Quand ils entrent au domicile de Jean-Luc Thiebaut, le 10 juin 2014 à La Tour, en Haute-Savoie, les gendarmes froncent les sourcils. Ils scrutent chaque endroit de cette maison bien tenue, vide et sans désordre. Ils avancent tranquillement et à première vue, rien ne les inquiète. Dans la cuisine, ils s’arrêtent tout de même : sur la plaque de cuisson, des plats cuisinés sont en train de moisir. Dans le cellier, ils s’arrêtent de nouveau : une bouteille de vin, cassée, s’est répandue au sol. Et puis, sur la table du salon, un mot : « Je suis passée vers 15 h, mais personne, tant pis ». Fabienne Marta Evangelista est avec les militaires, elle avait les clés de la maison, elle observe maintenant l’absence. C’est elle qui avait laissé ce petit mot, lors de sa précédente visite. C’est elle aussi que Michel avait vue, le 7 juin, sortir du garage de son voisin Jean-Luc Thiebaut, 54 ans, charpentier de profession, alors qu’il n’avait plus de nouvelles de lui depuis au moins le 30 mai.
Dans la cour, le véhicule Audi de Jean-Luc Thiebaut est là, non verrouillé, avec à l’intérieur son portefeuille. Sa BMW est, elle, absente. Les gendarmes lancent des recherches et se rendent compte que sa carte bancaire, introuvable, n’a pas servi depuis le 27 mai ; qu’à partir du 28 mai, le portable du disparu n’a été utilisé quasi-exclusivement que pour l’envoi de SMS. Ils savent aussi que le 27 au soir, Jean-Luc Thiebaut a eu une conversation téléphonique avec son ex-belle-soeur. Quatre minutes. Et dans les dernières secondes, cette sonnette, qui glace encore cette proche, près de quatre ans après. « Il m’a dit : "J’ai des amis qui arrivent, je suis obligé de raccrocher, je te rappellerai plus tard." » Il ne l’a jamais rappelée et ce qui interroge encore son ex-belle-soeur, c’est cette voix « bizarre » qu’il avait à ce moment-là.
Quelques jours plus tard, les enquêteurs reviennent dans cette maison où le temps s’est arrêté : Jean-Luc Thiebaut n’est pas là, le calendrier est resté ouvert à la page du 27 mai 2014, un ticket de caisse du même jour est retrouvé dans la poubelle.
Les gendarmes se grattent la tête : quelque chose n’est pas normal. Ils font le rapprochement avec une intervention le 28 mai au matin, sur le parking d’une usine de décolletage, à cinq minutes de là en voiture. Le matin-même, des employés avaient découvert une grande tache de sang, avec des débris de verre, probablement d’une vitre d’un véhicule. « Quand j’ai vu que la tache était grande, j’ai pensé que quelqu’un avait tué une bestiole », dira, incrédule, Régis, un employé, au cours de l’enquête. Et le 29 mai, une BMW avait été retrouvée, en Suisse, sans les plaques d’immatriculation mais avec la clé sur le Neiman, la vitre latérale côté conducteur brisée. Tout est lié, concluent les enquêteurs. Mais il manque une pièce au puzzle de l’enquête : Jean-Luc Thiebaut, lui-même.
Entendue, Fabienne Marta Evangelista confirme une relation avec le disparu et qu’elle voulait quitter son mari, José Manuel Marta Evangelista. Un « jaloux excessif », dit-elle alors. José Manuel Marta Evangelista travaille en Suisse, dans une usine de décolletage en horlogerie, il est conseiller municipal à Saint-Jean-de-Tholome, en Haute-Savoie, et s'investit dans le club de foot local, comme joueur et comme entraîneur. Dans l’un de ses véhicules, les gendarmes retrouvent le téléphone de Jean-Luc Thiebaut, ainsi que sa carte SIM dans le vide-poche de la portière conducteur. Les éléments s’accumulent, José Manuel Marta Evangelista est placé en garde à vue le 10 juin 2014. Une fois, il dit : « Oui. J’avoue c’est moi qui l’ai planté. J’ai planté Jean-Luc Thiebaut. » Puis il conteste, fermement et jusqu’au bout, toute responsabilité. Le 30 juin 2014, le corps de Jean-Luc Thiebaut est finalement retrouvé, enterré dans un sous-bois à 300 m du domicile des Marta Evangelista, avec deux balles dans la tête. Sa mort date du 27 mai 2014, selon les enquêteurs.
« Y’a eu un petit quelque chose »
Condamné une première fois pour assassinat, en 2017, par la cour d’assises de la Haute-Savoie, José Manuel Marta Evangelista a fait appel et se retrouve devant la cour d’assises d’appel de la Savoie au début de février 2018. « Je reste catégorique, je n’y suis pour rien, clame-t-il. J’ai l’impression qu’on n’est pas allé chercher la vérité. Je suis le coupable idéal, ça passe bien. » Dans le box, l’accusé ne prend pas beaucoup de place ; il a maigri, et même le micro devant lequel il doit s’exprimer le dépasse.
