« Le tribunal n'est pas en colère contre vous »

« Pour certains, c'est la première fois. Au réveil, vous avez dû vous poser mille questions. Ayez tous à l'esprit que le moment fatidique, c'est ici. Maintenant. » Le président de la 10e chambre s'adresse à deux consommateurs de crack, à la barre, et à leurs deux dealers, dans le box. Hâlé, abondante chevelure noire gominée, domptée par un chignon, barbe luxuriante taillée au cordeau, le jeune magistrat détonne.

Pédagogue, il prend son temps pour expliquer chacun des rôles. La procureure : « Elle prendra les réquisitions. Il faut la respecter. J'entends un bébé qui réagit à l'évocation du procureur. C'est une bonne chose », s'amuse-t-il. La greffière : « Sans elle, pas d'audience. Elle prendra des notes et vous donnera des documents. » L'huissier, qui « donne l'ordre des affaires ». Les avocats : « Le tribunal vous salue et vous souhaite du courage dans vos plaidoiries. » « Puis viendra le moment pour nous de nous retirer. Un moment très dur. Très très dur. »

« On va les afficher dans la salle d'audience pour inciter les gens ! »

« Vous hurlez dans le métro, faites tomber les policiers, tentez de vous débarrasser des produits. C'est une histoire d'un autre monde, on aurait dit que vous aviez tué quelqu'un », persifle sans transition l'assesseuse à l'encontre de Selaoui. Petit et dodu, le jeune maghrébin rigole.

« Ça m'fait pas rire, s'outre la magistrate. Vous en êtes où de votre consommation ?

J'ai arrêté.

Vous disposez d'analyses d'urine ?

Oui », dit-il mal assuré, pendant que l'assesseuse, feuille d'analyses en main, s'énerve de l'ancienneté du bilan.

Driss, lui, en a une toute récente. L'assesseuse s'en félicite :

« On va les afficher en salle d'audience pour inciter les gens !

Vous reconnaissez les faits ? demande le président, ton calme et regard doux.

Oui, répond Driss, musicien de métier.

Alors pourquoi ? Car vous avez déjà été condamné ?

Je ne sais pas. Je fume du crack avant mes concerts. Mais depuis mon arrestation, j'ai réfléchi.

C'était comme un signe ?

Oui.

Votre compagne est présente. Votre fils aussi. J'ai attendu qu'il sorte de la salle pour évoquer votre addiction. Ça ne vous suffit pas ? Il faut que ce soit un juge et non votre propre famille qui vous dissuade ? sermonne le président.

Avant je faisais ça en cachette. Maintenant, j'assume mes bêtises.

Ce sont des délits pas des bêtises », s'agace l'assesseuse.

« On va vous mettre en prison jusqu'à ce que mort s'ensuive ? »

Le président dirige son regard vers Sila, le dealer récidiviste :

« Qu'est-ce que vous attendez ? Qu'est-ce que vous attendez ? Qu'est-ce que vous attendez ? Ce n'était peut-être pas les mêmes juges, pas les mêmes hommes ni les mêmes femmes, mais vous l'avez déjà vu le film !

J'ai tourné la page, répond un Sila fébrile.

On va vous mettre en prison jusqu'à ce que mort s'ensuive ? Vous avez une vie à mener, monsieur. Vous êtes calme, on a l'impression que ça coule sur vous comme un canard. Pas d'autres questions », conclut le président.

Arrive le tour de Zalé, un noir imposant, salement balafré du golf droit jusqu'à la tempe. Arrivé en France en 2014, sa vie d'errance l'amène à faire de mauvaises rencontres. Il goûte au crack. Puis le vend.

« Ça a été très dur, confesse-t-il.

Tous les gens dans une situation difficile ne finissent pas vendeur de crack ! Et le bicarbonate de soude trouvé chez vous ? C'était pour cuisiner la cocaïne pour la transformer en crack ?

Je ne sais pas ce que c'est.

Arrêtez, tout le monde connaît la recette ! », lâche l'assesseuse, pas dupe. Le président et l'autre assesseur se marrent, l'air de dire : « Tu savais toi ?! »

« Le dossier est banal, mais pas le produit », estime la jeune procureure. Pour Sila, « condamné à de trop nombreuses reprises », elle requiert trois ans ferme. Pour Zalé, dealer, mais jamais condamné, 30 mois ferme. Pour Driss, déjà averti, un an dont quatre mois de sursis avec mise à l'épreuve (SME). Enfin, pour Selaoui, six mois de sursis simple.

« Vous avez l'air aussi surpris que votre avocate ! »

L'avocat de Driss se cache derrière la profession de musicien de son client : « Dans le milieu de la musique, c'est courant. D'autant plus en musique africaine. De la musique qui bouge. On a besoin d'être dans le groove. D'ailleurs, des tubes planétaires ont été conçu sous drogue. » Celui de Selaoui, derrière sa toxicomanie : « Je demande la relaxe, car on ne met pas en prison quelqu'un de malade. » Ceux de Sila et Zalé, derrière les dix mois de détention provisoire déjà effectués par leurs clients. Ils demandent à ce que la peine prononcée couvre celle-ci, du SME pour le surplus.

Après un long délibéré, le président annonce les peines. Du SME pour les deux consommateurs. 30 mois ferme avec maintien en détention pour Sila, deux ans pour Zalé, mais sans maintien en détention.

« Pour certains du soulagement, pour d'autres de l'incompréhension. » La voix grave, le président tient à expliquer les peines prononcées. À Selaoui et Driss : « Ce sursis, c'est une manière de vous dire de vous tenir à carreau. » À un Zalé souriant, qui a échappé de justesse à un retour en cellule : « Vous avez l'air aussi surpris que votre avocate ! La grande question : est-ce qu'on se plante complètement en vous faisant confiance ? Il vous est donné la chance de sortir. Le droit chemin existe. » Et au malheureux Sila : « La peine est lourde. C'est vrai. Il était important de vous montrer qu'il fallait vous arrêter. Est-ce la bonne solution ? Je ne sais pas. Vous avez la possibilité de faire appel. Le tribunal n'est pas en colère contre vous. » Et de conclure : « J'espère que cette audience est la dernière pour vous. »


Les patronymes ont été modifiés.

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