« Je suis un rappeur, je ne porte pas de fleurs à la main »

« Je suis un rappeur, je ne porte pas de fleurs à la main »

Le rappeur tunisien Ala Edine Yacoubi, alias Weld El 15, représente-t-il une menace contre la sûreté de l’État ou la sécurité publique que seule son expulsion viendrait écarter ? C’est ce que pense la préfecture d’Ille-et-Vilaine, à l’origine de la réunion de la commission d’expulsion, dite « Comex », vendredi 10 février, au tribunal de grande instance de Rennes.

But de la manoeuvre pour les trois magistrats lors de cette audience : « Sonder l’état d’esprit de monsieur Yacoubi. » Et notamment ses liens avec Emino, son ami d’enfance devenu membre de l’État Islamique, a priori mort en Irak à l’automne. À charge pour la Comex de rendre un avis, favorable ou non à son expulsion. La décision finale revient au ministre de l’Intérieur.

Forcément, Ala Edine Yacoubi est un peu stressé. C’est la troisième fois qu’il passe devant un tribunal pour cette histoire de papiers, depuis son arrivée sur le territoire en mars 2015. A cette époque, où il était de bon ton de soutenir les artistes tunisiens, la France lui délivre un visa compétences et talents. Une aubaine, alors qu’il commençait à craindre pour sa vie en Tunisie.

Ala Edine Yacoubi, alias Weld El 15, le 10 février dernier à Rennes. (Illustration : Pierre Budet)

Ala Edine Yacoubi, alias Weld El 15, le 10 février dernier à Rennes. (Illustration : Pierre Budet)

« En 2012, vous êtes condamné à neuf mois de prison pour consommation de cannabis. Pendant ce temps, vous écrivez Boulicia Kleb, « Les policiers sont des chiens ». Cette chanson vous rend célèbre et vous vaut une nouvelle condamnation pour « outrage à la police ». Deux ans d’emprisonnement, réduits à six mois de sursis en appel après une énorme mobilisation, résume Nicolas Léger, qui préside la commission. Puis, vous jouez cette chanson dans un festival…

Non, le public l’a rechantée, mais c’est moi qui me suis fait taper », reprend le rappeur, affublé d’une chemise fleurie pour l’occasion.

« J’ai senti que ma vie était en danger »

Il est alors condamné à 21 mois de prison ferme par contumace pour « atteinte aux bonnes mœurs et outrage à des fonctionnaires » en 2013. L’artiste s’enfuit, puis réapparaît pour son procès en décembre, pour lequel il est cette fois convoqué. Il écope de quatre mois de prison ferme, avant d'être relaxé en appel.

« J’ai senti que ma vie était en danger. J’ai quitté la Tunisie pour combattre les atteintes à la liberté d’expression. Je suis venu en France pour développer ma musique. Il y a plein de choses ici qu’on n’a pas là-bas », raconte Ala Edine Yacoubi, nominé en 2014 pour le prix Sakharov, qui récompense la liberté d’esprit de ses lauréats.

Ala Edine Yacoubi, 29 ans aujourd’hui, s’installe à Saint-Malo en mars 2015. Le 14 mars, avec son fameux visa compétences et talents en poche – délivré aux étrangers dont le projet contribue au rayonnement de la France – il se présente à la préfecture d’Ille-et-Vilaine. L’administration lui délivre alors un récépissé de demande de titre de séjour. Mais pas le titre en question.

Le récépissé est renouvelé jusqu’au 8 avril 2016. Date à laquelle le préfet, par arrêté, lui refuse son titre de séjour et lui ordonne de quitter le territoire français. « Il s’est donc passé un an entre la demande de titre de séjour et son refus. Puis le 6 juillet 2016, le tribunal administratif de Rennes vous donne gain de cause en annulant l’arrêté et en ordonnant à la préfecture de vous délivrer un titre de séjour. Ce qu’elle ne fait pas, mais interjette appel. Le recours de l’administration est rejeté le 6 janvier dernier par la cour administrative d’appel de Nantes, retrace le président. Votre enfant naît et quelques jours après, vous recevez une convocation pour venir devant la Comex. Pour le préfet, votre adhésion aux valeurs de la République n’est pas établie. »

Trois magistrats siègent lors d'une commission d'expulsion. Au milieu, le président, Nicolas Léger. (Illustration : Pierre Budet)

