La société française et son quadrillage administratif ne sauraient, au XXIe siècle, voir sortir d’un bois un nouveau Victor de l’Aveyron. Cependant la société française en produit, dans un genre conforme à sa modernité : Loïc n’est pas « hirsute », ne marche pas à quatre pattes, n’est ni « velu » ni « sourd et muet ». Loïc a un état civil, les cheveux coupés court, il se tient debout, il parle et entend, selon ses moyens, et comprend, selon ses moyens également. Loïc est un enfant sauvage du XXIe siècle.
Le tribunal s’est installé dans une salle voûtée dans le bas du TGI de Mâcon. La salle est jolie mais petite. On compte six hommes armés en escorte pour un jeune homme tout juste majeur. Loïc est imprévisible, il est violent, il fait peur.
Il a quitté l’école tôt, en 4e, ce qui lui donne au mieux un niveau de cours moyen. Il n’a plus de parents. Délaissé-abandonné par son père, il perd sa mère, malade, une année à la veille de Noël. Il a connu les foyers, les camisoles chimiques, et désormais la rue. Aujourd’hui il est déféré devant la chambre des comparutions immédiates, parce que son casier judiciaire est déjà lourd, et parce qu’hier il a volé un vélo, en état de récidive légale, avec un co-auteur encore mineur, donc absent. Il demande un délai pour être jugé, le tribunal va décider de son sort en attendant le jugement.
Loïc est issu du malheur et socialement il est mort
Écoutons le docteur Serge Aroles, qui se pencha, au XVIIIe siècle, sur les enfants sauvages : « Victor de l’Aveyron a été un malheureux enfant abandonné, rejeté, ou bien qui s’était perdu. Dès lors il ne pouvait que mourir ou, s’il survivait, il ne pouvait que régresser, tant sa vie allait être précaire, remplie de souffrances, de carences, de dangers. »
Loïc est issu du malheur et socialement il est mort. Sans domicile depuis un an et demi, auparavant en foyer, est-il devenu ce que la société permet de mieux dans un cas comme le sien ? Diagnostiqué petit comme « hyperactif », la société lui donne ce qu’elle peut : des médicaments. Et pas des moindres. L’injection à effet retard est prescrite par les psychiatres contre les psychoses – notamment la schizophrénie, les troubles bipolaires et les états limites. Le traitement fait prendre du poids, Loïc à l’époque était gros et bouffi.
Un jour il a décidé d’arrêter son traitement. Pourquoi ? « J’allais pas cachetonner toute ma vie, de toute façon c’était juste pour me faire dormir, ils me l’ont dit au foyer. » Lui a-t-on déjà dit qu’il avait une maladie mentale ? Non. Lui a-t-on déjà dit qu’il avait un problème ? « Tout le monde me le dit ! », lance Loïc, immédiatement exaspéré qu’on l’interroge sur cette évidence.
Écoutons encore le Docteur Serge Aroles : « …ces petits d’hommes qui deviennent en fait sauvages, étranges, étrangers à notre société. La mise au placard, c’est la sinistre recette pour ensauvager un petit, un petit humain mais aussi un petit animal. »
« Mandat de dépôt, ça veut dire que vous allez en prison »
Loïc revient donc devant les juges, une fois de plus, mais comment s’inscrit sa vie ? Où ? Dans quel espace-temps, étranger au nôtre ? Le président lui demande si quelque chose le tente. « Maçon. » Peut-être pourrait-il faire une formation ? « Ah non ! Je ne veux pas faire de formation. » Du reste : « J’avais rendez-vous aujourd’hui pour un logement, et puisque je suis là devant vous tous, je l’ai loupé. » Une fois il fut hospitalisé pour des raisons psychiatriques, mais quand ? « Oh c’était il y a … très, très longtemps. » Il parle comme s’il avait 60 ans. Il dévisage les quelques personnes présentes. Regard froid, visage dur.
Le Tribunal n’a qu’une alternative : ordonner une détention provisoire, ou le laisser sortir (mais pour aller où ?) en attendant le procès. La part difficile revient à Maître Gemma, l’avocate de Loïc : « J’ai conseillé à mon client de demander un délai, parce que je m’inquiète de sa personnalité. Je pense qu’on ne peut pas le juger décemment sans avoir établi s’il est responsable pénalement, ou s’il y a une altération de sa responsabilité. Je vous demande de diligenter une expertise psychiatrique. »
Le président s’adresse à Loïc : le tribunal décerne mandat de dépôt, et ordonne une expertise psychiatrique. Le jeune homme ne bronche pas. Alors le président explique : « Mandat de dépôt, ça veut dire que vous allez en prison en attendant le jugement. » A nouveau excédé, Loïc, pendant qu’on le menotte, lance à son avocate : « C’est quoi c’te histoire, M’dame ? »