Cette chronique a initialement été publiée dans le magazine Soixante-quinze.
Lorsqu’il fait nuit, sur la place de la Bataille-de-Stalingrad, des silhouettes s’animent derrière le feuillage des arbres, sur le promontoire de la place de la rotonde, côté quai de Seine. Ces gens fument et vendent du crack, s’agitent d’un banc à l’autre et parfois descendent et cheminent sur le quai pour d’obscures tractations. Alors des policiers, qui de leurs camionnettes les épient, guettent la transaction à la jumelle, les interpellent.
C’est la deuxième fois pour Mustafa, qui est en récidive légale. La présidente lit le procès verbal de surveillance : « À 23 h 34, prise de contact, des billets circulent. » Mustafa est appréhendé, il a deux téléphones (« Un pour l’Afrique, un pour internet ») et 278 euros dans les poches, de la cocaïne dans le sang. On n’a pas trouvé de crack sur lui. On n’en trouve jamais, les dealers avalent les capsules placées dans leur bouche quand les policiers les alpaguent. Il reconnaît donc la consommation, mais c’est tout : « Je consommais seul sur la place », dit-il au travers de l’interprète en wolof. Mustafa, né en 1988 à Libreville, serait un « modou », le surnom des dealers de crack gabonais. Ils forment le gros de la cohorte des vendeurs de cette drogue bon marché, et qui depuis quelques années n’est plus l’apanage des très pauvres, mais pénètre les classes moyennes pour qui la cocaïne est devenue un luxe.
L’acheteur est également interpellé. M. L., toxicomane, va beaucoup parler en garde à vue – cela étaye utilement l’enquête de police. Il dit avoir déjà acheté à Mustafa, mais pas cette fois-ci. Quand on lui montre une série de photographies, il désigne Mustafa en n° 5, alors que c’était le n° 3. Mais le policier dans ses jumelles, à une centaine de mètres et sous la pluie, a parfaitement identifié le prévenu. Celui-ci cependant réfute :
« Ils n’ont rien trouvé sur moi, je n’avais pas cette drogue.
– Comment expliquer que vous êtes au cœur de ce lieu du crack ?
– Je sortais dîner avec ma copine.
– À cette heure là ? Elle est toxicomane aussi ? »
Puis l’argent, une somme qu’il prétend le fruit de son travail au noir. « Je gagne 100 euros par jour. – Et vous pensez que c’est crédible ? » balaye la juge, qui se demande comment un homme sans papiers, sans adresse depuis quatre ans peut être contacté par son employeur. Par téléphone, dit-il. « Et vous travaillez en quelle langue ? – En français. » Elle tente : « Donc quand vous dealez du crack, vous le faites pas en wolof ? – Mais je ne suis pas vendeur ! »
Un doute subsiste. La veste décrite par le policier est noire, celle de Mustafa est bleu turquoise. « J’ai demandé à faire remonter la fouille », précise la procureure. La voilà qui arrive, un sac poubelle passe de main en main, gendarme, avocate, procureur – qui en extirpe triomphalement un blouson en cuir noir. La présidente : « Qu’est-ce que vous avez à dire sur cette veste ? » C’est bien la sienne, pas de problème là-dessus.
La procureure débute alors un réquisitoire sans pitié : « Je rappelle que le crack est la drogue la plus dangereuse, on en devient dépendant dès la première fois, en vendre c’est faire risquer la mort. Il faut lutter sans relâche contre ce fléau. » Exemplarité, sévérité, elle demande 15 mois de prison et la confiscation des scellés. « Il n’y a aucun élément dans le dossier, le policier ne voit qu’un groupe de personne et une remise de billets, pas de drogue. » Elle veut la relaxe, sauf pour la consommation, qui est avérée, mais pour laquelle Mustafa ne mérite pas la prison ferme. Le tribunal décide de le relaxer pour le transport de stupéfiants, le condamne à 12 mois de prison ferme, avec mandat de dépôt, pour le reste.