« Ce soir-là, je suis rentré à la maison vers 20 h-20 h 10 et j’y suis resté jusqu’à 20 h 50-20 h 55. J’ai eu le temps avant de partir de regarder "Mes chers voisins" sur TF1. J’avais un doute que Jean-Luc pouvait aller voir ma femme à son cours de danse ce soir-là, alors je suis allé voir. Je suis arrivé vers 21 h 10 sur le parking de la MJC de Viuz-en-Sallaz. Quand j’ai vu ma femme sortir de la salle et aller vers son véhicule, je suis retourné à ma voiture, légèrement plus bas, et je suis rentré à la maison, avant ma femme. Quand elle est arrivée, j’étais en train de manger. » Il est ensuite parti se doucher. Quand il est revenu dans le salon, il a retrouvé sa femme, ils ont fait l’amour. « Et voilà ma soirée du 27 mai 2014. »
Le lendemain, « je suis parti vers 5 h 30, avec Mickaël, que j’avais retrouvé la veille. Nous sommes arrivés vers 6 h 20 à Genève, je lui ai laissé mon véhicule. J’ai pris un café, j’ai pointé vers 6 h 30 et je suis parti travailler. » En fin de journée, « je n’avais pas de véhicule, alors je suis rentré avec Yoann, un collègue. Il m’a déposé près du terrain de foot, où Mickaël avait en rentrant déposé mon véhicule. » Le problème, c’est que José a commencé à évoquer la présence de Mickaël tardivement, après le décès de celui-ci le 12 juillet 2014. Ses proches disent aussi qu’il n’avait pas le permis. José Manuel Marta Evangelista maintient : « Bien sûr que je peux garantir ce que je dis. Simplement, il n’y a que ma parole. J’aurais aimé que Mickaël soit là pour le dire. »
« Vous êtes amoureux de votre femme ? interroge la présidente de la cour d’assises de la Savoie, Isabelle Oudot.
– Toujours.
— Elle est tout pour vous ?
— Oui, c’est ma femme. On ne vit plus ensemble, mais on est toujours mariés. »
José a rencontré Fabienne lors d’un bal, elle était alors une jolie étudiante. Le couple s’est marié en 1997. Ils avaient rencontré Jean-Luc Thiebaut quelques années auparavant, à l’occasion d’un barbecue organisé sur le parking de l’entreprise où a été retrouvée la tache de sang lors de l’enquête. C’est là que l’épouse de Jean-Luc Thiebaut à l’époque et José Manuel Marta Evangelista ont travaillé un temps.
Avant leur mariage, José le sait, « y’a eu un petit quelque chose » entre sa future femme et Jean-Luc Thiebaut, cet « honnête homme » avec « peut-être un look de loubard », dira un témoin, « impressionnant et robuste », dira une autre. « Il me semble qu’ils ont couché une fois ensemble », soupçonne José Manuel Marta Evangelista.
« Après, elle vous choisit et vous habitez ensemble ? questionne la juge.
— Oui. Fabienne m’a toujours dit que c’était une erreur. »
Mais l’histoire connaît des soubresauts. « Y’a eu un soir, Jean-Luc m’a dit : "Il me semble que j’ai le béguin pour ta femme." » Les deux hommes ont un peu bu, José se dit qu’il déraille, et ne s’inquiète pas. Mais, « deux jours après, ma femme m’a dit la même chose ». Jean-Luc divorce d'avec sa femme, puis les ponts sont coupés. Nouveaux soubresauts, le couple et Jean-Luc se rapprochent, puis s’éloignent, sa femme et son ami étant trop proches selon José.
Et de nouveau, « j’ai eu des doutes en mars 2014. J’ai entendu dire que Jean-Luc disait à quelques personnes qu’il allait partir avec Fabienne. » « Jean-Luc était fou amoureux d’elle », dira à la barre son ex-belle-sœur. José vient, lui, d’entrer au conseil municipal de Saint-Jean-de-Tholome. Il est très occupé.
« J’ai toujours été jaloux, assure-t-il.
— Comment ça se manifestait ?
— Il m’est arrivé de lui faire des scènes, mais Fabienne me disait qu’il n’y avait rien entre eux. Je lui faisais confiance à 100 %, mais quand on me racontait des choses, j’avais des doutes. Je la surveillais. Comme on dit, la peur n’évite pas le danger. »
Quand il apprend qu’elle le trompe, « ça fait mal, mais on arrive à se raisonner ». Un jour, il tombe sur un échange de mails entre Fabienne et Jean-Luc, les 11 et 24 avril 2014, avec des photos. Il les fait suivre à ses parents et à des amis, sans commentaire. Il surveille sa femme, c’est la sienne, et il demande à des proches, comme son fils aîné, Arnaud, de surveiller les deux amants. L’expert psychiatre parlera de « jalousie immature », avec « des traits de caractère autocentrés ». Le Dr Blachère pense que « dans sa tête, il n’est pas encore adulte, malgré son âge. Sa femme lui sert de charpente. »
« Comme dans tous les couples, il y a des hauts et des bas. Je n’ai jamais vu un couple qui ne s’engueule pas, tente José. Ça pouvait aller d’une dispute pour une chaise mal placée à un steak trop cuit. Des fois, c’était pour les enfants.
