« Le sang est sorti comme quand on secoue une bouteille de soda »

« Est-ce que vous êtes fou ? » demande le président à l'accusé. « Non. Il y a des gens qui me considèrent comme fou, mais je ne sais pas pourquoi », répond celui qui, depuis deux jours, écoute son procès en suçant son pouce.

Depuis le début de l'audience, Lilian, un grand jeune homme de 32 ans d'origine sénégalaise, alterne entre un discours tout à fait rationnel sur le meurtre qu'on lui reproche, et une perception de la réalité au moins étonnante, pour ne pas dire délirante.

Il s'est présenté, ce matin, avec une barbe drue et une veste orange qui n'a pas été lavée depuis des mois, maculée de grandes taches marron. Avant son incarcération, il y a trois ans, il était sans emploi, et vivait chez sa mère, sans revenu, pas même le RSA qu'il n'avait pas demandé : « Je me disais : "Je vais bientôt devenir riche avec ma musique, donc ça ne sert à rien". »

Lilian nourrit de grands projets. Il sera musicien : il chante et joue un peu de guitare ; ou boxeur professionnel – voire pilote de Formule 1, bien qu'il n'ait pas le permis de conduire. Bien sûr, pour ça, il faudrait qu'il soit en liberté, ce qui ne devrait pas tarder, puisqu'il réclame un non-lieu, malgré le meurtre qu'il reconnaît : « Je me dis que le train passe vite et qu'il va bientôt être trop tard pour moi. »

Le président égrène son curriculum vitae, son enfance à Aubervilliers, ses deux petits frères, les quatre-quarts en guise de gâteau d'anniversaire, son père alcoolique et violent qui les fouettait avec un câble électrique - « Il ne nous a pas frappés plus que ça », corrige l'accusé -, la mort de son père quand il avait 15 ans, l'abandon des études en 3e, la consommation quotidienne d'alcool et de cannabis, les 9 mois de travail effectués sur 10 ans d'inactivité, les tensions avec sa mère qui ne supportait plus « qu'il soit dans ses pattes », et puis les ennuis judiciaires.

Le casier de Lilian s'ouvre en 2005, avec un recel de vol. La même année, il est condamné à nouveau, pour les mêmes faits. Il prend également dix mois de prison pour la fabrication d'un cocktail Molotov - « C'était à cause de la mort des deux jeunes à Aubervilliers », raconte-t-il – puis, en 2007, une condamnation pour trafic de stupéfiants, en 2008 pour conduite alcoolisée, la même année pour conduite sans permis. En 2010, il est incarcéré pendant un an pour des violences.

Le président l'interroge sur ces faits, Lilian lève les yeux au ciel pour tenter de se souvenir : « Je ne me rappelle plus, j'ai été condamné pour ça ? » Le juge l'aide un peu : « Oui, souvenez-vous, une grande salle, un peu comme celle-ci, avec un monsieur habillé en rouge, comme moi ? » Peine perdue : « Non, vraiment, je ne me souviens pas. »

En tout cas, pour sa mère et son frère qui viennent témoigner dans l'après-midi, c'est à sa sortie de prison que Lilian a vraiment commencé à changer. Avant, malgré ses « bêtises », c'était quelqu'un de gentil, de sociable. Après son incarcération, il a commencé à parler tout seul, à s'isoler de plus en plus. Il déambulait dans le quartier, sans but, racontait qu'il communiquait avec des gens par télépathie.

« Il est un petit peu cinglé »

Patrick est un ancien du quartier, un habitant respecté et respectable, qui a connu Lilian quand il était petit, l'a vu grandir et se dégrader. « C'est quelqu'un qui a des problèmes, qui n'est pas stable, il est un petit peu cinglé. »

Le 12 septembre 2014, Patrick était attablé à la terrasse d'un café du XIXe arrondissement, dans une rue qui marque la frontière entre Paris et Aubervilliers. C'est devant ce café que Lilian et Ali, sa victime, se sont croisés. Ils se connaissaient « de vue ».

