« La première expérience sexuelle de votre fille et de vos petites filles c'est avec vous »

Cet après-midi de mars 2020, après avoir soigneusement rangé sa chambre, elle a couché ces mots sur un papier : « Le ressenti d'avoir fait mon temps, depuis plusieurs années maintenant, me conduit aujourd'hui à faire le choix de partir. C'est un ressenti ancien qui date de mes 11 ans. J'ai, depuis ce temps, eu l'impression de vivre en suspens de ma mort, une vie que je n'aurais pas dû vivre, mais que je ne regrette pas. Ces six dernières années n'auront pas été simple, et des plus beaux souvenirs de ma vie ont eu lieu durant ces années. Je pars heureuse. Cette lettre est écrite en amont d'un geste qui me tient à coeur, mais celui-ci est empli d'un égoïsme qui va peut-être blesser certaines de mes proches. Et vous seriez légitimes d'être en colère contre moi. Néanmoins, je ne souhaite pas me repentir de ce geste, car je le fais avec plaisir. Pour cette raison, il ne serait pas respectueux que je m'excuse. Seule la souffrance engendrée par ma mort me désole.... Le suicide est souvent vu comme un acte empli d'une souffrance devenue insupportable, ce qui amène à se tuer. Pour moi, c'est aussi et avant tout le symbole d'une libération et du plus beau cadeau que je peux m'offrir. Pour ceux d'entre vous qui me connaissent bien, il est possible que vous compreniez mon geste. »

La nuit suivante, quasiment sous les yeux des gendarmes, Laura s'est jetée du pont de Saint-Nazaire. La jeune femme de 17 ans avait appris deux jours plus tôt que le procès était de nouveau reporté, au mois de décembre 2020. « Ça plus le confinement c'était trop pour elle », souffle son père à la barre de la sixième chambre du tribunal correctionnel. Entre 2007 et 2015, Laura et ses deux sœurs, l'une de deux ans son aînée et l'autre de quatre ans sa cadette, ont subi les attouchements répétés et plus de leur grand-père. Leur mère avait aussi été victime mais avait gardé le silence, régulièrement entretenu par le prévenu. « À chaque fois que l'on se retrouvait tous ensemble, il prenait plaisir à répéter que tout ce qui se passait dans la famille devait y rester », raconte le père des trois filles.
Des deux survivantes, seule la plus âgée a fait le déplacement. Blottie contre sa mère, elle écoute son avocate, Me Agathe Bignan : « Elle c'est la sœur debout, celle qui paraît avoir le moins souffert mais qui cache beaucoup de choses selon le psy. » La petite dernière est la « sœur spectatrice, assise dans son coin, désormais incapable d'être dans la même pièce que son papy. » Laura enfin, reste « la sœur qui a osé. » Précoce, hypersensible, « le cerveau tournant à 100 à l'heure », dixit ses copines du lycée, l'adolescente a dénoncé les faits au moment des premiers émois. « Elle a senti dans les caresses et les bisous de son petit copain les mains et les lèvres de son grand-père », poursuit Me Bignan. Contenant difficilement son émotion, l'avocate se saisit d'une photocopie de la missive de Laura et s'assure auprès du tribunal que la pièce figure bien au dossier. « C'est une belle lettre, sans animosité, dans laquelle elle continue de penser aux autres, à l'image de la personne généreuse que tous décrivent », commente-t-elle avant d'en lire un passage.

« Je pars avec l'envie d'être finalement libre de mon corps et de mon histoire :) Je pars le sourire aux lèves, soulagée et infiniment apaisée, en espérant trouver du repos. » L'avocate s'arrête-là, mais la lettre continue : « Je n'ai plus la force de continuer à vivre, ma vie future aurait sûrement été belle. Mais le souhait que mon sommeil soit éternel est devenu mon seul désir et je fais le choix de prendre ce chemin. Pour ceux d'entre vous qui se demande ce qu'ils auraient pu faire pour empêcher cet acte, qui peuvent ressentir de la colère contre eux, sachez que vous n'auriez rien pu faire, c'est une décision qui découle d'un désir ancré, profond... Je ne me sentais plus capable de faire autrement. J'aurais tout de même aimé avoir la force d'écrire à chacun de mes proches une lettre, mais la force me fera défaut jusqu'à la fin... »

