Jugée en pantoufles

Jugée en pantoufles

Il faisait froid fin novembre à Mâcon, et par extraordinaire, la comparution immédiate se tenait dans la salle du tribunal d'instance, plus petite et feutrée que celle du TGI.

L’escorte va emmener directement Christine à la prison pour femmes de Lyon-Corbas. Elle se déplace vers le greffier pour signer un document, et on les voit : ses pantoufles. Roses.

Ils boivent tant qu’ils comptent en bouteilles

Deux jours auparavant, peu avant 19 heures, Christine B., de Bussières, appelle les gendarmes : son compagnon, Pierre P., est blessé. Elle lui a cassé une bouteille sur la tête, il est au sol, plaie ouverte, il saigne abondamment. On embarque Christine en garde à vue.

Pierre P. confirme que c’est elle qui l’a blessé, mais il ne porte pas plainte, ne vient pas à l’audience, et refuse d’être hospitalisé. Des durs à cuire, ces deux-là, qui mijotent dans leur jus de rhum ou de vin, et qui boivent tant qu’ils comptent non pas en verres, mais en bouteilles.

« Marquée par la misère, les coups et l’alcool »

Christine est née à Mâcon, d’une fratrie de six enfants. Elle grandit dans l’arrière monde des « pas ». Pas de diplômes, pas de travail, pas d’enfants. Allocation pour adulte handicapé. Elle souffre « de diabète et de dépression », ceci n’entraînant pas forcément cela. À 46 ans, elle en parait bien plus, « cassée par la vie, dira Me Many, son avocat. Marquée par la misère, les coups et l’alcool ». L’alcool, le revoilà. On a changé de siècle, on sait stocker l’énergie solaire, on n’a pas avancé d’un poil sur ce « fléau social ». Zola est mort mais se tient, invisible et discret, au côté de Christine.

Ils ne veulent pas de suivi, ni social, ni sanitaire, ni rien

L’autre soir, des insultes, puis une engueulade, puis des coups. Celui de la bouteille mit fin à l’expression en roue libre du jour. Du jour, oui, parce que les gendarmes ne connaissent qu’eux ou presque, ce couple infernal, ensemble depuis quatorze ans, qui vit en vase clos, mais dont les éclats gênent tout le monde. Les gendarmes y vont si souvent, copieusement insultés à chaque fois, qu’ils ont laissé la prévention d’outrage de côté : à quoi bon ?

Le parquet avait reçu en août dernier un courrier de la maison départementale des solidarités, elle-même alertée par le maire de Bussières : gros problème d’alcool, difficile pour le voisinage, danger pour eux-mêmes et les autres. Les services sociaux se sont cassés le nez sur les durs à cuire : « pas réceptifs du tout », ils ne veulent pas de suivi, ni social, ni sanitaire, ni rien. Circulez.

Pierre frappe Christine aussi

Pourtant le flacon brisé sur sa tête, elle a connu, et elle n’a rien dit. En 2011, elle a un accident de scooter. L’hôpital fait un signalement : outre les blessures liées à l’accident, le médecin relève des traces de coups.

Christine a déjà été condamnée, en 2011, justement : elle y était allée à coups de couteau contre Pierre. Incarcérée quelques semaines, elle avait un suivi mise à l’épreuve, elle dit avoir fait une cure de sevrage alcoolique de 15 jours à l’hôpital et vu régulièrement un psychiatre, mais ça n’a rien changé. Aujourd’hui, elle est en récidive.

De la dureté et du vide

Me Many tente de la faire parler un peu d’elle. Elle a commencé à boire à l’âge de 26 ans « quand mon copain est décédé devant moi ». Puis, que dalle, elle ne dira plus rien. Les cheveux sales plaqués en arrière, le visage dur et fermé, le regard à l’avenant. Silhouette frêle sous un anorak à deux balles, des pantoufles en peluche rose aux pieds. On se dit qu’elle a été petite, qu’elle a été scolarisée des années, qu'elle a eu des copains, des jeux, mais tout cela est irréel quand on la voit. On voit de la dureté, on ressent du vide.

Gérer la misère

Pendant le délibéré, elle reste seule. Personne pour elle dans la salle, des gendarmes en escorte qu’elle insulte si souvent qu'ils évitent d'y revenir, un avocat sensible et prévenant à qui elle ne dit pas grand-chose non plus. La procureur a requis de la prison ferme, s’appuyant sur les faits, la récidive et le rapport du CPIP qui lui non plus ne voit pas d’autre option, fait plutôt rare.

Le tribunal la condamne à huit mois de prison, puis il y aura un suivi mise à l’épreuve. Elle est incarcérée immédiatement.

Son avocat évoquait Zola, la misère du peuple ouvrier crevant dans l’indifférence sociale. Aujourd'hui, la misère reçoit des allocations, les services sociaux s’en soucient, elle a souvent un toit et même la télé, « on gère ». On gère, mais son visage est le même, il est harassé, dur et fermé. On gère, mais on la juge en pantoufles.

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