Trois magistrats siègent lors d'une commission d'expulsion. Au milieu, le président, Nicolas Léger. (Illustration : Pierre Budet)

Le représentant de l’administration, Stéphane Coconnier, par ailleurs directeur adjoint du service des étrangers en France à la préfecture d’Ille-et-Vilaine, en veut pour preuve « les nombreux éléments recueillis par les services de police spécialisés ». A savoir : deux condamnations, l’une pour usage de stupéfiants et l’autre pour violences conjugales. Et « surtout, des indices concordants démontrant l’intérêt de M. Yacoubi pour les thèses de Daech ».

Et c’est justement ce qui intéresse la commission. Car l’expulsion d’Ala Edine Yacoubi, père d’un enfant français depuis janvier et donc bénéficiaire d’une protection relative, n’est possible que si cette mesure représente « une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou la sécurité publique ». « Une caractérisation plus lourde que la simple menace grave pour l’ordre public », qui prévalait avant la naissance de sa fille, souligne le juge Léger, plus pédagogue qu’à l’accoutumée.

« Dans le même sac qu’Emino »

La commission prend le temps d’examiner les « dossiers » un par un. Ala Edine Yacoubi ne se débine pas. Et ses petites fautes de français n’enlèvent rien au message qu’il entend faire passer :

Les liens avec Emino ? « Je n’ai plus eu aucun contact avec lui quand je me suis rendu compte qu’il n’allait pas revenir. La dernière fois que je lui ai parlé, c’était sur Facebook, avec un avocat tunisien, pour lui faire un appel à la raison. Je ne comprends pas pourquoi la préfecture me met dans le même sac qu’Emino. »

Les différents comptes Facebook que les services de renseignement lui imputent ? « Même moi ça me dérange tous ces comptes. C’est facile à vérifier, il suffit de retracer l’IP.

Nous n’avons pas ces éléments-là, coupe le magistrat. S’ensuit une partie de Qui est-ce ? version Facebook.

Et ce compte, avec une photo d’Oussama Ben Laden en photo de profil ?

Pas du tout à moi.

Et celui avec l'inscription en arabe, "Il ne nous arrivera que ce que dieu nous a écrit, il est notre seigneur et sur dieu comptent les croyants", en couverture ?

Celui-là oui. Mais c’est quoi la méchanceté ? Je suis arabe, musulman, mais pas pratiquant, ni radicalisé.

Si vous n’êtes pas pratiquant, pourquoi vous affichez une phrase du Coran sur votre profil ? Sur Facebook, on met plutôt des choses qui ont une valeur pour nous.

Je peux mettre une ligne de Nietzsche ou de Machiavel aussi, oui.

Et ce troisième compte, où vous apparaissez avec Emino, index levé au ciel, en photo de profil ?

Pas à moi.

Et celui avec une photo d’Emino, issue d’une vidéo où il appelle les réfugiés à rejoindre Daech ?

C’est mon compte, mais la photo vient d’un article de presse. J’ai partagé l’article, ça parlait d’un footballeur tunisien inquiété pour les mêmes raisons que moi. Beaucoup de médias ont posté des photos où je pose avec lui », lâche-t-il en haussant les épaules.

« Y’a pas de terroriste qui regarde des séries sur Netflix »

Autre élément qui inquiète les services de l’État : le contenu de son téléphone portable et celui de sa compagne, récupérés lors d’une perquisition administrative l’été dernier.

On reproche au rappeur d’avoir consulté des sites soupçonnés d’apologie du terrorisme, dont « quelques vidéos significatives. Où l’on voit un terroriste qui s’apprête à décapiter quelqu’un, ou un tuto pour savoir comment retrouver les vidéos de propagande de Daech… A minima, vous ne trouvez pas ça imprudent dans votre situation ? », interroge le juge.

« Ce sujet-là m’intéresse. Je prépare un projet pour parler de la manipulation de la jeunesse. Quand ils ont pris Emino, ça m’a touché. Pour combattre un ennemi, il faut savoir qui c’est. Vous pouvez regarder tout mon historique, y’a pas de terroriste qui écoute du rap régulièrement ou qui regarde des séries sur Netflix. Je suis de bonne foi », conclut Ala Edine Yacoubi, donnant du « monsieur » au président à chaque fin de phrase.

