L'avocat Richard Malka, qui plaide pour la première fois devant une cour d'assises, dit qu'il est terrifié, tétanisé. « Les chaussettes m'en tombent des chevilles », ajoute-t-il face au six jurés. Il vient d'entendre, pendant une heure et demie, Maryvonne Caillibotte, l'avocate générale, demander six ans de prison pour un assassinat, sur la seule foi de son « intime conviction ».
Assis derrière Richard Malka, l'autre conseil de sa cliente, Éric Dupond-Moretti, mal rasé, mal léché, bougon depuis le début du procès, marmonne : « C'est terrible. » Du fond de ses yeux bleus, il fixe la magistrate et secoue la tête de gauche à droite.
Depuis quatre jours, devant la cour d'assises de Paris, se tient le procès d'A. Friloux, la « veuve noire », une femme qu'on accuse d'avoir assassiné son mari, plus vieux qu'elle de 27 ans, pour mettre la main sur l'héritage, aux dépens de sa belle-fille, Catherine.
Cette femme, A. Friloux, se sera peu exprimée au cours de son propre procès. Le premier jour, elle avait dit trois phrases : « Je suis innocente, et puis c'est tout. J'ai été mariée avec cet homme pendant 25 ans, je l'ai aimé. Je ne sais pas ce que je fais là. »
Personne ne voulait la croire. L'ordonnance de mise en accusation était accablante. Elle décrivait comment A., patiemment, froidement, avait empoisonné son mari pendant plusieurs mois en le gavant d'antidépresseurs, associé à un anti-vomitif pour que le vieil homme de 81 ans ne rejette pas le poison.
On trouvait également, dans la synthèse lue par le président au début du procès, les témoignages des rares personnes qui avaient pu voir Claude dans les dernières semaines de sa vie : il vivait reclus dans une pièce de 10 m², sans fenêtre, observé par un dispositif de vidéosurveillance. Selon sa belle-sœur, bloqué par une barre, il avait « l'air soumis et impuissant ».
Ce n'est qu'au matin du quatrième jour de son procès, juste avant les réquisitions, que A. Friloux sera finalement entendue, pendant un peu plus d'une heure, par le président. Extrêmement nerveuse, les lèvres déformées par le botox, elle se livrera peu, indiquant simplement : « Si Catherine était venue me voir, si elle m'avait dit qu'elle avait besoin d'argent, on aurait pu s'arranger – on peut toujours s'arranger. Mais il n'y avait que de la haine. »
Peu importe que son audition arrive trop tard dans ce procès, qu'elle n'apporte rien. Pendant quelques dizaines de minutes, l'avocate générale bute sur elle, tente de lui faire avouer une improbable faute, de semer le doute sur une éventuelle malveillance. C'est peine perdue. Depuis la veille au moins, la conviction des spectateurs est forgée : A. Friloux est innocente, et c'est injuste que l'accusation s'acharne.
Non pas qu'A. Friloux soit sympathique. Oui, elle a 27 ans de moins que son mari. Oui, elle a des amants. Oui, elle passe souvent sous le bistouri pour des opérations de chirurgie esthétique. Oui, elle s'oppose à sa belle-fille, Catherine, au sujet de l'héritage. Non, elle n'est pas toujours agréable avec les employés de son restaurant ou même avec sa pharmacienne.
Seulement, voilà, depuis le premier jour du procès, la barque de l'accusation prend l'eau. Des fissures apparaissent sur sa coque. Adrien, le fils de Claude et d'A., qui déclare par exemple qu'il a vécu pendant plusieurs années dans ce studio qu'on décrivait comme un taudis, avec son père et sa mère, et que c'est son père qui voulait absolument rester là, malgré les protestations d'A.
Ou le dispositif de vidéosurveillance, loin d'être destiné à observer Claude pour le tenir isolé, comme on l'avait prétendu un peu vaguement, mais qui avait la fonction inverse : les caméras étaient dirigées vers le restaurant et permettaient au vieil homme de 81 ans d'observer ce qui s'y passait via un moniteur.
« Oh, ce n'est pas un théâtre ici »
Eric Dupond-Moretti écoute le témoignage de ce fils en faisant les cent pas dans la salle, mains croisées dans le dos : « Comment est-ce que votre mère s'occupait de son mari, atteint d'une grave maladie, dans les derniers jours ?
