« Je ne vous entends pas, votre honneur, grimace le prévenu. – Votre honneur c'est de l’autre côté de l’Atlantique, ici c'est madame la présidente », corrige la juge. Louis a oublié ses appareils auditifs, comme d'autres oublient de déclarer leurs impôts. « Ce n'est pas anodin de se présenter à l'audience sans ses prothèses », note la présidente. Assis sur son fauteuil roulant, l’homme se tourne vers son avocat pour lui demander de répéter. « Je vais donc parler comme ça », s'agace la présidente en élevant la voix au plus près du micro. En 69 ans, Louis n’a jamais mis les pieds dans un prétoire.
Vêtu d’un jogging bleu et d’un t-shirt difforme, il a le visage rond et les yeux pissous. Les cheveux qui lui restent sont blancs. À son arrivée dans la salle d’audience à 14 h, les gens se sont écartés pour qu’il roule jusqu’à la première rangée de bancs. Il n’a quasiment plus bougé jusqu’à l’appel de son dossier. Près de cinq heures à attendre prostré, livrant aux magistrats une tête de labrador privé de gamelle.
« "Perturber", c’est comme masturber ? »
Si Louis use de tous les artifices possibles pour tenter de susciter la pitié de l’autre côté de la barre, c’est que son histoire ne sent pas le seringat. Entre mars 2014 et avril 2016, cet ancien ouvrier à la retraite a commis des agressions sexuelles répétées sur les deux petites filles de sa compagne, à l’époque âgées de 3 et 6 ans. Les faits ont eu lieu chez le couple, pendant que madame travaillait. Sa belle-famille avait trouvé bizarre que Louis insiste pour garder ses belles petites filles à chaque vacances scolaires, mais elle ne s’était pas méfiée outre mesure. « J’avais entièrement confiance en lui, c’était un peu mon deuxième père », renseigne la mère des victimes. C’est au cours d’une banale discussion à table que l’affaire avait éclaté. Alors que leur mère expliquait la signification du mot perturber, l’une des gamines demanda spontanément : « C’est comme masturber ? » Après de brèves investigations et une nuit blanche, les parents déposèrent plainte le lendemain.
À l’arrivée des gendarmes à son domicile, Louis se mit à pleurer. Cependant, cette réaction significative ne s’accompagna pas d’aveux en garde à vue. Enfermé dans le déni, il est incapable de reconnaître les « massages » prodigués par la plus âgée des fillettes. Face aux enquêteurs, elle mima le geste et apporta des détails ne laissant aucun doute sur la véracité de ses déclarations. Qu’importe pour Louis qui la qualifia de vicieuse au cours de son audition. « Je m’en souviens pas votre honneur, ça remonte », esquive-t-il trois ans plus tard. Au fil de l’instruction, on découvre qu’il avait l’habitude de diffuser des pornos aux fillettes. « Je croyais que c’était des dessins animés, se justifie-t-il. De toute façon j’étais dans la cuisine quand elles regardaient, je pouvais pas voir les images. »
La présidente commence à perdre patience : « Vous vous moquez de nous, monsieur ! Rien qu’à la musique du générique on sait qu’il ne s’agit pas de dessins animés. – C’était des DVD que j’avais trouvé à la déchetterie, j’avais pas eu le temps de trier. »
Des soupirs parcourent la salle et les deux journalistes évitent de se regarder pour ne pas laisser échapper un rire nerveux. Aussi brouillon que maladroit, Louis enchaine sur le terme masturber, qu’une élève de CP ne peut avoir inventée, comme le fait remarquer un des assesseurs : « Je reconnais avoir dit ce mot là, votre honneur, euh, madame. » Les raisons ? À l’entendre, il s’agirait d’éducation sexuelle. « La grande posait des questions, j’ai expliqué, lâche-t-il. – Mais on ne vous reproche pas d’avoir dit un gros mot devant des enfants », fulmine la présidente, consciente qu’elle n’arrivera pas à lui faire cracher le morceau. « Ce n’est pas magiquement thérapeutique qu’un agresseur sexuel reconnaisse les faits, mais ça fait du bien de l’entendre », observe l’avocate de la partie civile. La mère des victimes s’avance ensuite à la barre. Les larmes aux yeux, elle sort un papier de sa veste. L'instant est solennel. « Il y a trois ans nous avons découvert le vrai visage de cet homme. Pas un homme mais un monstre. Comment peut-on avoir une once d’attirance pour des petits corps si fragiles ? Il leur parlait d’un secret. Chaque mois elle nous demande si il va être puni. J’ai confiance en la justice française et en votre tribunal pour le sanctionner à la hauteur des horreurs qu’il a commises. »
« Je regrette d’avoir dit ce que j’ai fait »
Marié à 19 ans et divorcé à l’aube de la cinquantaine, Louis avait donc refait sa vie avec la maman de la jeune femme. L’expertise psychiatrique versée au dossier n’a révélé aucun trouble particulier. L’avocate de la partie civile poursuit sa plaidoirie. « Le prévenu s’illustre par sa volonté d’échapper au procès, entre cette surdité et cette situation de handicap dont personne ne semble connaître les origines. Je pense qu’il n’a jamais affronté cette histoire en tant qu’adulte. Son immaturité l’amène à ces explications enfantines que personne ne peut croire après avoir lu le dossier. » Le procureur embraye en listant tous les éléments à charge : les pleurs à l’arrivée des gendarmes, l’absence de rapports sexuels à l’époque, les déclarations implacables des victimes et les tergiversations du prévenu. « Monsieur tourne autour du pot alors que tout l’accable ! Le coup des appareils auditifs ressemble fort à un acte manqué, non ? Mais la clé de tout ce sont ses explications abracadabrantesques sur les DVD. À l’écouter, c’est pratiquement la faute des DVD. » Trois années avec sursis et mise à l’épreuve sont requises pendant que Louis détourne le regard. Après la plaidoirie de la défense en forme de vains coups de rame, le tribunal redonne la parole au prévenu. Louis bredouille des regrets. « Comment regretter quelque chose que l’on aurait pas commis, rebondit la présidente. – Je regrette, je regrette d’avoir dit ce que j’ai fait », répond alors l’intéressé dans une sorte de lapsus révélateur.
Après délibération, le tribunal prononce une peine de quatre ans de prison, avec sursis et mise à l’épreuve pour une durée de trois ans. Louis devra entreprendre des soins psychiatriques et aura interdiction d’entrer en contact avec les victimes ni avec aucun mineur. Il devra également verser 8 000 euros aux fillettes et 4 000 à leurs parents. Son inscription au fichier judiciaire des auteurs d’infraction sexuelle est également retenue.