Lecteurs, puisque la tenue des débats devant la cour d’assises du Rhône n’a eu que si peu de sens en cette fin du mois de juin 2020, celle qui écrit cette chronique a décidé qu’elle ferait bien ce qu’elle veut du plan d’audience.
Commençons donc par la fin. Il est 21 h 25, à Lyon, ce mardi 23 juin au soir, troisième et avant-dernier jour d’audience. Juste avant les plaidoiries des parties civiles qui se poursuivront jusqu’à 1 h 42 du matin, Laurent Martin, 46 ans, est appelé à la barre, extrait du box, entouré de l’escorte. Il a l’allure bonhomme, le crâne un peu dégarni. Ses gestes semblent incertains, un peu patauds. Il est accusé d’avoir tué sa femme Michelle et sa fille Estelle, presque 18 ans. Il va être interrogé sur les faits.
« Que s’est-il passé le 14 juin 2017, Monsieur ? lui demande la présidente, Marie Salord.
— Je vais vous répondre avec les choses dont je suis sûr. Il y a plein de moments, je ne pourrai pas vous dire. »
Laurent Martin est concentré, il prend le temps de répondre aux questions qui lui sont posées. Juste derrière lui, à quelques mètres de là, son fils écoute. Ils n’ont jamais été aussi proches l’un de l’autre depuis les faits.
« Le matin, il y a bien eu une dispute entre Michelle et Estelle. ça, j’en suis sûr. Je suis bien allé sur le balcon, ça j’en suis sûr. Tous les faits commis avec Michelle dans notre chambre et dans la salle de bains, j’arrive à revenir dessus, à revoir des choses, des gestes. Ce que je n’arrive pas à expliquer dans les faits, parce que les faits sont là, c’est comment je suis allé avant vers Estelle avec un couteau et une cordelette. Ça, je ne le vois pas. Pourquoi je suis rentré du balcon énervé ? Pourquoi j’ai commis ces actes ? Qu’est-ce qui a fait que j’ai été plus loin que d’habitude ? Oui, j’ai été plus loin que d’habitude… »
À l’époque, Laurent Martin sort d’un long arrêt de travail de deux ans, il s’alcoolise quotidiennement, plus que de raison, alors que Michelle travaille comme hôtesse de caisse chez Auchan, avec sourire et assiduité. Avant cet arrêt, Laurent a travaillé, dès l’âge de 20 ans, beaucoup en intérim, dans des entreprises très différentes, et les interruptions ont été peu nombreuses. L’image d’un homme fainéant lui colle pourtant toujours à la peau. « Je pense que c’est l’image de l’intérim lui-même qui ne correspond pas au mode d’emploi de la société », dit-il à la cour.
Jusqu’au bout, il s’investit aussi dans le bureau du club d’escrime local, où évolue son fils. Mais à la maison l’ivresse ne le rend pas bien aimable, les décibels montent entre les murs de l’appartement de Corbas, dans la métropole de Lyon. En 2010, il donne un coup de pied aux fesses de Michelle, qui porte immédiatement plainte. L’affaire se règle par une conciliation. « Michelle n’a jamais oublié ce souvenir de 2010, il y a toujours eu ensuite cette barrière-là entre nous. Après, il nous est arrivé de nous quereller, oui, il y a eu une certaine dégradation dans notre couple. Mais, mis à part cet épisode de 2010, je n’ai jamais été violent physiquement envers Michelle. »
Le cadeau de sa fille est devenu l’arme du crime
Ce 14 juin 2017, Michelle est dans la chambre parentale. Elle regarde des annonces immobilières sur la tablette familiale, télécharge son planning de la semaine suivante chez Auchan. « Pour moi, c’est à ce moment-là que la dispute entre Estelle et Michelle éclate », avance Laurent.
« Je les ai entendues recommencer à se disputer.
— À quel sujet ?
— Ça je peux pas vous dire. »
L’accusé tente de préciser : « Ce matin-là, au petit-déjeuner, on était revenu comme toujours sur les mêmes sujets : le maquillage, le lycée parce qu’Estelle n’avait pas envie de s’investir vraiment. Les engueulades des jours précédents reprenaient. »
Estelle avait offert à son père un couteau, avec une lame à double tranchant. Il le portait sur lui ce jour-là, et le cadeau est finalement devenu l’arme du crime. Une dizaine de coups portés sur Estelle, dont le cou a aussi été enserré par surprise avec une cordelette. Puis quatre coups de couteau, dont un mortel, contre Michelle.