– Je l'ai vue de mes propres yeux, à 2 h du matin, le laver, le soigner, lui changer ses couches.
– Elle était seule ?
– Oui.
– Et les gens qui sont aujourd'hui sur le banc des parties civiles, ils étaient là ? »
L'avocat désigne du regard Catherine, la fille de Claude, fruit d'une première union.
Adrien répond : « Non. Il n'y avait personne. » L'avocate générale, pour tenter de défendre la partie civile, lance une pique : « Vous non plus, vous n'étiez pas là, maître. » L'avocat, surpris par cette saillie mal assurée, se retourne et plonge ses yeux dans ceux de la magistrate : « Non. Mais, moi, je n'accuse personne. » La salle rit. Agacée, l'avocate générale se tourne vers les auditeurs : « Oh, ce n'est pas un théâtre ici. »
L'audition du deuxième fils intervient dans la soirée. Imad n'est pas l'enfant de Claude, mais il a vécu avec lui depuis l'âge de 5 ans. Puis les choses se sont gâtées entre les deux hommes, ils ne s'entendaient pas. Pour autant, Imad aimait son beau-père. Il a été, pendant un temps, suspecté de complicité d'assassinat.
Il pose ses deux mains solidement sur la barre et parle avec colère : « Aujourd'hui, je pense qu'on est là par la force du commérage. J'ai vu la liste des témoins. Les trois-quarts, je ne les ai jamais vu, je ne les connais pas. »
Le président, qui ne souhaite pas qu'on mette en cause le sérieux de son audience, égrène devant Imad la liste des témoins. Le garçon de 30 ans est amené à donner son point de vue sur chacun d'entre eux : « Karim, c'est un serveur qui travaillait là-bas. Moi, je considère qu'il n'est pas digne de confiance, et ça se voit. Vous le verrez, je ne vous demande même pas de me croire sur parole. Vous l'interrogerez et vous verrez. »
Effectivement, deux jours plus tard, la cour voit. Karim se présente à la barre. Au moins très lent, pour ne pas dire stupide, il est incapable de livrer un témoignage clair, passe son temps à se contredire, « ne se souvient plus », et puis, quand on lui met ses propres mots dans la bouche « se souvient un peu ».
La partie civile et l'avocate générale l'interrogent. Ils arrivent, plus ou moins, à lui faire répéter son témoignage accablant : A. achetait des médicaments sans ordonnance, elle gavait Claude d’antidépresseurs et le mari était terrorisé par sa femme.
Quinze minutes plus tard, sous les assauts de Richard Malka et d'Éric Dupond-Moretti, il dit exactement l'inverse. A-t-il, oui ou non, été chercher des antidépresseurs à la pharmacie sur la demande d'A. ? « Oui », « non » et « peut-être » : la cour entendra les trois versions. Et les deux avocats, en le confrontant au dossier, parviennent assez facilement à prouver qu'il ment, qu'il raconte n'importe quoi et qu'il trouve qu'A. est « méchante ».
Imad reprend son évaluation des témoins : « Maria, la belle-sœur de Claude ? Depuis dix ans, elle a dû le voir trois fois. »
Maria, devant les jurés, est plus assurée que Karim, elle s'en tient à la version qu'elle a déjà livrée aux policiers : quand elle est venue voir Claude, quelques jours avant sa mort, sur la demande de Catherine qui s'inquiétait, elle l'a trouvé « sur une chaise, bloquée par une barre, l'air soumis et impuissant ».
Plus tard, il sera révélé que la barre en question était le déambulateur de Claude.
« C'est le procès du commérage, vraiment. J'espère que c'est la raison qui l'emportera sur les "on-dit" », conclut Imad, après avoir égratigné plusieurs autres témoins. L'avocate générale réplique : « Et quand vous dites que Catherine aurait pu en vouloir à la vie de son père, ce ne sont pas des commérages ? » Le jeune homme reste interdit. Éric Dupond-Moretti répond à sa place : « Sauf que, nous, nos commérages, ils n'envoient personne en prison, madame. »
« Que vous ne l'aimiez pas, c'est votre droit »
Les faits ne sont examinés que le deuxième jour et, vus de loin, ils paraissent difficiles à contester. Peu importe, finalement, qu'A. soit sympathique ou non, qu'elle soit une harpie ou une épouse attentionnée, que les témoins se fassent torpiller : la vérité, c'est que Claude a été empoisonné et qu'A. tenait le pilulier.