— Vous aviez peur que votre femme vous quitte ? demande la présidente.
— Sincèrement, non. »
« Il y a d’autres personnes qui auraient pu faire ça »
La présidente poursuit. « Comment se fait-il que le téléphone de la victime se retrouve dans votre véhicule ?
– Je l’ai retrouvé le matin de mon arrestation, le 10 juin. Il y avait des autocollants dessus, je me suis dit : "C’est un gamin du foot que j’ai emmené qui l’a oublié." *J’avais toujours un parent qui m’appelait dans la journée dans ce cas-là, alors j’ai pris le téléphone dans mon sac et je me suis dit : "On va m’appeler". »
« Le téléphone de Jean-Luc Thiebaut borne sur le même trajet que vous en direction de la Suisse le 28 mai 2014 au matin», ajoute la présidente. Et puis, jusqu’au 27 mai, la nuit, quand il est chez lui, le téléphone de Jean-Luc Thiebaut déclenche tout le temps le relais de La Tour. Après le 27 mai, c’est surtout le relais de Saint-Jean-de-Tholome qui se déclenche, celui qui couvre le domicile des Marta Evangelista. « Je ne peux pas l’expliquer, soupire l’accusé.
— Vous conduisiez la BMW de Jean-Luc Thiebaut ?
— Jamais.
— Pourquoi avez-vous appelé votre fils, le 27 mai, à 22 h 32 ?
— Sûrement pour lui dire que j’arrivais et qu’il pouvait aller se coucher. Je n’ai même plus le souvenir que je l’ai appelé. »
À son fils aîné, le 30 mai 2014, il demande aussi de se renseigner sur la date de naissance de Jean-Luc Thiebaut. La présidente lui demande pour quelle raison. « J’aurais appelé la gendarmerie pour qu’ils bloquent son téléphone », assure-t-il, pour éviter les contacts entre sa femme et son amant. Il veut aussi savoir si sa femme, qui a oublié de lui souhaiter son anniversaire, a pensé à celui de son rival.
Les questions s’enchaînent. Pas robuste pour un sou, l’accusé moustachu répond, s’emballe parfois, la gorge noué, le corps en mouvement. Il se raconte, les témoins le racontent, un portrait de lui se dessine. C’est un homme inquiet, méticuleux, au point par le passé de fermer sa maison à clé et de déposer des jouets d’enfants contre la porte, afin d’empêcher d’éventuels voleurs d’entrer. Un homme, aussi, à l’humour qui lui est propre. Un jour, il a voulu faire une blague à sa femme. Il s’est allongé dans la cuisine, une arme factice à la main. Il voulait faire croire à son suicide, il a réussi, sa femme y a cru.
« Sur vos bottes, a été retrouvé du sang de la victime, poursuit la présidente. Comment l’expliquez vous ? » Ces bottes étaient rangées dans une petite armoire, explique l'accusé, à l’extérieur de la maison, accessible à tous.
« Quelqu’un serait rentré chez vous ?
— C’est mon hypothèse à moi. Il y a des choses que je ne comprends pas. Je ne suis peut-être pas malin, mais il n’y avait pas de traces de sang là où ont été prises les bottes. C’est une hypothèse qui n’engage que moi, mais personne me croit : je dis que quelqu’un veut me faire porter le chapeau et que cette personne a déposé du sang sur les bottes et dans la voiture.
— Parce que vous êtes victime d’un coup monté ?
— Bien sûr.
— Monsieur, vous avez une image positive, tout le monde est élogieux à votre sujet. Qui vous en voudrait à ce point ?
— Personnellement, moi, je me serais orienté vers autre chose, pas sur moi. Je dors trois heures par nuit, donc j’ai beaucoup de temps pour réfléchir. Il y a d’autres personnes qui auraient pu faire ça. Peut-être son ex-belle-famille, peut-être son ex-femme, peut-être son ex-belle-sœur. »
Petite agitation sur le banc des parties civiles.
« Pour eux, il y a quand même un mobile : l’argent et la jalousie envers ma femme », détaille l'accusé. La présidente reprend, pour tenter d’y voir plus clair : « Vous nous dites que l’ex-femme de Jean-Luc Thiebaut et sa sœur auraient pu être jalouses de votre femme, que sa relation avec Jean-Luc Thiebaut aurait pu avoir des conséquences sur l’héritage et que donc, il fallait mieux que Jean-Luc Thiebaut meurt. C’est ça ?
— Oui. Je fais comme tout le monde, je vais loin dans les hypothèses. »
L’interrogatoire de la présidente s’achève, la greffière s’approche du box et tend un verre d’eau à l’accusé, tension et fatigue ont envahi la salle. Sur le banc des parties civiles, Me Pauline Cornut hausse le ton. « Si je comprends bien, vous êtes victime d’un système. La meilleure explication de tout ce qui nous occupe depuis le début de ce procès, c’est la famille de la victime ?
— Pas que depuis le début du procès, je l’ai gardé pour moi jusqu’ici, même mon conseil n’était pas au courant.