« Tout ce qui s’est passé avec Estelle, je ne revois rien du tout. Je me revois pas le faire.
— Pourquoi et la corde et le couteau ? tente la présidente.
— Bah je sais pas.
— Vous pensez que Michelle a assisté à la scène où vous tuez Estelle ?
— Je pense, oui. Je pense que c’est elle qui voulait me désarmer. Mais je l’ai suivie dans la salle de bains et on a continué à en venir aux mains. Il me semble que je lui ai donné deux nouveaux coups et elle est tombée dans la baignoire.
— Après, vous ne retournez pas dans la chambre d’Estelle pour voir si elle est toujours vivante ?
— Je ne me revois pas le faire. ça fait partie des moments confus. »
Dans la salle, son fils respire un grand coup, les larmes aux yeux.
« À ce moment-là, alors que Michelle et Estelle sont mortes, votre fils est rentré à l’appartement et vous lui avez interdit d’aller vers la salle de bains. Mais s’il y était allé ?
— Eh bien il aurait vu sa mère décédée dans la baignoire.
— Et ?
— Et je sais pas… »
Silence dans la salle.
« Comment on passe d’une gifle à sa fille parce qu’elle n’est pas correcte avec sa mère à douze coups de couteau et une corde autour du cou ?
— Je sais pas. Je peux pas vous répondre, Madame la présidente. Ça dégoupille au point de faire des actes pareils… Je me dis que c’est possible que j’étais alcoolisé, oui, mais je sais pas comment j’en suis arrivé là.
— Vous pensez que vous saurez un jour ?
— J’espère. En tous cas, je fais tout pour. ça passe par des soins. Par des écrits aussi. Ça peut être tout et n’importe quoi, mais ça m’aide à penser.
— Comment vous pouvez être sûr d’avoir tué Estelle ?
— Parce que je ne vois pas Michelle faire ça.
— D’accord, alors c’est par déduction ?
— Oui. »
Au tout début de l’audience, vendredi 19 juin, Laurent Martin a avoué, distinctement : « Je reconnais les faits qui me sont reprochés ». La présidente a voulu être sûre : « Les deux faits ? – Les deux faits », a répondu l’accusé. Jusque-là et tout au long de la procédure, il n’avait reconnu qu’avoir tué Michelle, en légitime défense, parce qu’elle venait de tuer Estelle.
Du côté des parties civiles, qui ne s’attendaient pas à ces aveux, on dénonce la « manipulation », quand l’avocat général évoque un « calcul ».
« Qu’est-ce qu’on se dit après avoir tué sa femme et sa fille ? »
« Sans aucune raison, vous avez donc tué votre femme et votre fille ? questionne à son tour Me Agnès Bouquin, en partie civile.
— Il y en a sûrement une.
— Votre fils a aussi cette question : pourquoi la violence s’est arrêtée avant lui ?
— Je ne peux pas lui dire pourquoi. Il a sonné à l’interphone, je lui ai ouvert, il est monté et est rentré. Juste avant, j’ai fermé la porte de la salle de bains, mis une serviette au sol, quelque chose sur ma main parce que j’avais été blessé dans l’échange de coups. Et il est arrivé. »
Ils ont déjeuné tous les deux, puis Laurent a demandé à son fils d’aller jouer au bas de l’immeuble avec ses copains. Pendant ce temps-là, il a déplacé le corps de Michelle dans la chambre d’Estelle, calfeutré la porte d’entrée. Et la vie a continué, près des deux cadavres envahis de larves, d’insectes, des fluides corporels qui s’en échappaient les semaines passant, odeurs comprises. Son fils s’est installé dans le salon, avec un matelas pour dormir au sol. Laurent a utilisé le portable de Michelle et celui d’Estelle, en déverrouillant celui-là grâce à l’empreinte de doigt de sa fille morte. Il a envoyé des SMS à leurs proches, pour les rassurer. Père et fils ont répondu présents à des invitations à l’extérieur, comme un barbecue. Régulièrement aussi, Laurent a aspergé de l’insecticide dans l’appartement. Tout cela a duré un mois et sept jours, avant son interpellation par les gendarmes.