L'enquêtrice de police judiciaire qui se présente à la barre le matin du deuxième jour pour expliquer son travail, indique d'ailleurs assez clairement : « Là où les choses se sont précipitées, c'est quand le laboratoire de toxicologie nous a appelé. » Il n'est pas question de commérages dans une expertise toxicologique.
Claude Friloux est mort le 28 janvier 2011, à l'hôpital de Clamart, près de son domicile de Châtenay-Malabry. Le médecin légiste concluait à « une mort apparemment naturelle par insuffisance cardiaque ». Claude était malade depuis 2002, atteint d'une amylose, une pathologie rare et mortelle. C'était, à première vue, sa maladie qui l'avait tué.
Mais le parquet, alerté par Catherine sur des soupçons de maltraitance, ouvrait une enquête pour recherche des causes de la mort. « C'est une enquête, décidée par le parquet, suite à la découverte d'un corps dont le décès peut paraître naturel à première vue, explique l'avocate générale aux jurés, mais dont les circonstances sont suspectes. »
À l'intérieur du corps de Claude, les experts découvraient des taux d’antidépresseurs invraisemblables : quatre molécules différentes, provenant de quatre antidépresseurs, dont deux, le Deroxat et l'Effexor, avaient été administrés dans des quantités mortelles, plus de dix fois supérieures à la dose létale. Associée à ce cocktail déjà explosif, une très forte concentration d'un anti-vomitif, sans doute adjoint pour que la victime ne puisse pas recracher le poison.
Le docteur Benayoun pouvait ainsi conclure que la cause du décès était « liée à l'association des produits décelés, dont certains à dose supra-thérapeutique et toxique pouvant tout à fait avoir accéléré le processus d'évolution de la cardiopathie ». Il notait également que « l'association des produits considérés ne correspondait pas à une prescription médicale légitime ». En clair : aucun médecin n'aurait prescrit autant d’antidépresseurs différents à quelqu'un déjà qui était malade du cœur.
« Est-ce que l'enquête a pu démontrer que les médicaments ont été administrés par A. Friloux ? demande l'avocate générale. – Oui, exactement, répond la policière. Les seules personnes qui ont administré des médicaments à Claude, pendant les mois précédents le décès, sont A., ou Adrien et Karim, qui agissaient sous ses ordres. »
L'enquêtrice l'admet : « L'enquête a été orientée par de nombreux éléments fournis par la partie civile. » Quelques mois après le décès, A. était placée sur écoute téléphonique : « Les écoutes ont été très instructives dans ce dossier, précise l'officière. Au commissariat, j'avais entendu une femme très touchée par le décès de son mari, mais au téléphone, c'était quelqu'un d'autre. »
Emmanuel Ravanas, l'avocat de la partie civile, lui demande de préciser ce point : « Sans jugement de valeur, quel est votre sentiment sur ces écoutes ? » La réponse arrive immédiatement : « Honnêtement, j'ai rarement vu quelqu'un d'aussi manipulateur. » Éric Dupond-Moretti se lève de son banc : « Eh bien, heureusement que ce n'est pas un jugement de valeur ! »
L'avocat Richard Malka prend le relais : « Vous avez déjà enquêté sur d'autres affaires criminelles ?
– Oui, bien sûr.
– Et vous n'êtes jamais tombé sur quelqu'un d'aussi manipulateur ?
– Disons qu'elle ressortait.
– Vous dites qu'elle mentait. Vous avez enquêté sur tous les mensonges d'A. Friloux ? »
L'enquêtrice parvient à faire sourire la salle : « Honnêtement, je n'aurais pas eu le temps. »
Éric Dupont-Moretti, qui ne rit pas, vient en aide à son confrère : « Que vous ne l'aimiez pas, c'est votre droit.