Le magistrat veut discuter des photos qui ont été retrouvées sur le téléphone de sa femme : « On vous voit lever l’index devant la Tour Eiffel, faire des doigts d’honneur devant l’église, devant le palais de justice - mais vous n’êtes pas le seul à faire ça - et devant des croix chrétiennes au cimetière à Saint-Malo.

Je peux vous montrer des clips de rap français où l’on voit bien pire. Je suis un rappeur, je ne porte pas de fleurs à la main.

Mais la photo devant l’église de Saint-Malo, après les attentats de juillet où un prêtre a été assassiné…

L’analogie fait marrer les soutiens du rappeur. La réaction du président est immédiate : « Cette salle n’est pas un théâtre. Les prochains qui glousseront ou se manifesteront sortiront. »

« Je n’ai peut-être pas la même liberté qu’un rappeur français »

Ala Edine Yacoubi poursuit son flow de défense. « C’est ma vie privée. Je n’ai pas posté ces photos sur les réseaux sociaux. Je suis venu ici pour profiter de la liberté, pas pour me retrouver ici à cause de doigts d’honneur. Y’en a dans tous les clips de rap. Mais je n’ai peut-être pas la même liberté qu’un rappeur français.

Et la photo où vous avez l’index levé devant la Tour Eiffel ? Le signe a-t-il un lien avec celui que l’on retrouve chez ceux qui prêtent allégeance à Daech ?

Pour moi ce signe signifie "numéro 1". »

Pour Stéphane Coconnier, représentant de l’administration, si ce « débat a permis de mieux cerner les zones d’ambiguité », cela ne suffit pas. « Je n’ai pas été parfaitement convaincu par le rôle de modérateur que dit avoir joué M. Yacoubi dans la trajectoire d’Emino. Il n’a pas apporté d’élément convaincant pour montrer que leur compagnonnage avait cessé. Et je ne crois pas que la visite des sites incriminés viserait seulement à nourrir son projet artistique. » Il demande à la commission de rendre un avis favorable à l’expulsion.

Me Matteo Bonaglia pendant sa plaidoirie. (Illustration : Pierre Budet)

Me Matteo Bonaglia pendant sa plaidoirie. (Illustration : Pierre Budet)

Me Matteo Bonaglia, qui substitue Me Dominique Tricaud, clôt le « dernier chapitre d’une longue histoire » en rappelant que leur client, « combattant de la liberté d’opinion malgré lui, est un artiste avant d’être quoi que ce soit de politique ». Le jeune avocat entame un couplet maladroit, sur l’air de « ça me rappelle les heures les plus sombres de notre histoire ». Vite rabroué par le président, « parler de la Gestapo, ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus judicieux à dire à l’administration », il reprend sa démonstration.

Si El Weld 15 singe des positions de rappeur ? Oui, « ça s’appelle l’ego trip, glisse-t-il, d’un petit air satisfait. Quant aux photos devant l’église et le cimetière, je m’étonne de voir la préfecture prendre la défense d’une religion. » S’agissant des vidéos, « il en regarde beaucoup, beaucoup d’autres. Notamment des vidéos produites par des grands groupes de télé. Toutes accessibles. » Les comptes Facebook ? « Il y en a à n’en plus finir. On a essayé de les faire fermer, impossible. » La photo avec une arme sur l’épaule ? « C’est une réplique pour un jeu vidéo. » L’index pointé vers le ciel sur les photos ? C’est « un geste traditionnel effectué par une partie des musulmans, affirme-t-il, le nez sur une liasse de notes. Il est aussi utilisé par les rappeurs pour dire « je suis le numéro 1 ».

Puis, son client « sort souvent, il fume, il boit... » Il reçoit aussi un fort soutien de la société civile. Carole Bohanne, présidente du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples en Ille-et-Vilaine, par exemple. Me Bonaglia avertit la commission : « Si décision d’expulsion il y a, le message envoyé à la Tunisie serait particulièrement mauvais. » La Comex a un mois pour rendre son avis, qui ne lie pas le ministre de l’Intérieur.

Mise à jour, 16 février : Les trois magistrats ont émis un avis défavorable à l'expulsion du rappeur. Mais la décision finale revient au ministre de l'Intérieur.

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