« Vous avez des blancs très sélectifs, Monsieur, sur les plus odieux des gestes commis, lance Me Bertrand Sayn. Vous savez que dans la pièce d’à-côté, deux corps se décomposent : votre compagne et votre fille, que vous laissez pourrir, que vous maltraitez après la mort. Comment vous avez pu faire ça ?
— J’ai tout fait pour garder mon fils près de moi, le plus longtemps possible, avant mon arrestation.
— Monsieur, je crois que vous manipulez la cour avec ces aveux, en vous servant de votre fils.
— Non, je ne me sers pas de mon fils, je pense que je l’ai déjà assez fait souffrir comme ça. Vous savez, j’ai déjà tout perdu. J’essaie de répondre aux questions, mais malheureusement, y’en a, je ne peux pas. »
Toujours du côté des parties civiles, Me Olivier Forray se lève à son tour.
« Votre fils se souvient que quand il est rentré ce 14 juin 2017, vous sentiez l’alcool. Alors, vous avez fêté les deux meurtres ?
— Non, sûrement pas. J’ai dû boire, vu ses déclarations, mais je sais pas.
— Qu’est-ce qu’on se dit après avoir tué sa femme et sa fille ?
— Je sais pas.
— Comment vous pouvez ne pas regretter à ce moment-là ?
— Je peux pas vous dire. Je suis dans une forme de refus de ce qui s’est passé.
— Mais de refus de quoi ?
— De la réalité, de ce qui s’est passé.
— Monsieur Martin, vous mentez à tout le monde depuis plusieurs années. Mais là, après ces deux meurtres, vous mentez quotidiennement à votre fils. Vous lui dites quoi ? que sa mère va revenir ?
— Oui, je le lui ai sans doute dit.
— Mais vous vous rendez compte de l’horreur ?!
— Non, je ne me rends pas compte à ce moment-là. »
Il est tard, 23 h 30. L’accusé est interrogé depuis deux heures, et l’avocat général, Joël Sollier; demande à reprendre l’interrogatoire le lendemain matin, dernier jour d’audience. Refus de la présidente, alors que la défense ne souhaite pas non plus que la journée s’achève sans contre-interrogatoire de l’accusé. Contrarié, Joël Sollier n’insiste pas et poursuit : « Monsieur, je vais simplement, si vous en êtes d’accord évidemment, soulever quelques éléments qui vous accusent. Comment vous en êtes arrivé là ? Qu’est-ce qui a pu se passer chez vous pour que vous ne soyez pas effondré après le drame ?
— Pour moi, si mon fils n’avait pas été là, ça ne se serait pas du tout passé comme ça. J’ai été embarqué dans le fait de ne pas dire la vérité. J’ai mis le doigt dans cet engrenage de mensonges et j’arrivais pas à en sortir.
— Dans quoi avez-vous mis la main pour vous retrouver dans une situation pareille ?
— Bah j’ai mis la main dans l’alcool.
— Que dans l’alcool ?
— Le fait d’être en accident de travail n’a pas dû aider.
— Il y avait une forme de désoeuvrement ? Parce qu’on le voit…
— Oui.
— Il n’y a pas que votre activité au club d’escrime qui vous occupait jusqu’à 3 h du matin…
— Non, il y avait aussi des sorties avec des relations extra-conjugales et homosexuelles…
— Ce n’est pas commun.
— Non, pas commun.
— Le respect dû aux morts, aux cadavres, c’est quelque chose de connu. Comment vous faites le saut ? N’est-ce pas une descente aux enfers commencée il y a plusieurs années ?
— Oui, c’est possible. Parce que comment on peut en arriver à faire des trucs aussi horribles ?… »
À la barre, Laurent Martin a la gorge serrée, le visage se crispe.
« La question est de savoir si c’est réellement votre volonté de continuer votre processus dans la reconnaissance des faits ? Parce que là, vous êtes en gare terminale…
— Oui, j’ai conscience qu’il faut arrêter de dire des conneries. Il y a des choses que je ne sais pas expliquer. Mais je sais que c’est moi.
— En fait, avant, vous pouviez mais vous ne vouliez pas expliquer, et maintenant vous voulez mais vous ne pouvez pas ?