– Je n'ai jamais dit ça », se défend l'officière. L'avocat reprend la parole : « Allez, c'est dans toutes les lignes de votre rapport, même dans les silences. » Il s'approche de la policière : « Donc, selon vous, c'est A. qui donnait les médicaments à Claude ? » La réponse de l'enquêtrice est assez claire : « Oui, selon une majorité de témoins entendus. »
« Voilà. Voilà le sérieux de l'accusation. C'est pathétique »
Éric Dupond-Moretti profite de l'instant, ménage son effet, puis sort un papier de son dossier : « Et si je vous dis que j'ai là un document qui prouve que c'est l'hôpital qui a administré ces substances ? »
L'avocate générale fait un bond sur sa chaise : « Attendez, vous ne pouvez pas sortir un document comme ça, sans nous l'avoir fourni. Et le respect du contradictoire ? » Le président acquiesce. Pas question de discuter d'un document sans que toutes les parties n'en aient pris connaissance. L'avocat sort des photocopies de son dossier : « Mais voilà, j'ai des copies de la pièce, je vous les donne. » Pendant quelques secondes, le procès flotte. Le président décide de suspendre l'audience, afin que les parties puissent prendre connaissance du document.
L'effet a fonctionné. Pendant l'interruption, les spectateurs jasent sur ce fameux document, émettent des idées, des théories. Quand la pièce est finalement dévoilée, le soufflé retombe un peu – mais un peu seulement : le document, fourni par Adrien, le fils de la victime, prouve que l'anti-vomitif a été injecté à Claude Friloux par l'hôpital, quelques heures avant sa mort. La thèse de la veuve noire pharmacologue, qui aurait volontairement administré un anti-vomitif pour favoriser l'effet des poisons, s'effondre.
Le document n'explique pas, en revanche, les taux invraisemblables d’antidépresseurs retrouvés dans le corps du défunt, mais peu importe, Éric Dupond-Moretti sait pousser son avantage. Il fustige devant la cour le manque de sérieux de l'enquête : « C'est Adrien qui a demandé ce document à l’hôpital, tout simplement, et on lui a fourni immédiatement. Et la police a été infoutue de faire la même chose. Voilà. Voilà le sérieux de l'accusation. C'est pathétique. »
L'officier de police judiciaire, les mains rivées sur la barre, peine à s'expliquer, bien qu'elle assure être dans son bon droit : le document était couvert par le secret médical, les policiers ne pouvaient pas y avoir accès. Mais l'avocat noie vite ses explications sous un torrent de réprimandes vis-à-vis de l'enquête. Associé aux soupçons de subjectivité déjà discutés, l'effet est dévastateur pour l'accusation.
Le procès est sur un point d'équilibre. La conviction que se font les spectateurs de la culpabilité d'A. Friloux a déjà été lourdement malmenée, mais il reste ces taux d’antidépresseurs « aberrants », selon les toxicologues, « un non-sens thérapeutique ». Et ceux-là n'ont pas été administrés par l’hôpital, c'est une certitude.
Trois experts vont déposer dans l'après-midi. Et tous, sous l'inquisition des deux avocats de la défense, vont finir par admettre la même chose : ils ne savent pas de quoi Claude Friloux est mort. Ils ont des soupçons, des doutes, ils pensent que les antidépresseurs ont conduit à la mort, mais ils ne peuvent en aucun cas être formels.
Ainsi, le professeur Loiset conclut : « La sommation des toxicités des antidépresseurs a pu être à l'origine d'une intoxication aiguë. » Tout est dans ce « a pu ». Quand on demande au professeur Pepin d'affirmer que Claude Friloux a été empoisonné, il admet qu'il ne peut pas : « Ce n'est pas à moi de vous répondre, mais au médecin légiste. » Or, le médecin légiste, dans son rapport, conclut à une mort naturelle.
Le troisième toxicologue, entendu dans la foulée, ne peut pas dire mieux. « Comment peut-on exclure une mort naturelle ? C'est une hypothèse comme les autres. C'est honnête de ma part de vous dire ça, tout comme c'est honnête de dire qu'on retrouve dans ce corps un cocktail complètement délirant de médicaments. »
Claude Friloux, à sa mort, avait dans le corps assez d'antidépresseurs pour mourir. Il était également atteint d'une maladie très grave, depuis neuf ans, alors que le pronostic vital pour cette maladie ne dépasse pas, en moyenne, les deux ans. Il en avait vécu sept de plus, entouré de sa femme et de son fils.
