« Tu ne commettras point d'adultère. » À défaut d'être moderne, le Décalogue a le mérite d'être clair. Le code civil, lui, est un peu plus complet. Il déclare, dans son article 212 : « Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours et assistance. »
Or, c'est bien la fidélité qui est visée par le site Internet Gleeden, qui se veut « le 1er site de rencontres extra-conjugales pensé par des femmes ». À grands coups de promotions agressives sur les bus et dans le métro, le site s'est attiré l'antipathie de bon nombre d'associations catholiques, rassemblées au sein de la Confédération nationale des associations familiales catholiques (CNAFC).
Aujourd'hui, tout ce beau monde se retrouve face au juge, dans la 5e chambre du tribunal de grande instance de Paris, un tribunal civil arbitre un conflit entre deux parties.
La pièce est intime, avec ses murs de velours vert qui la font ressembler davantage à un boudoir du XVIIIe siècle qu'à une salle d'audience. D'autant qu'on est entre gens de bien : trois juges, trois avocats, et une bonne douzaine de journalistes qui griffonnent un peu partout en se faisant des sourires complices et entendus.
Avant l'audience, Me Mecary, l'avocate de Gleeden, prévient : « Je ne plaiderai que sur la partie juridique du dossier, je ne ferai pas de commentaires sur l'aspect politique pendant l'audience. » Politique ? Moral, plutôt, non ? « Non, ce n'est pas moral, c'est politique : ces associations veulent juste faire avancer leurs idées, elles se servent de ce procès comme d'un outil de promotion. »
« Ce n'est pas le procès de l'infidélité, mais celui du business de l'infidélité »
Effectivement, l'audience, qui durera moins d'une heure, sera surtout l'occasion d'une joute juridique entre l'avocate du défenseur, Gleeden, et ses deux confrères qui plaident pour le plaignant, la CNAFC, que la présidente décide d’appeler « la confédération », par souci de simplicité.
Elle rappelle ce que demande concrètement la confédération : que Gleeden cesse de faire la promotion de l'infidélité dans ses campagnes de communication, que les contrats passés entre le site et ses utilisateurs jusqu'ici soient considérés comme nuls, ainsi que 15 000 euros de dommages et intérêts.
La défense, quant à elle, considère que la demande de la confédération est irrecevable, car celle-ci n'a aucune autorité pour déposer une plainte. Elle souhaite donc qu'elle soit déboutée.
La présidente pose la première question : « La confédération a-t-elle qualité à agir dans ce dossier ? Vous avez dix minutes chacun. » Me de Beauregard se lance.
D'emblée, il précise : « Ce n'est pas le procès de l'infidélité, mais celui du business de l'infidélité. » L'association qu'il défend représente plus de 35 000 familles, est connue, reconnue d'utilité publique et pas particulièrement procédurière, en témoignent le peu de plaintes déposées en quinze ans.
S'il se permet de parler au nom des victimes des infidélités vantées par le site, c'est que celles-ci ne peuvent pas se plaindre : « La plupart du temps, elles ne sont même pas au courant qu'elles sont parties dans ce dossier. » Avec sa double casquette d'association familiale et d'association de consommateurs, la confédération s'estime légitime à défendre le code civil bafoué.
Dans un sourire, l'avocate de Gleeden tacle les « explications emberlificotées » du plaignant et se range du côté de la présidente : « Je n'ai pas entendu de réponse a vos questions. »
Elle s'en prend ensuite à la vraie raison, selon elle, qui pousse la confédération à porter plainte : « Pour faire simple, c'est une association qui promeut la famille catholique et qui instrumentalise votre tribunal pour faire avancer ses idées. Et ça fonctionne, il n'y a qu'à voir ici ! » Elle pointe les journalistes du doigt, qui ne peuvent que baisser des yeux plein de larmes vers leurs cahiers à gribouillis.
« Imaginez que demain, une association musulmane vienne faire la même chose… »
« Très bien, la question de la recevabilité de la plainte sera tranchée plus tard. » Dans le doute, le procès continue sur le fond de l'affaire. Et là, la cour a des questions à poser.
« Vous voulez que les contrats soient annulés, ça pose des problèmes juridiques. Et les contrats qui ne concernent pas le territoire français, et ceux pour lesquels il y a prescription ? » interroge la présidente.
Les deux avocats ne s'attendaient visiblement pas à devoir fournir de telles précisions, ils se concertent un peu, et puis Me Le Mohedec s'avance : « Nous pensions aux contrats soumis au droit français. Pour nous, c'était implicite.
– Et pour la prescription ? » demande la présidente. L'avocat hésite : « Nous visons… nous visons… nous visons les contrats pour lesquels il n'y a pas de prescription. »
La présidente poursuit : « Gleeden nous fait remarquer que de nombreux contrats ont été conclus par des gens qui ne sont pas mariés, quid de la nullité de leur contrat ? »
Les deux avocats, un peu pris à défaut, réorientent le débat sur le fond, le sens de leur action : « L'objet du contrat est la relation extra-conjugale. La mission de Gleeden est la remise en cause de ce pilier fondateur de la relation matrimoniale : ne laissons pas la fidélité devenir une valeur rétrograde. »
Ce à quoi l'avocate de Gleeden rétorque : « La fidélité n'est pas une valeur universelle, la confédération veut l'imposer à l'ensemble de la société. » Mais les deux avocats ne se laissent pas enfermer dans le costume de catholiques intégristes qu'on essaye de leur faire enfiler : « Nous voulons défendre la loi de la République contre la loi du marché, l'exploitation mercantile du malheur des autres. »
Ils rappellent que l'infidélité, bien que n'étant pas un délit, est une faute reconnue en cas de divorce. Le site qui fait la promotion de l'infidélité fait la promotion d'une pratique illicite et, selon eux, antisociale, car l'adultère est l'origine de nombreuses séparations : « L'article 212 du code civil, c'est la loi. Quand on viole cet article, on est dans l'illicite. »
« Tout ce que je viens d'entendre, ce sont des considérations d'ordre moral, plaide l'avocate de Gleeden. Les publicités ont été reconnues comme parfaitement légales. » Elle dénonce une « tentative de museler la liberté d'expression ».
Enfin, elle demande au tribunal de réfléchir à une éventuelle amende : « La confédération sait que son action n'a pas de fondement juridique, elle se sert simplement de cette audience pour promouvoir son action. Mais imaginez que, demain, une association musulmane vienne faire la même chose… »
Me Le Morhedec lève les yeux au ciel : « Ah, ça y est, on invoque les musulmans… » Il demande au juge une décision cohérente : « Imaginez qu'un maire, qui marie un couple le matin et leur demande de se respecter mutuellement puisse, l'après-midi, se trouver nez-à-nez avec des publicités qui prônent exactement l'inverse. »
Si le tribunal civil est habitué à arbitrer des conflits qui opposent deux parties, c'est ici entre deux conceptions de la République et de la société qu'il va devoir trancher. Pour ce faire, il se donne le temps de la réflexion : la décision sera rendue le 26 janvier.
[Mise à jour] Le 9 février, le tribunal a estimé que la Confédération nationale des associations familiales catholiques n'avait pas qualité à agir et l'a donc débouté.
Jugement Gleeden du 9 février 2017 by JulienMucchielli on Scribd