— Non… Je ne peux pas l’expliquer. »
« Si vous avez quelque chose à dire à votre fils, c’est peut-être maintenant »
En défense, Me Roksana Naserzadeh se lève à son tour pour interroger son client. Mais la présidente est déjà obligée intervenir : « Excusez-moi, est-ce que l’on peut avoir le silence pour les questions de la défense ? » Elle s’adresse là aux trois avocats des parties civiles qui ont, dès le début du procès, pris ostensiblement le parti de bavarder, avec fort sarcasme, à chaque intervention de leurs consoeurs en défense.
Un calme tout relatif revient, l’avocate reprend.« Est-ce que vous pensiez un jour pouvoir vivre avec deux cadavres ?
— Non.
— Pensiez-vous être capable de passer une corde autour du cou de votre fille ?
— Non.
— Est-ce que votre fils, qui vous aimait, vous pensiez le faire souffrir comme ça ?
— Non.
*— Est-ce que vous ne pensez pas que pour faire le chemin que vous avez fait jusqu’à vos aveux à l’audience, vous aviez au moins besoin de deux ans ?
— Si.
— Quel serait votre intérêt d’en savoir plus sur ce qu’il s’est passé et de ne pas le dire ?
— Je ne vois pas. »
Me Méléa Ustün poursuit, toujours pour la défense : « Votre fils est présent dans la salle. Qu’est-ce qui diffère entre votre discours constant en garde à vue, et votre incapacité aujourd’hui à vous exprimer ?
— Je ne sais pas comment l’expliquer. C’est peut-être la peur du regard qu’il allait me porter.
— Si vous avez quelque chose à lui dire, c’est peut-être maintenant. Une fois dans votre cellule, il sera trop tard.
— Je regrette tout ce que je lui ai fait subir. Je suis conscient de lui avoir fait beaucoup de mal. Il n’y a pas un seul jour où je ne pense pas à lui, où je ne regrette pas ce que je lui ai fait et que malgré moi je lui fais encore parce que les explications que je donne ne sont pas assez satisfaisantes… Je l’ai regardé plusieurs fois durant le procès. Mais la plupart du temps, j’ai évité de le faire parce que ça me faisait du mal de le voir et parce que j’avais peur du regard des gens si lui me regardait. Il m’a regardé aussi et j’ai senti qu’il surveillait autour de lui en même temps pour voir si les gens le regardaient. C’est pour ça que je n’ai pas fait de déclaration avant.
— Je me trompe si je vous dis que vous ne vous autorisez pas ?
— D’une certaine manière, oui, c’est ça. »
L’avocate se rassoit. Doucement, la présidente reprend la parole : « Vous voulez ajouter quelque chose, Monsieur ?
— J’ai fait mon possible pour expliquer ce qu’il s’est passé. Mais malheureusement, il y a des choses que je ne peux pas expliquer. »
« Vivre avec son fils près de deux cadavres, qu’est-ce que cela veut dire ? » L’expert psychologue Patrick Dessez est à la barre, la présidente l’interroge. « Cela dénote une incapacité à se représenter les choses. C’est le moyen physique de ne pas se représenter. Il garde les corps en mentant, en faisant croire. C’est une manière d’effacer le drame, ce dont il a été l’auteur, le meurtre. Il les efface mais il y a des traces. C’est donc un énorme effort de sa part pour que cet événement n’existe pas dans sa conscience. »
« La manipulation et l’envie de tirer du plaisir du mensonge envers autrui sont absents de votre rapport…, avance Me Roksana Naserzadeh, face à l’expert-psychiatre François Renault.
— Oui, merci de le rappeler. »
L’expert ajoute : « Il n’y a pas de troubles mentaux. Mais la réalité est qu’il y a bien quelque chose qui dysfonctionne chez lui. Il y a une grande précarité psychique dans la construction. Des éléments précoces de carence, de violence, de dysfonctionnement, avec des conflits non traités, des non-dits, des émotions non-dites. Probablement que pendant des années ça fuite un peu, mais ça tient. » Avant l’explosion. Avant les faits, « il se tait, il se tait, abonde l’autre expert-psychiatre, Jean Canterino. Parce qu’il ne sait pas parler. Mais les émotions, ce n’est pas parce qu’on les met sous le tapis que ça disparait. Alors ça s’accumule, et c’est une cocotte-minute qui explose. »
Appelé à la barre plus tôt lors de l’audience, le directeur d’enquête était allé dans le même sens : dans cette affaire, « je ne parlerai pas de mobile, mais plutôt d’un pétage de plomb » de la part de l’accusé le jour des faits.