La journée se termine autour d'une seule certitude : on ne sait pas de quoi Claude Friloux est mort. L'accusation continue d'écoper, avec l'espoir d'arriver, malgré tout, à bon port.
« Vous allez voir, l'explication, vous allez l'avoir »
Le docteur El Fandi, médecin traitant et ami de Claude, comparait le lendemain. C'est par son témoignage que s’achève le naufrage. C'est l'iceberg de ce procès.
Le médecin a suivi Claude Friloux pendant plus de quinze ans. Il s'occupait de ses ordonnances. C'est lui qui prescrivait le Deroxat, l'un des antidépresseurs retrouvé dans le corps de Claude.
Devant les jurés, il décrit la pathologie dont souffrait Claude, une amylose généralisée : « C'est une maladie très grave : des protéines qui se déposent un peu partout dans le corps et empêchent les organes de fonctionner. »
La maladie de Claude s'était aggravée depuis le mois d'août 2010, et le médecin reconnaît : « Il vivait dans une sorte d'arrière-boutique, dans des conditions de semi-clochard, c'est vrai. Mais c'est lui qui voulait ça, il ne voulait pas quitter son restaurant. » C'est seulement la dernière semaine qu'A. et Adrien avaient pu le convaincre d'aller à Châtenay-Malabry.
« Le médecin de l'hôpital de Clamart m'a appelé le 28 janvier. Il m'a dit que Claude était en soins intensifs et qu'ils allaient le débrancher. Six mois plus tard, j'ai eu la grande surprise de me retrouver en garde à vue. Et pas pour rien, s'il vous plaît, pour complicité d'assassinat ! » Le docteur se permet de rire : « Une histoire de fou ! »
« On a retrouvé, dans son sang, l'équivalent de 26 boîtes de Deroxat. Évidemment, ça ne correspondait pas du tout à mes prescriptions. Il y avait d'autres antidépresseurs, notamment de l'Effexor. Alors, on a imaginé qu'A. lui avait fait ingurgiter. On n'avait pas d'explication, mais vous allez voir, l'explication, vous allez l'avoir. »
Le médecin cite alors, de mémoire, les rapports du dossier : « Le 2 février 2013, dans la contre-expertise du docteur Pepin, on note que Claude avait un taux de créatinine dix fois supérieur à la normale. Ce que ça veut dire, c'est qu'il souffrait d'une insuffisance rénale aiguë et totale. Le rein était bloqué et n'évacuait plus les médicaments. En réalité, ces 26 boîtes n'ont jamais été achetées. Voilà la véritable cause de ces taux : il n'éliminait plus les molécules qu'il ingurgitait. »
Il précise également que l'Effexor avait été prescrit à Claude un an avant sa mort : « Par l'hôpital Vaugirard, document 605. » Comme celui-ci prenait un peu ses médicaments quand il voulait, il avait très bien pu garder les boites et les utiliser plus tard : « Est-ce qu'il a voulu se doper à l'Effexor, la dernière semaine, quand il était à Châtenay-Malabry ? Honnêtement, ça ne m'étonnerait pas. » Quant aux autres médicaments, s'il ne peut pas expliquer leur présence, il ne s'en étonne pas non plus, dans la mesure où Claude avait tendance à l'auto-médication.
La partie civile et l'avocate générale, qui ont eu, comme tous les spectateurs, l'impression d'assister à une révélation d'Hercule Poirot, tentent de trouver une faille dans son récit pendant plusieurs minutes, sans y parvenir.
L'avocat Dupond-Moretti, enfin, pose cette question : « Vous avez passé deux ans en examen pour complicité d'assassinat. Est-ce que quelqu'un vous a présenté des excuses ? » « Jamais », répond le médecin. L'avocat se tourne vers l'avocate générale : « C'était l'occasion ou jamais, madame. » La magistrate ne dit rien. Son affaire vient de sombrer.