— Droit dans vos bottes, vous pouvez affirmer que c’est la famille de la victime qui est responsable de la mort de Jean-Luc Thiebaut ?
— Je ne peux pas l’affirmer, je vous dis ce qui me passe par la tête. Cette histoire, j’y étais pas. Ça fait 43 mois que je dis que c’est pas moi. Je veux qu’on aille chercher la vérité.
— Quand vous donnez ce que moi je considère comme de fausses pistes, contrairement à ce que vous dites, on les a vérifiées. Et tout ce qu’on retrouve démontre que ce que vous avancez est faux. Est-ce que c’est la justice qui ne fait pas son travail ou vos fausses pistes qui sont farfelues ? »
« J’ai dit "vanille", il m’a pas répondu "chocolat" »
« J’aurais pu en vouloir beaucoup à Jean-Luc, oui, mais pas au point de le tuer. On se serait sûrement battu, j’aurais essayé de lui en coller une, il aurait eu le temps de m’en coller d’autres, se défend José. On aurait peut-être pu se fâcher à vie, mais est-ce que ça mérite la mort ? Oui, je lui en voulais, j’étais colère aussi contre ma femme. Mais Jean-Luc restait un copain. »
Un juré vient de faire passer une question, sur papier, à la présidente. « Comment votre ADN s’est retrouvé dans le logement de la carte SIM du téléphone de la victime ? » Le profil faible de l’ADN de José Manuel Marta Evangelista a été retrouvé sur la carte SIM comme dans le logement de celle-ci, c’est-à-dire le profil complet, mais de faible intensité.
« Le seul truc que je vois, c’est que quand les enquêteurs ont pris le téléphone, ils ont mis mon ADN.
— Vous dites qu’il s’agit d’un transfert d’ADN ?
— Oui. »
La présidente a une autre question : « Pourquoi vous dites que vous avez planté Jean-Luc Thiebaut ?
— C’est le premier truc qui m’est venu. »
Le 9 juin, les gendarmes passent voir sa femme chez eux, à propos de Jean-Luc Thiebaut. Juste après, « elle m’a dit : "On n’a plus de nouvelles de Jean-Luc." Et elle m’a demandé : "Est-ce que tu y es pour quelque chose ?" Ça m’a mis en colère, j’ai eu le ressenti qu’elle s’en faisait pas mal pour lui, c’est pour ça que j’ai sorti que je l’avais planté, c’est le premier truc qui m’est venu. »
L’avocate générale, Nathalie Hermitte, prend la parole. Il est tard ce soir-là, 21 h 35, mais elle prévient : « J’ai beaucoup de questions. »
« Quand est-ce que vous apprenez que Jean-Luc Thiebaut est décédé ? commence-t-elle.
— Je sais plus.
— De la MJC à chez vous, il y a combien de temps en voiture ?
— Peut-être cinq minutes.
— Et donc, pourquoi vous appelez votre fils ?
— Je l’explique pas. »
L’accusé s’agace : « J’ai l’impression d’être en garde à vue.
– Je vous pose des questions, Monsieur, réplique l'avocate générale. Je sais que c’est long. »
La magistrate revient longuement sur les SMS envoyés par l’accusé depuis son portable. « Le 1er mai, vous envoyez un SMS à votre fils Arnaud. Avant, vous lui envoyez des messages assez classiques ; après, vous lui posez des questions sur ce que fait votre femme. À partir du 19 mai, il y a beaucoup de SMS adressés à votre épouse. Avant, jamais, jamais, jamais. Après, vous ne la lâchez pas. »
Le 22 mai, SMS à sa femme : « Si tu fais quelque chose qui est non conforme, j’espère que tu me le diras avant ».
« Le 5 juin, vous envoyez un SMS injurieux à Jean-Luc Thiebaut.
— Par texto, on peut envoyer ce qu’on veut. »
Le 8 juin, SMS à sa femme : « Je vais faire comme lui, je vais me foutre en l’air ».
Le 10 juin, SMS à Emelyne, une cousine de sa femme. Fin mai, José Manuel Marta Evangelista avait flirté avec cette jeune femme de presque 18 ans. Le portable de l’accusé n’est pas le seul à émettre des messages. Le 3 juin, Fabienne Marta Evangelista reçoit aussi un SMS de Jean-Luc Thiebaut : « Je ne savais pas que tu étais rentrée, mais je n’avais pas le cœur à te voir ». Jean-Luc Thiebaut est pourtant décédé depuis plus de six jours. Et puis, à l’inverse, Vincent, son plus jeune fils, avait aussi tenté de le joindre par SMS, selon un code enfantin rien qu’à eux : « J’ai dit "vanille", il m’a pas répondu "chocolat" ».