« Il était tellement choqué avec son hérisson dans les bras… »
« Il était tout le temps en train de faire le cake. » Le septuagénaire a le dos courbé, les mains posées sur la barre. Il en veut à Laurent Martin, à sa mère. Il a un temps été le beau-père du premier, un temps le compagnon de la seconde. Il est las. « C’est Laurent qui commandait tout le monde, il voulait pas travailler. Il était violent avec sa mère, sa grand-mère. Toujours en train de gueuler, de se taper dessus. Des engueulades, des engueulades, tous les soirs. Sa mère venait me chercher avec des coups de pied et moi comme un bête je rentrais. Elle arrêtait pas de gueuler. Quand je rentrais du boulot, y’avait rien de prêt. Elle travaillait pas du tout. Quand je rentrais, y’avais rien, juste une bouteille de pastis. »
Du côté de la défense, Me Ustün intervient : « On parle de Laurent Martin de ses 12 ans jusqu’à ses 18 ans, on est d’accord ?
— Oui, répond le vieil homme.
— Qu’est-ce que sa mère et vous avez fait pour arrêter ces violences ? Est-ce que vous, qui avez la tête sur les épaules, ou sa mère, avez pris la mesure de la situation ?
— Non.
— Il cassait la gueule des gens de son âge ? poursuit Me Naserzadeh.
— Je peux pas vous dire.
— De sa mère ?
— Je pense pas. Mais y’avait des disputes, ça tapait et hurlait. C’était régulier.
— Il vous a frappé ?
— Oui, une fois.
— Quand vous avez été entendu par les enquêteurs, vous avez dit qu’il ne vous avait jamais frappé… »
La demi-sœur de l’accusé arrive à son tour à la barre. Aujourd’hui, elle a 37 ans, semble à l’aise dans ses baskets. Elle est mère d’une adolescente, mais c’est son passé d’adolescente à elle qu’elle va livrer à la barre. Avec Laurent Martin et un autre frère, ils ont tous les trois eu la même mère. Volage, alcoolique, avec un fort caractère. Mais « ça fait 22 ans en gros que j’ai pas eu de nouvelles » de la famille.
Et pourtant, elle en a des jolis souvenirs avec ses frères, malgré le côté « magouilleur » de Laurent, ses mensonges, sa « capacité à inventer des histoires, un truc de fou ». Dans la maison de vacances de la famille en Ardèche, où il fallait couper du bois soi-même pour se chauffer, elle se souvient : c’était « une maison comme on peut avoir aujourd’hui quand on veut se couper du monde », et c’était le paradis. Les deux frères emmenaient aussi leur petite sœur à des matchs de hockey, « de très beaux moments ».
La relation entre Laurent et sa mère n’était pourtant pas si simple, « même si c’était son chouchou ». « Elle l’appelait “Nounou”. Ils avaient entre eux à la fois un rapport assez fusionnel mais aussi explosif. Ça arrivait que ça se bouscule. Je n’ai jamais vu de coups entre eux, mais ça pouvait être violent. J’entendais les bruits… » Elle poursuit : « Verbalement, notre mère était quelqu’un qui s’énervait vite. Pas avec moi, mais avec ses deux fils. C’était sa façon à elle de gérer. Elle s’énervait, elle criait. » Elle buvait aussi, en cachette, en mettant de l’alcool dans des bouteilles de Badoit. « Je me suis fait avoir une fois en pique-nique », note la trentenaire.
Mais la relation déraille au moment du décès brutal de leur mère. Le frère de Laurent accueille cette sœur encore adolescente, chez lui. Là-bas, il lui est interdit de se servir dans le frigo, elle est « sous-alimentée », elle n’a pas les clés de la porte d’entrée, pas le moindre gel douche pour se laver non plus. Elle est frappée, « par [son] frère et sa compagne ». Sa chambre – « enfin, c’est vite dit » – son « placard » plutôt n’a pas de fenêtre.