« Il faut que tu me trouves un mari, un vieux, de plus de 70 ans »
Un nouvel expert toxicologue, appelé dans l'après-midi par la défense, vient rajouter du lest. Pascal Kintz, très respecté dans son domaine, explique que Claude Friloux ne souffrait pas seulement d'une insuffisance rénale, mais également d'une insuffisance hépatique. Il conclut, sans être formel, comme ses collègues : « Ici, il ne s'agit peut-être pas d'un problème de surdosage, mais d'un déficit d'élimination. »
Tous les témoins qui seront entendus après ces explications feront pâle figure. Puisqu'il n'y a plus lieu de croire qu'il y a eu un crime, il n'y a plus de raison d'en savoir plus sur l'éventuelle « méchanceté » d'A., sur son rapport à l'argent, sur ses amants ou sur son caractère. C'est pourtant ce que la cour fait, pendant de longues heures, lors d'un procès dont l'issue est devenue de plus en plus certaine. À chaque témoignage, des éléments qui avaient été présentés comme accablants deviennent de plus en plus anecdotiques.
Il y a par exemple, cette conversation enregistrée par les policiers, plusieurs mois après le décès de Claude, où A. dit à son amant : « Il faut que tu me trouves un mari, un vieux, de plus de 70 ans. » A la lecture de la transcription, tout le monde comprend qu'il s'agit d'une plaisanterie de mauvais goût, mais rien de plus. L'accusation n'insiste pas.
Il y a également les comptes familiaux. On accuse A. de les avoir ponctionnés. En réalité, le transit des sommes importantes s'explique par la création d'une entreprise par son fils : il n'avait pas encore de compte et faisait passer l'argent par celui de ses parents pour se faire payer. Chaque euro a été justifié.
Ou encore tous les témoins envoyés par Catherine qui déclaraient qu'A. s'opposait, parfois violemment, dès qu'ils essayaient d'entrer en contact avec Claude. L'explication était simplement qu'elle était excédée : en un an, Catherine lui avait envoyé la police à quatre reprises. À chaque fois, les policiers, après vérification, avait constaté que Claude Friloux allait bien et qu'il ne se plaignait pas de sa femme.
Vers 21 h, un dernier témoin s'avance vers la barre. C'est le dernier de ce procès qui en aura vu défiler plus d'une vingtaine. Avant d'avoir atteint la moitié de la pièce, il s'arrête : Éric Dupond-Moretti et Maryvonne Caillibotte sont une nouvelle fois en train de s'écharper. Le président tente de les calmer, peinant à faire entendre sa voix, et puis, excédé, se lève et déclare : « L'audience est suspendue. »
Quinze minutes plus tard, le témoin pénètre à nouveau dans la salle. Il attendait d'être entendu depuis la matinée. Le président s'excuse et l'écoute. Son audition, qui aura duré une trentaine de minutes, peut être résumée par ces mots : « Je n'ai pas grand-chose à dire, ça fait 26 ans que je ne l'ai pas vue. » L'audience est définitivement suspendue pendant qu'Éric Dupond-Moretti et l'avocate générale continuent de s'échanger des mots.
« Les dés sont pipés »
C'est donc le dernier jour de son procès qu'A. Friloux est finalement entendue, mais sa déposition et les questions qui suivent n'apportent plus rien. L'accusation, vidée de tous les éléments à charge, n'a plus aucune prise sur elle. Juste avant elle, Catherine, la belle-fille de Claude, partie civile, était invitée à s'exprimer.
Catherine a le même âge, à un an près, que sa belle-mère. Tout oppose les deux femmes : A. est brune, Catherine a les cheveux blancs ; A. est mondaine, sophistiquée, habite à Paris et exerce une profession d'architecte ; Catherine est simple, naturelle, habite dans les Pyrénées, où elle élève des chevaux.