« J’avais pas à choisir entre mon père et ma mère »
Arnaud Evangelista s’approche à la barre, dans l’ombre de l’huissier. Il revient de la salle des témoins, il est blanc, tremble comme une feuille. Il a 18 ans, il vient défendre son père et, avec lui, sa famille. « Je suis sûr que mon père n’a rien fait et je le soutiens. »
À la barre, il le reconnaît : à la maison, l’ambiance était lourde entre ses parents. « Ça faisait un moment qu’ils parlaient de divorce, surtout ma mère. Moi et mon frère, on lui a fait comprendre qu’on ne voulait pas. Elle restait avec lui beaucoup pour nous. » Jean-Luc Thiebaut, « c’était quelqu’un de très gentil, il était là pour nous. » Il sait alors qu’il voit sa mère : « Au début, c’étaient des simples amis. Après, Jean-Luc était comme un confident pour ma mère, son meilleur ami. Ils se faisaient des bisous, ils se tenaient la main, ce qui ne veut pas dire que ça allait plus loin. »
Son père lui demande à cette époque de surveiller sa mère, de manière de plus en plus insistante, et l’adolescent qu’il est alors se retrouve dans un conflit de loyauté. « La situation que je n’aimais pas, c’était surtout d’être entre deux camps, d’avoir un rôle d’arbitre. J’avais pas à choisir entre mon père et ma mère. »
Un jour, Fabienne a pris la route vers Port-la-Nouvelle, dans le Sud, avec ses deux enfants. C’est le week-end du 1er mai 2014, un week-end de fête en famille, avec les 90 ans de l’arrière-grand-mère maternelle d’Arnaud. Jean-Luc Thiebaut est présent lui aussi. « Mon père me faisait confiance, il me demandait par message si tout se passait bien et si y’avait que nous. » Arnaud lui répond que oui, alors José prend la route vers la fête de famille et vers sa femme. Il a acheté un bouquet de fleurs.
« Quand mon père est descendu dans le Sud, il s’est expliqué avec ma mère, avec moi. Il n’était pas très content de voir Jean-Luc, ce qui est normal, mais ma mère n’avait rien fait de mal. C’est de ma faute, je lui ai dit qu’il pouvait descendre. » Entendue durant l’enquête, la professeur de danse de Fabienne, amie du couple, dira : « Je pense que c’est à partir de ce moment-là que José était persuadé de la perdre ». Devant la cour et les jurés, le fils de l’accusé tremble. « Je lui ai menti pour ne pas qu’il y ait de problème, et c’est là qu’il y a eu le plus de problèmes. » Arnaud pleure à la barre, puis tente de se reprendre. Il y a un silence gêné dans la salle. « Ça va ? » lui demande doucement l’avocate générale. Arnaud répond oui de la tête. « On continue encore un peu », l’encourage la magistrate.
« C’est vrai qu’on ne demande pas ça à son fils, on ne lui demande pas de faire l’intermédiaire. Je l’ai fait pour ne pas qu’ils se séparent. Si j’avais su, je n’aurais pas fait comme ça.
— C’est une situation impossible quand on met son enfant de 14 ans dans un rôle d’intermédiaire. On s’en sert. Je le dis peut-être de manière violente, ce n’est peut-être pas comme ça que vous le voyez. »
Me Cormier prend la parole, en défense de son père. « Je suis assez d’accord avec Madame l’avocate générale. Ce n’est pas vous qui devez vous sentir mal, ce sont vos parents. Arnaud, vous n’êtes pas l’avocat de votre père, soyez direct devant la cour. Vous êtes sûr de ne pas avoir vu un autre téléphone dans la voiture lors de votre voyage en famille, à Carcassonne, pour le week-end de l’Ascension ?
La famille Marta Evangelista a quitté la Haute-Savoie le mercredi 28 mai au soir, vers le Sud, pour la fin de semaine. Durant cette même période, des SMS ont commencé à être échangés entre les portables de José Manuel Marta Evangelista et Jean-Luc Thiebaut. Qui, lui, était pourtant déjà mort.
« Oui, je suis sûr, répond Arnaud. Si papa avait eu un autre téléphone, je l’aurais vu. »
Arnaud quitte la barre et va s’asseoir dans la salle. Il se tord de douleur, en larmes.
« Les enquêteurs m’ont dit : "Pour que ce soit plus simple, on va l’appeler votre amant" »
Jusqu’à ce que Fabienne Marta Evangelista s’approche devant la cour et les jurés, on avait tous compris au moins une chose : elle et Jean-Luc Thiebaut étaient amoureux. Les mains sur la barre, elle va nous raconter une autre histoire. La présidente l’interroge : « Jean-Luc Thiebaut, c’était votre amant ?
— Non. Les enquêteurs m’ont dit : "Pour que ce soit plus simple, on va l’appeler votre amant." Je n’ai pas demandé d’explication, je me suis dit qu’on l’appelle Pierre, Paul ou Jacques, c’est la même chose. »
« Mon mari, c’est mon premier amour, reprend-elle, et je pense qu’il le restera. ça fait trente ans que je partage sa vie, vingt ans de mariage. Dans notre vie, il y a eu des hauts, et un peu des bas. Avec la difficulté de la vie, la routine, il y a des moments où on ne se sent plus trop épouse, et puis ça déborde un petit peu. »
Fabienne Marta Evangelista évoque Jean-Luc Thiebaut, ses messages, ses appels. « Monsieur Thiebaut m’a plusieurs fois envoyé des messages et je ne répondais pas. Fin 2013, il m’a envoyé un SMS : "Si tu veux gagner 500 € en une demi-heure, appelle-moi". Je l’ai rappelé, je lui ai dit que je n’étais pas d’accord. Il était désolé. Je suis allée manger chez lui le midi, il s’est expliqué. Il voulait me faire un cadeau. Je lui ai dit que nous n’avions qu’une simple relation amicale, j’ai refusé son enveloppe, mais je l’ai retrouvée plus tard, dans mon sac. » Jean-Luc Thiebaut venait de lui donner de l’argent pour, selon des témoins, financer une partie de son divorce.
