcanes juridiques dans lesquelles se mue le raisonnement tortueux mais rigoureux et implacable de la justice en robe. Riss a t-il injurié les trisomiques ? « Je ne m’autorise pas à porter un jugement sur les personnes trisomiques, moi ce que je voulais dire c’est que Nadine Morano n’avait pas le niveau intellectuel pour comprendre la pensée du général de Gaulle. » D’où le regard un peu blasé du général, consterné par cette prétendue héritière, cette ineffable coquecigrue qui invoque la « grande figure » pour vendre sa soupe électorale.
« On veut dresser une muraille de Chine entre le rire et le handicap ! »
Mais c’est à Me Henri de Beauregard de plaider pour la partie civile. Il parle vite et dit beaucoup de choses, pour tenter de caractériser les délits. « C’est un discours qui a été imposé du fait de sa grande diffusion », débute-t-il pour souligner la violence de l'effet. Il déplore que la critique, la « stigmatisation » de Nadine Morano passe par l’utilisation des personnes trisomiques. « On s’en prend à eux en utilisant leur handicap. Un article comme celui-ci peut faire reculer de plusieurs pas la considération des trisomiques dans la société », assène l’avocat. L’injure réside selon lui ici : « On fait de ce qui est une différence une infériorité, un motif de moquerie et de critique. » L’incitation à la haine se déniche ainsi : « Lorsque l’on se sert des préjugés contre la trisomie, disant que ce sont des personnes sottes, intellectuellement déficiente, pour rabaisser. » L’avocat ne voit aucun motif d’intérêt général qui justifierait un tel procédé, et fustige ce rire « aux dépens des faibles », dont le *« ressort n’est pas très sain ». L'injure alléguée, on peut le regretter, ne réside pas dans la comparaison avec Nadine Morano.
La procureure, en son réquisitoire, ne peut réprimer un reproche, comme pour le principe : « C’est quand même désolant qu’il faille utiliser des personnes en situation de faiblesse pour critiquer une personnalité politique. » Mais d’un point de vue strictement juridique, l’affaire semble pour elle entendue : « Les trisomiques ne sont pas l’élément central dans le dessin, les limites de la liberté d’expression n’ont pas été dépassées. » Elle requiert la relaxe.
Sans surprise Me Malka opine, et d’emblée donne le ton : « On vous demande de considérer qu’on ne peut plus faire rire, qu’il doit y avoir un mur de Berlin entre le rire et les handicapés, et ça, dans l’intérêt des handicapés, c’est pas possible. » Il comprend que la caricature ne plaise pas à tout le monde, mais c’est comme cela, « il faut l’accepter ». Il reprend son contradicteur : « Ce n’est pas un préjugé que les trisomiques sont moins intelligents, c’est une réalité. Mais ce n’est pas parce que quelqu’un est moins intelligent qu’il y a de la haine. Vraiment, je ne comprends pas. » Il n’hésite plus : « On veut dresser une muraille de Chine entre le rire et le handicap ! » Il rappelle le contexte polémique, le tollé provoqué par les mots de Nadine Morano. « L’effet comique, c’est faire un rapprochement entre deux choses qui n’ont objectivement rien à voir, mais qui ont tout de même quelque chose à voir. » Enfin, Me Malka lit un passage de la jurisprudence « Mahomet », rendue par la même chambre, dont les attendus semblent convenir à la présente affaire (confirmée par un arrêt de la cour d’appel).
Le 10 janvier 2017, le tribunal a relaxé Charlie Hebdo.