« Laurent savait que je rêvais de voir un hérisson. » La demi-sœur a le sourire en racontant cette histoire. « Comme tout le temps j’étais enfermée seule dans l’appart, il est venu, un jour, avec un hérisson dans les bras. Il était surpris que je sois seule. “Bah oui, je lui ai dit, c’est toujours pareil et je n’ai rien à manger.” Il m’a répondu “Oh, arrête ?!” Il a vérifié et a compris que c’était vrai. Il était tellement choqué avec son hérisson dans les bras… » Il y a comme de la douceur teintée de tristesse dans son récit. « Il a fait un courrier à son frère. Il m’a dit que lui et Michelle réfléchissaient, pour pouvoir me reprendre chez eux. Mais ce que je ne savais pas à l’époque, c’est que les deux frères étaient en contact : ce que je disais à Laurent, il le répétait à son frère. Et vous imaginez bien que lui était en colère quand il apprenait ce que je racontais. Alors j’ai pris derrière. » Elle n’a pas besoin d’en dire plus, tout le monde a compris. Après, elle a été mise à la porte, par ses deux frères, on lui a demandé de partir. Elle avait 15 ans. « C’est ignoble. »
Laurent Martin se lève, à l’invitation de la présidente. Il n’est pas celui qui montre beaucoup d’émotions lorsqu’il est interrogé. Mais là, il a l’air touché. Il regarde sa demi-sœur. « Je n’ai jamais compris pourquoi tu avais voulu partir. Je ne t’ai pas trahi. Ce que je disais à notre frère, je ne savais pas qu’il te le faisait payer derrière. Pardon… » La voix tremble. « Je ne pouvais pas t’accueillir, tu le sais ?
— Oui.
— J’ai appris beaucoup de choses aujourd’hui… »
Un dialogue s’installe calmement entre les deux, il semble rester un peu de tendresse, malgré tout. « Moi, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous n’avez pas repris contact avec notre grand-mère après, lance la sœur à son frère. Elle vous a élevés, elle vous a nourris. De 1998 à 2009, je m’en suis occupée seule. T’imagines ? J’étais une gamine ! Je l’ai lavée, je lui ai donné la becquée. Je m’en suis occupée. Elle était tellement en colère contre vous si tu savais, de voir que vous l’abandonniez, que vous m’abandonniez… »
La présidente stoppe l’échange avant la fin. « Bon, vous aurez d’autres occasions pour poursuivre cet échange. »
« En plus, il a récusé les femmes du jury »
« Il ne peut pas être présumé innocent, c’est quoi ça, il a tué sa femme et sa fille. Il doit être présumé coupable ! » L’un des frères de Michelle, partie civile au procès, s’exprime à son tour. Il avait coupé les ponts avec sa sœur, Laurent et les enfants en 2009. Sans pour autant être totalement fâché contre sa sœur, précise-t-il. « Quand j’ai appris la nouvelle, ça m’a scié mais en même temps, j’y pensais. » En revanche, « je ne pensais pas qu’il les tuerait ».
Il n’aime pas bien que son beau-frère soit défendu par deux femmes. « En plus, il a récusé les femmes du jury. » Il en reste quand même deux titulaires, et une jurée supplémentaire.
« Qu’est-ce qui vous gêne dans le fait que Monsieur Martin soit défendu par deux femmes ? cherche à savoir Me Naserzadeh.
— C’est un féminicide et il est défendu par deux femmes. ça m’a paru bizarre…
— Savez-vous ce qu’est un avocat commis d’office ?
— Non. »
L’avocate lui explique. Son associée Me Méléa Ustün est intervenue en garde à vue pour Laurent Martin au tout début de l’affaire, elle lui a ensuite demandé de travailler avec elle sur ce dossier, ce qu’elle a accepté, comme elles le font très souvent, rien de plus.
« Est-ce qu’à l’inverse, des hommes ne pourraient pas défendre des parties civiles, comme le font mes confrères pour vous aujourd’hui, puisque les femmes n’ont pas le droit de défendre un accusé selon vous ? »
Il n’y a pas vraiment de réponse, la question n’était pas attendue.
