Cette chronique a initialement été publiée dans le magazine Soixante-quinze.
Le prévenu est muet, autiste, tout à fait estropié par les malheurs, de terribles accidents de la « voie publique ». L’interprète se trouve impuissante : « Il ne parle pas la langue des signes », avise-t-elle le tribunal. Le président : « Ah, c’est embêtant. Bon, est-ce que vous lisez sur les lèvres monsieur ? » Mohamed émet un son aigu et agite la tête. Le président, lentement, résume : « On vous reproche d’avoir volé 1 100 euros et des cartouches de cigarettes, dans un restaurant, dans le 14e arrondissement, en cassant une baie vitrée. » Les faits remontent à 2015, mais les empreintes papillaires relevées ont mis du temps à désigner un suspect. La police le convoque le 22 avril 2016, puis de nouveau le 2 juin et le place en garde à vue. Le jour suivant, le voilà dans le box des comparutions immédiates.
Pour bien se faire comprendre, le président mime les faits. « On vous reproche d’avoir volé », et le voilà qui agrippe des liasses imaginaires avec des doigts crochus. Quand il ne sait pas, il agite ses mains au hasard – ça rend la scène cocasse. L’interprète superflue tente de se rendre utile en répétant les phrases du président.
Mohamed nie frénétiquement. Ses bras tout en circonvolutions spasmodiques heurtent son corps chétif – problèmes de coordination. C’est tout pantelant, bouillonnant, haletant qu’il parvient en ahanant à émettre quelques vains phonèmes auxquels le tribunal se pend de toutes ses forces. « J’ai souvent travaillé dans la restauration », devine-t-on au bout d’un formidable effort d’interprétation. Il est compris, ça le réjouit, il poursuit : « J’habite dans le 14e arrondissement. » C’est dit en petits bruits heurtés. On l’encourage, son avocat se permet une exégèse : « Il dit qu’il aurait très bien pu toucher la vitre en marchant, il ne marche pas très droit, il a du mal à se déplacer et à tourner la tête. » Les policiers lui ont confisqué son collier cervical qu’il doit porter en permanence. Il a mal, se plaint et tient absolument à détailler la myriade de pathologies qui l’affectent. « Le tribunal est saisi de faits, on verra plus tard », objecte le président.
Celui-ci n’est pas convaincu de la version de Mohamed, la démarche maladroite, les mains qui se hasardent sur des vitrines. Il reparle des empreintes, et soudain Mohamed s’emballe, retire sa chaussure et la brandit fièrement : « Moi 43 ! Pas 40 ! » Il agite son mocassin, l’air convaincu d’avoir dégainé l’irréfutable preuve matérielle de son absolue innocence. L’assistance, ébaubie, pouffe en silence. « Nous parlons de vos empreintes papillaires, monsieur », coupe le président. Il embraye vite : « Sur cette vidéosurveillance, les policiers vous ont formellement reconnu. » « Non, non ! » s’époumone Mohamed en furieuses onomatopées.
Mohamed, 39 ans, handicapé à 80 %, a peu connu son père, et sa mère souffre de la maladie d’Alzheimer. Il est atteint de dix pathologies, touche 800 euros d’allocations et affiche deux condamnations anciennes et dérisoires à son casier. Ça ne perturbe pas le procureur qui a vu en lui un roublard peu commun : « Il a des attitudes en fonction de la situation. Parfois il répond, parfois il fait l’autiste. Ce matin il était entièrement muet. » Soudain, l’estocade : « Regardez ! Il me fait des signes de tête, donc il entend et comprend ce que je dis. Pourtant je parlais la tête baissée, exprès pour voir. Monsieur utilise son handicap à son avantage ! » Il requiert huit mois, ferme ou avec sursis, à la discrétion du tribunal. L’avocat de Mohamed rappelle que les pathologies de son client sont bien réelles, que son handicap est lourd. « Les faits remontent à plus d’un an, et mon client n’a pas la capacité de casser une vitre. Il a très bien pu la toucher accidentellement. » Minuscule et fragile derrière sa vitre, Mohamed opine. Il est condamné à huit mois de prison avec sursis.