Cette chronique a été initialement publiée dans le n° 6 du magazine Soixante-quinze.
Mohamed est figé dans le box. À peine tangue-t-il, imperceptiblement, comme s’il allait défaillir sous l’effet d’une fatigue trop lourde. Il a l’air sombre et lent, cet échalas au visage émacié qui contemple le prétoire d’un œil morne. Depuis le début de l’audience, le tribunal patauge dans la confusion. Ce prévenu pantois planté dans le box n’est pas le bon, alors on le redescend au dépôt et on monte le numéro suivant. C’est comme ça que Mohamed est arrivé, affublé d’un interprète en langue arabe. Sous la chaleur accablante du mois d’août, la 17e chambre du tribunal correctionnel de Bobigny s’apprête à juger un homme prévenu d’avoir tenté de commettre une agression sexuelle.
Le président exténué se repose et les faits sont repris par son assesseure. « Il est environ minuit trente, le métro de la ligne 13 arrive à son terminus, Mairie-de-Saint-Ouen. » Voilà plusieurs stations que la jeune femme est intimidée par un homme assis en face d’elle. Fait rare en comparution immédiate, la victime est présente à l’audience pour narrer son épreuve, ce qui rend le témoignage plus tangible qu’un procès verbal lu par le tribunal. « Il me regardait intensément, je lui rendais son regard, essayant de lui tenir tête », dit-elle. Aujourd’hui, Mohamed n’a plus qu’un regard triste et gêné lorsqu’il contemple la victime. La jeune femme reprend : « Il me montre sa langue et se la passe sur les lèvres, à plusieurs reprises. » Mohamed ne sait pas, peut-être est-ce vrai ? « C’est un tic que j’ai, ça m’arrive tout le temps, chez moi, dans la rue », tente-t-il. La juge redonne la parole à la victime : « Il m’a suivi en sortant du métro, je lui ai dit d’arrêter de me suivre, ça n’a servi à rien. »
Aucun des voyageurs présents n’intervient. Elle n’appelle pas à l’aide, elle sort dans la rue pour filer droit chez elle, se retourne : il est toujours à ses trousses. Elle s’arrête, le repousse, l’intimide, le somme de « dégager », mais il tente de lui toucher la poitrine. Elle le repousse et le frappe, il sort son sexe, alors elle crie. Une patrouille de la police municipale accourt et interpelle l’homme titubant et confus. Mohamed était complètement ivre : « J’avais bu 18 bières – Pensez-vous que l’alcool a pu vous pousser à agir ainsi ? demande la juge – Oui, mes habitudes m’empêchent de sortir mon sexe dans la rue. »
La victime a fini son récit. Elle est évidemment un peu choquée. Elle est juste venue témoigner et voudrait repartir très vite de ce tribunal, ne demandant rien d’autre que soit établie sa qualité de victime. Elle ravale quelque tremblotement dans sa voix et, sous le regard bienveillant du tribunal, se rassoit au premier rang.
Le prévenu, 29 ans, est un homme isolé, qui prétend gagner 300 euros par mois en faisant des marchés. Originaire du Sahara occidental et demandeur d’asile, il est sans domicile fixe, seul en France – sa famille vit au Maroc et en Espagne. Sa compagne est loin, ce qui le plonge dans un désarroi sexuel considérable. « Parfois, je vais voir des prostitués, mais comme je n’ai pas d’argent, c’est pas souvent. » Inconnu de la police, inconnu de la justice, il n’a aucun papier. La procureure : « En admettant que vous ayez pu agir ainsi sous l’emprise de l’alcool, regrettez-vous les faits ? – Je tiens à m’excuser, moi-même, je ne peux pas accepter ça », et lorsqu’il dit ces mots, son visage s’assombrit davantage, miné par l’expression d’une immense détresse.
L’accusation requiert 10 mois avec sursis, la défense demande de baisser le quantum et, finalement, le tribunal condamne Mohamed à six mois de prison avec sursis.