Me Roksana Naserzadeh poursuit : « Qu’est-ce qu’un féminicide pour vous ? — C’est quand un conjoint ou compagnon est violent avec sa femme et qu’elle décède suite aux violences commises. Quand on écoute les médias, tous les deux jours, une femme décède sous les coups de son conjoint. C’est ce qui est arrivé à ma sœur et à ma nièce. J’ai vaguement entendu parlé d’un décret, qui n’est pas suffisant dans ses mesures. La parole n’est pas assez libérée en France. Quand on appelle la gendarmerie, il faut le prendre en compte. Il faut prendre des mesures ! »
Le problème dans ce procès est que, souvent, les témoignages ne collent pas à la réalité du dossier. Victime à plusieurs reprises de violences physiques, Michelle ? Son frère comme plusieurs de ses collègues à Auchan l’affirment, probablement de bonne foi. Mais rien ne le démontre. Des « violences verbales », pas de doute ; un alcoolisme ingérable de la part de Laurent, pareil. Mais des violences physiques ? Devant les enquêteurs, l’une des collègues de Michelle dit, à son propos : « Elle n’était pas bien. On sentait bien qu’il avait de l’emprise sur elle. Une fois, on a voulu aller au restaurant toutes les deux, mais il n’a pas voulu. »
« Elle s’effaçait beaucoup, raconte une autre.
— Quand Laurent parle, Michelle s’efface ? insiste Me Forray du côté des parties civiles.
— C’est ça. »
Pourtant, des SMS montrent une femme qui était en mesure de dire les choses à son conjoint, sans retenue. Comme celui-là : « Sois tu réagis, sois tout est fini entre nous. » Ou encore, le 7 juin : « Désolée mais je n’ai pas du tout apprécié ton attitude d’hier à Auchan. Ton alcoolisme quotidien va nous perdre. » Et puis, le 9 juin : « Putain mais t’es con ou quoi ? Tu bouges ton cul ! »
La présidente lit l’audition d’une collègue de Michelle, absente au procès : « Que saviez-vous sur sa vie privée ?
— Rien justement. Il se dit qu’elle avait des problèmes de couple. C’est ce qui se disait au travail. »
Une amie de longue date raconte à son tour : « Il y a des moments où ça allait, d’autres pas », parce que Laurent ne travaillait pas, à cause également de son alcoolisme. « Michelle m’a parlé une seule fois de violences physiques. » Et puis : « Laurent était agressif envers elle des fois, mais verbalement. »
Dans son casier à Auchan, Michelle conservait quelques documents : la carte d’une association d’aide aux victimes qui était intervenue sur son lieu de travail (elle n’a jamais appelé ce numéro), un certificat médical constatant les traces physiques faisant suite aux faits de 2010. ainsi qu’une copie de son assurance-vie modifiée en 2010 au profit de l’un de ses frères et au détriment de Laurent. Rien de plus. « Si son casier était son jardin secret, est-ce qu’elle n’aurait pas pu y mettre d’autres certificats médicaux ? », dans le cas où il y aurait eu d’autres violences, interroge Me Ustün.
« Nous savons que Michelle voulait préserver des preuves contre vous dans son casier professionnel… » Me Roksana Naserzadeh s’adresse à son client. « Je vous informe monsieur qu’entre 2001 et 2017, 89 documents de consultations de médecins ont été retrouvés par les enquêteurs. En 2016, Michelle est allée à dix reprises voir son médecin traitant. Vous le saviez ?
— Non.
— Saviez-vous qu’un seul document fait écho à des violences conjugales ? Et que le médecin n’avait relevé aucune trace de violence ?
— Non, je savais pas, mais je m’en doute.
— Si j’avais été votre compagne ou l’un de vos enfants, je n’aurais pas aimé rentrer le soir à la maison. Vous le comprenez ?
— Oui.
— Dites pourquoi.
— D’un certain point de vue, une personne alcoolisée, ça peut faire peur.
— Je ne vous aurais pas supporté parce qu’à certains moments, vous êtes un super papa, un super époux. Et d’autres fois, vous êtes insupportable. Vous comprenez ?