Les rencontres et les appels entre les deux se suivent, puis cessent, puis reprennent. Un soir, en discothèque ; parfois avec les enfants. Mais, « il avait un comportement qui me gênait » : à l'époque, Jean-Luc Thiebaut veut la protéger ; trop, selon elle.
Les dernières semaines, ils se voient plus souvent. Comme lors du week-end du 1er mai, à Port-la-Nouvelle. Tout se passe bien, jusqu’à l’arrivée de José Manuel Marta Evangelista. « C’était une période de bas dans notre couple, j’ai demandé à mon mari de partir. La nuit a été un peu agitée. Mon mari n’a pas compris mon comportement et moi-même je n’étais pas capable de l’expliquer. J’étais en pleine réflexion. J’avais beaucoup de sentiments pour mon mari, peu pour Jean-Luc, en tout cas pas assez pour vivre avec lui. »
« Vous aviez une relation amicale avec Jean-Luc ? demande la présidente.
— Un peu plus. Une relation de tendresse. C’était plus qu’un ami, mais pas un amant. On s’est promené, on s’est embrassé, mais jamais on a eu de relation intime ensemble.
— Jamais, jamais ?
— Oui.
— Même pas en 1996 ?
— Oui.
— Oui, quoi ?
— Oui, il y a eu. Une seule fois. »
Fabienne Marta Evangelista et Jean-Luc Thiebaut devaient se voir le lendemain de la disparition de ce dernier. « J’ai reçu un SMS de sa part, il me disait qu’il avait un chantier à finir et qu’on ne pouvait pas se voir. » Elle ne s’inquiète pas plus que cela. Mais « les messages étaient de plus en plus intenses et oppressants. José avait aussi reçu des SMS de sa part, on ne comprenait pas, ces SMS qui arrivaient sur nos téléphones, comme ça… »
« Pourquoi voir si souvent Jean-Luc Thiebaut sans votre mari ? poursuit la présidente. Pourquoi ne pas lui en avoir parlé ?
— On se voyait une à deux fois par semaine maximum, il n’y avait pas de fréquence établie, on était parfois dix jours sans se voir. Je n’avais pas l’intention de construire ma vie avec Jean-Luc.
— Vous vouliez quoi, alors ?
— J’espérais pouvoir continuer mon couple avec José. Je lui avais plusieurs fois dit : "Je vais partir", mais je n’avais pas la force. Peut-être que Jean-Luc m’aurait donné cette force.
— Vous avez des problèmes matériels, Madame ?
— Pas du tout. Ça fait trois ans que José n’est pas là, qu’il est incarcéré, Jean-Luc n’est pas là non plus, et je m’en sors. »
La présidente aborde alors le chapitre des SMS envoyés depuis le portable de Jean-Luc Thiebaut, après sa mort. « À votre avis, qui vous les a envoyés ?
— Je ne sais pas. »
La présidente en cite quelques-uns. « Le 3 juin : "Reste avec ton con, tu le mérites bien. Je croyais que tu étais une femme formidable". Le 5 juin : "Je veux lui foutre la trouille à ton con". Le 5 juin encore : "Tu t’es encore bien fichue de moi. Tu as juste joué avec mes sentiments. C’est toi qui est malade". » La présidente : « Ce n’est pas Jean-Luc Thiebaut qui vous les a envoyés, c’est établi.
— C’est ce qui a été dit.
— Votre mari a pu envoyer ces SMS en se faisant passer pour Jean-Luc Thiebaut, non ?
— À aucun moment j’y ai pensé.
— Alors qui ?
— Je n’ai pas de réponse. J’ai souvent cherché à savoir qui pourrait être assez machiavélique pour faire ça. »
« Vous parlez de votre mari comme d’un "jaloux excessif" »
Du côté des parties civiles, Me Anabelen Iglesias se lève. « J’ai l’impression d’entendre une autre histoire. Vous aviez des effets personnels chez Jean-Luc ?
– Une brosse à dents.
— C’est tout ? »
Fabienne Marta Evangelista ne peut faire que la liste, d’elle-même :
« Des pantoufles.
— Rien d’autre ?
— Si, un peignoir.
— Donc on retrouve ces effets, chez celui que vous présentez comme un ami seulement.
— Mais je n’avais pas de produits de beauté chez lui.
— Où était garée votre voiture quand vous alliez le voir ?
— Dans le garage. Il me l’ouvrait, pour pas que les voisins curieux fassent de commentaires. Parce qu’une femme qui va manger chez un homme, voilà où on en est, on dit que c’est sa maîtresse.
— Vous n’étiez pas la maîtresse de Jean-Luc ?