Les mains jointes dans le dos, elle tente d'expliquer à la cour que tout n'a pas été dit dans ce procès, que la relation de Claude et de sa belle-mère n'a pas été suffisamment examinée. Et puis, de lassitude devant ce procès qui lui échappe et devant l'inéluctabilité de l’acquittement, elle déclare : « De toute façon, ça tourne dans le Palais, l'idée que les dés sont pipés. C'est le mensonge qui devient vérité. Tout ça tourne à l'envers. »
Son avocate, Stéphanie Marcie-Hullin, intervient, face au visage dépité du président de la cour d'assises : « C'est son droit de penser ce qu'elle veut, monsieur le président, même si vous êtes consterné. »
Le président répond : « Merci. Je cherchais le mot. »
À travers les questions des avocats, on devine que Catherine était sincère dans sa démarche, et qu'elle est surtout très triste, qu'elle ne comprend pas ce procès et qu'elle ne repartira pas avec les réponses qu'elle était venue chercher. Juste avant qu'elle s'en aille, le président reprend la parole. « Les dés sont pipés : vous voyez, ça, ça ne passe pas, ça n'est pas respectueux du travail que nous faisons ici. » Catherine hausse les épaules. Elle quitte la salle, le Palais, et ne reviendra plus.
« La vie d'un vieil homme, ce n'est pas la même chose que la vie d'un enfant »
Stéphanie Marcie-Hullin, pour la partie civile, entame sa plaidoirie au début de l'après-midi. Elle tente, devant les jurés, de réhabiliter celle que certains accusent d'être à l'origine de ce fiasco : « Catherine, avant tout, a perdu un père, il ne faut pas l'oublier. Quelle réaction auriez-vous eu, tous, face à un père qui ne répond plus ? Et quand tout le monde vous dit qu'il est allongé dans une pièce jonchée de médicaments ? Non, elle n'a pas crié au loup en vain. » Elle constate : « La mort de son père, on est incapable de l'expliquer. » Elle fustige enfin l'attitude d'A. : « Aujourd'hui, du côté de l'accusée, on n'a même pas cette dignité-là, de dire : "Bien sûr que je n'ai jamais pu la blairer." » C'est vrai : s'il est apparue une vérité de ce procès, c'est bien que ces deux femmes se détestaient.
Derrière elle, plaidant toujours pour Catherine, Emmanuel Ravanas regrette de ne pas avoir répondu à la grande inconnue de ce procès : comment les deux molécules d’antidépresseurs qui n'avaient pas été prescrits se sont retrouvées dans le corps du père de Catherine. Il conclut : « Cette vérité, Catherine ne l'aura pas eue, elle ne l'aura pas trouvée. »
Maryvonne Caillibotte entame son réquisitoire à 17 h, devant une salle comble et débordante. Elle pourrait demander l'acquittement, au vu des charges qui sont devenues inexistantes au fur et à mesure des débats. Mais elle n'en fait rien.
Consciente de n'avoir aucune base solide pour établir la culpabilité de l'accusé, elle enjoint les jurés de se fier à leur « intime conviction ». « Avez-vous une intime conviction ? C'est la chose la plus importante. Ce guide, que le président vous lit au début du procès, c'est un des plus beaux, ce n'est que de l'humanité. » Elle poursuit : « S'il y avait des preuves formelles, scientifiques, absolues, il n'y aurait pas besoin de jurés. »
« Mon intime conviction, c'est qu'A. Friloux est coupable des faits qui lui sont reprochés, avec préméditation. » Elle rappelle qu'au plus près de la mort de Claude, A. « était celle qui s'occupait de son mari, qui lui faisait prendre ses médicaments ». Elle ajoute : « Je ne l'invente pas, je suis très prosaïque. »
Et puis, elle poursuit sur le mobile du crime : « Ma conviction, c'est que sa vie était désagréable, que son mari était lourd, qu'il était ingrat. » Quelques témoignages avaient évoqué une possible attitude désagréable de Claude envers A. « Ma conviction, c'est qu'A. a été une sorte d'euthanasiste de son mari. » C'est la première fois, dans ce procès, qu'une telle hypothèse est envisagée ouvertement. C'est un peu tard.
Quant à la peine, l'avocate générale a cette phrase étonnante, sans doute à peu près inouïe dans une cour d'assises : « Mais la vie d'un vieil homme qui va bientôt mourir, ce n'est pas la même chose que la vie d'un enfant. » Alors, elle demande six ans d'emprisonnement. Six ans. Pour un crime qui, s'il est établi, fait encourir la perpétuité. Un crime qui, si l'on suit son raisonnement, est le fait d'une femme manipulatrice, avide et particulièrement fourbe. Pendant l'interruption de séance, personne n'arrive à comprendre une telle réquisition.