L'altruisme de Laura tranche forcément avec le prévenu. Comme tant d'autres avant lui dans cette situation, verbaliser les choses semble insurmontable. « Peut-être que c'est trop difficile d'affronter la réalité devant votre femme qui est dans la salle », avance la présidente. À cette évocation, l'homme éclate en sanglots puis se reprend : « On n'a pas eu une vie facile vous savez, la santé tout ça... Mais on a toujours réussi à s'en sortir, on est encore là tous les deux. » Charlotte Gazzera, la vice-procureure, prend le relais : « Puisque c'est trop compliqué à évoquer de cette façon là, est-ce qu'on peut dire que vous avez peut être confondu l'affection portée à vos petites filles avec ce que vous n'aviez plus sur le plan intime avec votre femme ?

- C'était pas facile vous savez, mais j'ai jamais été voir ailleurs.

- Pas tout à fait monsieur corrige la présidente.

- Je sais que j'ai fait des bêtises, je m'excuse.

- Vous vous rendez compte que la première expérience sexuelle de votre fille et de vos petites filles c'est avec vous !

- Quand on l'a fait on devrait pas le refaire c'est vrai. »

Inversant les verbes faire et subir, l'homme fait ici allusion aux assauts d'un jeune voisin pendant son enfance dans une ferme bretonne. Son avocat saisit l'occasion. « J'aimerais apporter un peu de lumière au sujet d'un homme dépeint tout en noir. Monsieur ne s'est pas conduit comme un salaud 24 heures sur 24. Il était fou de joie à la naissance de ses petites filles puis a été dépassé par l'amour qu'elles lui donnaient. A cela s'ajoutent les relations intimes altérées avec sa femme et une consommation d'alcool excessive. Une manière de compenser le vide de la retraite après une vie à travailler 10 heures par jour. Mais c'est vrai qu'il aurait dû avoir le courage de se confier à quelqu'un. » Une génération aura donc été nécessaire pour que la paroi se fissure. Après la révélation des faits par Laura, sa mère a attendu une année avant de confier aux gendarmes qu'elle aussi avait été victime. « Une mère partagée entre la culpabilité de ne pas avoir protégé ses filles et celle de trahir son père », précise la partie civile. Un père dont elle craignait le suicide et qu'il faut rudoyer pour obtenir autre chose que des tergiversations. « J'ai des images de ça qui reviennent tous les jours, je ne les ai pas imaginées quand même », finit-elle par gémir, sa fille toujours serrée contre elle.

« Désastre est le premier mot qui me vient à l'esprit », rebondit Charlotte Gazzera. Ne plus se souvenir exactement ou dire que c'est la faute de l'alcool c'est trop facile. J'y vois une façon de maintenir le silence, cette loi universelle de l'inceste. Contrairement à son positionnement en procédure, monsieur aura au moins eu le sursaut de reconnaître au forceps la qualité de victime à sa fille et à ses petites filles. Mais rien ne pourra réparer le mal causé. Vous devrez aussi sanctionner le poids de la culpabilité... Constatant qu'une alternative à l'emprisonnement serait hors de propos, je vous demande de condamner monsieur à quatre ans de prison avec mandat de dépôt. »

Des réquisitions revues à la baisse par le tribunal qui prononce une peine de trois années de prison avec mandat de dépôt à délai différé plus une année de sursis probatoire pendant deux ans. Le prévenu devra verser 18 000 euros aux parties civiles et suivre des soins. Il ne pourra plus exercer une quelconque activité en contact avec des mineurs.

La lettre de laura s'acheve ainsi : « A tous mes proches et à ceux et celles qui seront impacté par mon départ : Je vous souhaite de vivre la vie que vous avez devant vous avec le plus de bonheur possible. J'ai peiné à m'autoriser à vivre mais j'espère que vous connaissant, même après mon départ, vous resterez de bons vivants ! Rappelez vous, je suis heureuse là ou je suis, la différence est que nous n'aurons plus l'occasion de nous revoir physiquement, vous n'aurez pas de corps pour faire votre deuil, emporté par l'eau... Mais je vous laisse ce que j'ai de plus précieux, mon plus bel ouvrage, mes souvenirs partagés avec vous. Je vous aime tendrement, au-delà de la mort. »

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