Pourquoi ces deux là se sont-ils embrouillés, est-ce un mauvais regard, une mauvaise parole ? Personne ne peut le dire. Lilian, lui, affirme qu'Ali lui a sauté dessus sans raison. Les témoins disent qu'ils ont vu les deux jeunes hommes échanger des mots, puis se chamailler et se pousser. Ali a rapidement eu le dessus, il est parvenu à maintenir Lilian au sol, sans le frapper, et l'a maintenu pendant quelques minutes pour qu'il se calme. « Il ne voulait pas se battre », raconte Patrick. Quand Ali s'est relevé, Lilian a sorti un petit couteau de sa poche et a frappé, une première fois, sans gravité, à la tête, puis à l'épaule.

« Le sang a giclé, je n'avais jamais assisté à un truc comme ça, c'était affreux. Le sang est sorti comme quand on secoue une bouteille de soda », dit Patrick à la barre. Lilian a tranché l'artère pulmonaire, Ali s'est rapidement vidé de tout son sang. Lilian a maladroitement tenté de fuir les lieux, avant de revenir quelques minutes plus tard et d'être interpellé par la police.

Une infirmière, qui était à quelques mètres au moment des faits, parle de Lilian : « C'est quelqu'un qu'on connaît dans le quartier pour être légèrement fou. » Un autre témoin : « Il n'était pas très bien depuis quelque temps, les gens se méfiaient de lui. Il était bizarre, il parlait tout seul. » D'autres témoignages parlent d'un « déséquilibré », « quelqu'un qui a des problèmes ».

Deux psychiatres et un psychologue sont allés voir Lilian en détention. La première parle de « très grande fragilité narcissique, de traits psychopathiques, d'une immaturité extrême ». « C'est un enfant, résume-t-elle, avec une conception du bien et du mal très insuffisamment forgée. » Le deuxième psychiatre parle quant à lui d'une « personnalité psychotique ». La psychologue fait état de « graves troubles psychiques » et de la nécessité de le forcer à se soigner, ce que Lilian refuse obstinément. Aucun d'entre eux ne retient d'altération du discernement au moment des faits.

Me Emmanuel Pire, l'un des deux avocats de Lilian, tend un rapport devant les jurés : moins d'une semaine avant le meurtre, son client avait été interné dans un hôpital psychiatrique, sa mère avait porté plainte pour des violences. Le médecin qui l'avait examiné avait conclu à un épisode psychotique aigu, avait signalé son irresponsabilité pénale et l'avait fait interner dans une chambre d'isolement, avec des contentions pour le maintenir attaché au lit.

Moins de 24 heures après son internement, Lilian s'était échappé de l'hôpital, sans que l'on sache vraiment comment il avait réussi à se défaire de ses liens. L'hôpital avait signalé sa disparition à la police, qui ne l'avait visiblement pas cherché trop longtemps, puisqu'il logeait chez sa tante et traînait toute la journée au quartier. Cinq jours plus tard, il tuait Ali.

« S'il y avait des parties civiles, elles pourraient porter plainte contre l'État », note l'avocat. Heureusement pour l'État, il n'y a personne sur le banc des parties civiles. D'ailleurs, dans cette affaire, on pourrait presque croire qu'il n'y a pas de victime. L'enquêteur de personnalité qui a tenté d'en savoir plus sur Ali n'a même pas pu mettre la main sur une photo. Tout ce que l'on sait, c'est qu'il avait 26 ans, qu'il était d'origine malienne, qu'il avait grandi dans un foyer avec son père et que, depuis quelque temps : « Il travaillait. » C'est tout.

Pendant les deux jours d'audience, Lilian s'est exprimé sur son geste avec un discours très rationnel et cohérent : il ne voulait pas tuer, s'est senti menacé, a brandi son couteau, et le destin a fait le reste. « On veut me faire passer pour Scary Movie, le mec qui se balade avec son gros couteau et fait des crimes de ouf dans la rue, mais ce n'est pas ça. »

Pendant les deux jours, il a également beaucoup sucé son pouce en se frottant l'oreille d'une manière compulsive, menacé ouvertement les témoins qui étaient pourtant à décharge, fait signe à la psychiatre qu'il allait lui trancher la gorge, manifesté coup sur coup son intérêt pour son procès et un ennui profond. Au moment où M. Demory, l'avocat général, entame ses réquisitions, il se bouche les oreilles, ferme les yeux et souffle bruyamment à plusieurs reprises.