— Pas au sens où vous l’entendez. Je l’embrassais, mais pas intimement, uniquement des petits bisous.
« Il ne s’agit pas pour moi de savoir qu’elle était la nature de votre relation avec Jean-Luc Thiebaut, ni même dans quelle position, ça ne m’intéresse pas, précise d'emblée l'avocate générale en prenant la parole face à Fabienne Marta Evangelista. Ce que je souhaite savoir, c’est si à cette époque, vos relations à tous les trois pouvaient être une raison pour votre mari de tuer Jean-Luc Thiebaut. Donc ne vous méprenez pas sur mes questions. » « Est-il possible que votre mari ait cru que vous aviez une relation sexuelle avec Jean-Luc Thiebaut ?
— Il a pu le croire, oui.
— Est-ce que votre mari savait que vous aviez l’intention de partir à cette époque ?
— Je lui avais dit, oui. »
Fabienne Marta Evangelista précise : « On vivait une période difficile, mais on dormait dans le même lit, la même chambre. On était encore un couple. »
L’avocate générale reprend les procès-verbaux des auditions. « Vous parlez de votre mari comme d’un "jaloux excessif".
— Jaloux, oui ; excessif, peut-être que le mot est justement excessif.
— Vous dites de lui qu’il était "capable de tout pour me garder", “invivable”, qu’il éprouvait "de la jalousie, de la haine" envers Jean-Luc.
— Prêt à tout, chacun peut le comprendre comme il le veut. Pour moi, ça veut dire qu’il était prêt à faire des efforts.
— Quand on est entendu par les gendarmes, il me semble qu’on choisit ses mots.
— Non, quand on n’est pas habitué aux auditions, on ne pèse pas ses mots. »
Me Cormier prend la suite. Il a des questions relatives à l’utilisation d’une arme à feu. « Vous n’avez jamais eu accès dans la famille à un Colt ? Vous en avez déjà vu un ?
— Non.
— Avez-vous des amis qui jouent avec ça et qui auraient pu vous en donner ?
— Non.
— Comment votre mari aurait pu se procurer cette arme ?
— Je sais pas. Et il me semble difficile de faire disparaître une arme. C’est quelque chose de réfléchi, et ce n’est pas dans le caractère de mon mari. »
La fin du procès approche, la présidente vient de suspendre l’audience. Du côté des parties civiles, on entoure Me Cornut et Me Iglesias. Il s’agit de choisir les photos de Jean-Luc Thiebaut qui seront montrées aux jurés, les photos d’une famille heureuse, avant la disparition, avant les douleurs. Deux sœurs se sont rapprochées, l’ex-femme et l’ex-belle-sœur de la victime. Elles ont passé la semaine à quelques centimètres l’une de l’autre, sans se dire un mot, fâchées par les épreuves de la vie. Autour des deux avocates, elles se rappellent des souvenirs, échangent, doucement.
« Lorsqu’il faut qu’un accusé devienne un être surnaturel, il y a quelque chose qui ne va pas »
« La défense a parlé, au cours de ce procès, du "scénario de l’accusation". Les termes de cette expression renferment en réalité un malentendu. » L’heure est au réquisitoire de l’avocate générale. « Je ne suis pas l’accusation, je suis magistrate, j’obéis à la loi. Réduire mon office et mon propos à l’accusation, c’est vouloir amoindrir la distance, le recul que nous observons dans l’exercice de notre métier. Ce n’est pas du théâtre, il s’agit de vies, de douleurs, d’une mission. Dans cette affaire, il restera peut-être des zones d’ombre, mais pas un scénario. »
Alors elle reprend les éléments, un a un. Ceux purement factuels, comme l’ADN retrouvé, les SMS échangés, les parcours similaires des téléphones. Et puis ce qui pourrait faire douter les jurés. Cet accusé si petit dans le box, si menu, était-il vraiment capable de tuer un charpentier, de le transporter dans la BMW, de creuser un trou dans un sous-bois, et de tirer le corps de la victime vers ce sol caillouteux, en si peu de temps ? « J’ai cru à un moment qu’on parlait de Jean-Luc Thiebaut comme de Hulk, la couleur en moins, qu’il soulevait des poutres sur un doigt. Non, là, j’exagère. Pas du tout, Jean-Luc Thiebaut faisait 1,73 m. »
Des « faits constants », des « points de repère », des « éclairages ». « Et puis il y a ces zones d’ombre. Vous les intégrerez dans votre réflexion. Il n’y a rien à construire ou à inventer pour créer une histoire » dans cette affaire. « Jean-Luc Thiebaut a été tué sur le parking. Est-ce qu’il était assis ? Debout ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il était de l’autre côté du canon de l’arme. » Elle interroge : « Du fait de cette force herculéenne de Jean-Luc Thiebaut, on n’aurait pas pu le faire sortir de chez lui ? Mais qu’est-ce qui les empêche d’avoir envie de discuter, de partir chacun avec sa voiture et de se retrouver sur le parking ? Quel sens ça a de faire valoir une différence de gabarit à ce moment-là ? Moi, je ne me frotterais pas au juré directement sur ma gauche. Mais avec un revolver, ce serait un peu différent. »
« Même seul, tout cela est faisable, affirme la magistrate. Mais la question du complice a été posée. S’il y a un complice, je suis triste que l’enquête n’ait pas pu le montrer. Mais s’il y a un complice, ça ne fait pas disparaître l’ADN de José Manuel Marta Evangelista, les SMS et les déplacements des téléphones. Cela ne fait rien disparaître du tout. Et s’il y a un complice, c’est pire. Parce que ce serait plus prémédité que ce que ça n’est déjà. S’il y a un complice, José Manuel Marta Evangelista aurait dû le dire, la justice lui aurait été rendue à lui aussi. »
L’avocate générale achève son réquisitoire. « José Manuel Marta Evangelista est quelqu’un d’ordinaire qui a préparé quelque chose d’extraordinaire, de violent. Essayez, par votre décision, de lui faire comprendre la gravité de son acte. » Elle demande 25 ans de réclusion.