— Oui. »
« J’en avais marre de voir les larves partout. J’aime pas ces insectes, j’ai peur de ça »
Après la venue du médecin légiste présentant l’autopsie de deux corps en état de putréfaction avancée, et le malaise d’un jeune garçon dans la salle d’audience ;
après la diffusion sur écran de nombreuses photos du sexe de l’accusé prises par lui-même, et l’intervention agacée de la défense : « Puisqu’on en est à diffuser des photos à caractère pornographique lors de cette audience, il y a aussi dans le dossier de très nombreuses photos prises lors d’événements joyeux dans la famille, que l’on peut montrer » ; après un énième accrochage entre avocats, un moment a fini par faire taire tout le monde : la diffusion d’une audition du fils de Laurent chez les gendarmes. L’adolescent d’aujourd’hui a 11 ans à ce moment-là. Nous sommes le 18 septembre 2017. Il est plus rondelet qu’aujourd’hui. Sa voix est celle d’un petit garçon, douce, plutôt appliquée. Et le résultat est un mélange d’insouciance et de maturité, de naïveté et de tristesse, d’intelligence et de calme. « Du coup, je me pose des questions », lance-t-il à la gendarme qui l’interroge.
« Mon père, il inventait des trucs. Il me disait que ma mère et ma sœur étaient à l’hôpital, parce que ma sœur s’était blessée au genou, ça s’était infectée et c’est pour ça qu’elles ne rentraient pas. »
« Mon père, il voulait pas nettoyer la chambre. Je voulais qu’il nettoie, parce que j’en avais marre de voir les larves partout. J’aime pas ces insectes, j’ai peur de ça. »
« Mon père, il était souvent énervé. Il buvait beaucoup d’alcool. »
« Estelle, elle voulait pas continuer l’école. Elle faisait n’importe quoi. »
« Mon père m’avait dit de dire que ma sœur était en vacances et ma mère en formation. » Pour que personne ne s’inquiète parmi leurs proches. « Et toi, tu pensais qu’elles étaient où ? », lui demande la gendarme. « Bah à l’hôpital. »
« Comment ça va, toi ?
— Bah ça va.
— Est-ce que c’est dur ?
— Un peu.
— Qu’est-ce qui est difficile ?
— Tout.
— Qu’est-ce que tu fais quand ça va pas ?
— Je crie, je tape dans des coussins, je fais un peu n’importe quoi. »
La conversation se poursuit, toujours avec calme.
« Tu as envie de récupérer des affaires dans l’appartement ?
— Oui.
— C’est important pour toi ?
— Oui. En priorité mes vêtements, ma console, mes vêtements d’escrime, et mon doudou. »
Le silence règne dans la salle, les yeux sont rivés vers la télévision qui retransmet les images.
« C’est quand la dernière fois que tu as vu ton père ?
— Le 21 juillet, quand vous êtes venus le chercher.
— Tu voudrais le revoir ?
— Oui. Au moins une fois. J’ai des questions à lui poser. Des questions toutes bêtes. J’aurais envie de lui demander un mot de passe [informatique], parce que j’arrive pas à faire ce que je veux. Je voudrais lui demander pourquoi il a fait ça aussi. Et combien de temps de prison il va faire. C’est tout. J’aimerais le voir plus. »
À la fin, la gendarme l’interroge sur la peine de prison qui sera prononcée contre son père. « Tu voudrais qu’il se passe quoi, toi ?
— Bah je sais pas, moi. »
Puis : « Je veux qu’il reste longtemps en prison ».
Dans la salle d’audience, le petit garçon de l’écran est devenu un adolescent de 14 ans. Il n’a pas regardé ces images, la tête cachée derrière un banc du public, peut-être pour que personne ne puisse le voir. À ses côtés, comme depuis le début du procès de son père, sa famille d’accueil est là. Un bloc, des repères, pour tenir bon. Envers eux, Laurent Martin a dit, quand il a eu la parole une dernière fois avant que la cour et les jurés se retirent pour délibérer : « Je ne sais pas comment ça va être interprété, mais j’ai une pensée pour la famille d’accueil de mon fils. Malgré le mal que je lui fais, il a beaucoup de chance d’être accueilli là-bas. J’ai compris assez vite que c’étaient des gens honnêtes. Ils participent beaucoup à sa reconstruction. Je suis reconnaissant de ce qu’ils font pour lui. »
Après deux heures de délibéré et alors que l’avocat général avait requis la réclusion criminelle à perpétuité à son encontre, notamment parce que « prononcer la perpétuité, c'est refuser l'indécision », Laurent Martin a été condamné à trente ans de réclusion, avec une période de sûreté aux deux tiers, ainsi qu’à sept ans de suivi socio-judiciaire à la sortie, avec une obligation de soins. Enfin, la cour a prononcé le retrait de l’autorité parentale.