Le magistrat se borne à reconstituer la matérialité des faits, sans trop évoquer l'aspect psychiatrique du dossier, conforté par les experts qui ont exclu l'altération de la personnalité. « Il y a une altercation. Qui est à l'origine de cette dispute, pour quelle raison, pour quel motif ? Nous ne le savons toujours pas. Et puis, il y a un coup de couteau : un homme est en train de mourir. Voilà les faits dans leur réalité. »

Il défend la qualification de meurtre retenue par le juge d'instruction. « La violence du coup porté démontre une certaine forme de détermination. Comment expliquer ces faits, sinon par une débauche de violence entre deux hommes qui ne se connaissaient pas et n'avaient rien en commun ? » Il demande aux jurés de maintenir la qualification et de condamner Lilian à une peine de vingt ans de réclusion criminelle assortie d'une période de suivi socio-judiciaire de cinq ans.

Les deux avocats de Lilian se divisent la plaidoirie : Me Araoui se concentre, dans un premier temps, sur les faits, pour démontrer que la qualification ne tient pas. Il s'agit, pour elle, de violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner, ce qui fait passer la peine maximum, de trente, à quinze ans (En réalité, 20 ans, car l'usage d'une arme est une circonstance aggravante, ndlr) : « J'ai écouté attentivement les réquisitions, et je n'ai vu aucune démonstration de l'intentionnalité de ce crime. Au contraire, la chronologie des faits, la rapidité de la scène et le fait que les deux hommes ne se connaissaient pas prouvent l'inverse. »

« Sa perception de la violence n'est pas la même que la vôtre »

D'autant, rappelle-t-elle, que son client a frappé l'épaule, et que c'est un hasard s'il a touché une zone vitale : « Qui sait qu'on peut toucher une artère à cet endroit-là ? Dans les films et les séries, à quel endroit visent les policiers quand ils veulent neutraliser quelqu'un sans le tuer ? L'épaule. » Selon elle, on peut croire son client quand il dit qu'il a prié de toutes ses forces pour que sa victime ne soit pas morte : « Ce n'est pas un manipulateur, il dit les choses comme il les vit, il ne cache rien. Sa perception de la violence n'est pas la même que la vôtre, mais il n'avait pas l'intention de tuer. »

Emmanuel Pire, qui plaide juste après, tente de démontrer que ce dossier comporte un volet psychiatrique impossible à mettre de côté : « Vous allez devoir donner un sens à cette peine. Tous les experts parlent de son extrême immaturité, qu'il réagit comme un enfant. Souffre-t-il d'une maladie psychiatrique ? Lui vous dit que non. La difficulté, malheureusement, c'est que, dans le cadre des maladies psychiatriques, celui qui est atteint est toujours le dernier au courant. »

Il rappelle que tous les témoignages racontent la même chose : « Il parle seul, il devient paranoïaque, il dit qu'il communique par télépathie, il change d'humeur brusquement, et tout irait bien ? Les psychiatres notent tous des troubles graves ; les policiers, en garde à vue, l'envoient chez un psychiatre à deux reprises ; une semaine avant les faits, il est interné. »

Les conclusions des experts-psychiatres, qui contredisent celle du médecin de l’hôpital psychiatrique, s'expliquent, selon lui, par la distance qui les sépare des faits : ils ont vu Lilian six mois ou un an après son incarcération, peut-être à un moment où il allait mieux. D'autant que l'accusé, qui ne reconnaît pas ses troubles, est très capable de les minimiser et de les dissimuler.

Il conclut : « Il faut qu'il soit soigné. Tout ça se soigne, se stabilise. Vous n'avez pas devant vous un membre de la mafia, un tueur froid, mais un grand frère qui est parti loin, très loin. » Quelle peine choisir ? Pour l'avocat, puisque l’intentionnalité ne tient pas, et que la peine maximum passe à quinze ans, il faudrait une incarcération inférieure à dix années, qui le ferait passer dans le régime des peines délictuelles, plus facilement aménageables, afin qu'il puisse « profiter de sa peine pour se soigner et avoir des réductions s'il fait des efforts. »

Les jurés délibèrent pendant trois heures. Quand ils reviennent, ils condamnent Lilian à une peine de quinze années de réclusion criminelle, ainsi que sept ans de suivi socio-judiciaire assortis d'une injonction de soin. L'intentionnalité a été retenue, il est donc condamné pour meurtre. Il quitte la salle, encadré par deux gendarmes, après avoir salué la cour : « Merci. Bonne soirée. »

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