Après une suspension d’audience, Me Cormier prend la parole une dernière fois. « Des plaidoiries d’acquittement dans une carrière d’avocat, c’est assez rare. Mais à la lecture de ce dossier, j’ai une impression désastreuse. » Il s’adresse à l’avocate générale : « Vos réquisitions sont implacables sur certains aspects, c’est factuellement précis. Mais sur la personnalité de mon client, vous n’avez pas été très sport. La personne que j’ai connu au départ avait l’allure d’un druide, c’était un écorché vif, un homme en détresse qui hurlait qu’il n’avait rien fait. José Manuel Marta Evangelista a été inaccessible à toute préparation. »
« Ce qui m’a frappé dans ce dossier, ce n’est pas qu’il y ait des zones d’ombre. Comme m’a dit le fils de José, il y a trop d’indices, c’est presque paradoxal. Si on ne regarde pas les éléments en détails et en même temps, il manque tout ce qui peut avoir trait à un assassinat. » Sans note, l'avocat déroule sa plaidoirie, avec ses tripes et contre les nombreux éléments factuels du dossier.
« On le sait, la BMW a transporté le corps de la victime, reprend le défenseur, en tentant de soulever un lièvre. Mais rien n’a été retrouvé sous la semelle des bottes de mon client [sur lesquelles a été retrouvé du sang de la victime]. C’est drôle, c’est impossible ! Si José avait conduit la BMW, ses semelles seraient maculées de sang. Pareil s’il avait participé à l’enterrement du corps. » Me Cormier fustige « une enquête qui va beaucoup trop vite » et élève la voix : « José a eu un cri du cœur lors de l’audience :"Mais le parking où il a été tué était à 3 km de chez moi. Qu’est-ce que je vais m’emmerder à ramener son corps à 300 m de chez moi ?"»
Derrière lui, dans le box, José Manuel Marta Evangelista l'écoute. L'accusé est calme, il n'a plus que ça à faire. « En fait, on ne sait rien de la manière dont s’est passé ce drame. Des assassinats, filmés, en direct, où on a des preuves parfaites, c’est rare. Mais là, il n’y a aucune information, d’aucune sorte. On ne sait pas, on ne sait rien. Lorsqu’il faut qu’un accusé devienne un être surnaturel, il y a quelque chose qui ne va pas. Il faut l’imaginer s’envoyer des messages à lui-même. » L’avocat soupire, las. « Je ne cherche pas l’ombre, je cherche la lumière. Il n’y a rien qui prouve que ce soit José qui a commis ce qu’on lui reproche. Nous avons une sorte de mosaïque disparate, il manque les éléments les plus élémentaires. ça, c’est l’expression d’un doute. »
« Je n’arrive pas à vous quitter », dit l'avocat, un peu charmeur, aux jurés. « Je vis ma mission comme celle de quelqu’un qui dirait : "Attention, danger". Dans cette affaire, il y a un doute évident. Il y a des indices, mais un amoncellement d’indices ne fait pas une culpabilité, il faut une cohérence. Je vous laisse. Faites attention. Dites : "Non, nous avons un doute, il y a des indices mais un nombre d’invraisemblances qui ne cadrent pas". Dites non, dites non. » Me Cormier se rassoit. Sur son visage, il y a des marques de fatigue, les marques de celui qui a combattu. Demain, c’est le verdict.
Samedi 10 février 2018. L’après-midi est bien entamée. La cour et les jurés se sont retirés pour délibérer le matin même, ils sont sur le point de reprendre leur place, une dernière fois. En face, de chaque côté de la travée de la salle d’audience, des fils attendent leur décision, ceux de l’accusé et deux des trois fils de la victime. Parmi eux, Arnaud, l’aîné de l’accusé, et Vincent, le plus jeune de la victime. Cette histoire les a privés d’un père, chacun à leur manière. Elle les a aussi privés d’une amitié, la leur, devenue impossible. Après cette rude semaine pour les corps et les esprits, l’un des deux allait forcément s’effondrer à l’annonce du verdict. C’est le fils de l’accusé qui est tombé. Son papa a été condamné à 23 ans de réclusion criminelle par la cour d’assises d’appel de la Savoie, avec interdiction de détenir une arme pendant 15 ans.