« Quelle époque ! Quelle singulière conception des choses ! »
Les deux avocats d'A. Friloux s'avancent finalement. Richard Malka plaide en premier. Il fait part de son effroi et lit le rapport du médecin légiste : « Claude Friloux est mort, le 28 janvier 2011, de mort naturelle. » Il marque une pause et sourit : « Je pourrais m'arrêter là, mais je vais continuer. »
« Si on ne laisse pas tomber, c'est simplement parce qu'on est incapable de reconnaître ses erreurs. On ne sait pas se remettre en cause, quitte à envoyer une innocente en prison. » Et puis, rappelant qu'il plaide pour la première fois devant une cour d'assises : « Je suis terrifié, ça me glace le sang, la manière dont on accuse quelqu'un d'un assassinat dans ce pays. On aurait vu arriver Bozo le Clown à la barre, du côté de l'accusation, on l'aurait cru. »
Il fustige ensuite « les contradictions, les absurdités, les non-sens » de ce procès. Il énumère toutes les charges qu'on avait fait peser sur les épaules de l'accusée et qui se sont toutes révélées fausses. L'énumération fait froid dans le dos : les enregistrements soi-disant accablants, et qui ne l'étaient pas tant que ça ; l'argent comme mobile, alors qu'en réalité, A. gagnait plus que son mari ; l'empoisonnement, alors que Claude, atteint d'une maladie grave, avait survécu neuf ans auprès de celle qui aurait voulu l'assassiner ; l'anti-vomitif, finalement administré par l'hôpital ; le fait que ce soit A. qui ait appelé les pompiers, bien avant la mort de Claude ; les multiples témoignages qui se sont avérés imprécis ou biaisés. La liste est longue.
L'avocat termine sa plaidoirie en citant le philosophe anglais Francis Bacon : « Quand on commence par des certitudes, on termine par des doutes. » Il complète sa citation : « Ici, on commence par des certitudes et on termine par un naufrage. »
À 19 h 45, Éric Dupond-Moretti entame la plaidoirie qui doit clore cette affaire. Comme il l'a fait pendant tout le procès, il fixe l'avocate générale : « Voilà que la mort d'un vieil homme devrait valoir moins que celle d'un enfant. Eh bien, ce soir, je vais appeler ma mère : elle a 82 ans. Et je vais lui dire ce que vaut sa vie aux yeux de celle qui protège notre société : six ans, pour avoir tué un vieux afin de lui voler son argent. »
« Quelle époque ! Quelle singulière conception des choses ! Quelle singulière conception, aussi, de l'intime conviction. » L'avocat se permet de relire aux jurés l'article 353 du code de procédure pénale, sur lequel l'avocate générale s'appuyait : « Quelle impression ont faites, sur leur raison, les preuves apportées contre l'accusée. » Il insiste sur ce mot : preuve.
Il poursuit : « D'abord, il faut savoir de quoi cet homme est mort, et vous n'avez pas la réponse. Ensuite, si vous considérez qu'il est mort à cause des médicaments, il faut vous demander comment il les a ingurgités. Vous n'en savez strictement rien, mais rien. »
Il continue avec ce qui, finalement, aura été le principal reproche fait à sa cliente : sa personnalité. « Je ne vous demande pas de l'aimer, je ne vous demande pas de la trouver sympathique, je ne vous demande pas de partir en week-end avec elle, mais simplement de la juger, comme vous jugeriez l'un des vôtres. »
Il termine sa plaidoirie en regardant l'avocate générale droit dans les yeux : « On se rencontrera encore, et j'aurai l'occasion de vous rappeler ce que vous avez requis. On ne peut pas faire ça, madame : c'est la tête des autres qu'on joue. »
Avant de partir délibérer, les jurés entendent une dernière fois A. Friloux : « Je fais confiance à la logique et au bon sens. » Moins de deux heures plus tard, elle est acquittée et s'éclipse en glissant un simple « merci ». Elle était innocente, elle a passé huit mois en détention provisoire. « Et puis c'est tout. »