Je planterai mon père jusqu'à ce qu'il m'aime

La vie peut être une chienne. Kenny en sait quelque chose. Perte d’une mère. Décrochage scolaire. Toxicomanie. Vie dans les foyers. Parfois la rue. Roustes du père. Une sœur à protéger. À coup de couteau s’il le faut. Une cavale de deux mois. Suivie d’une arrestation qui le conduit en prison. Et enfin devant la 23e chambre du palais de Justice.

Visage fin, coupe de footeux, frêle, Kenny fait face au tribunal, stoïque. La présidente, chevelure noire abondante, retrace cette journée du 16 septembre. Chez son père depuis une semaine, ça se passe déjà mal. Faut dire que Kenny n’est pas le fils parfait. Pas de boulot, lève-tard, il enchaîne les joints. Le père, pas très doué pour causer, préfère bastonner. Mais ce jour-là, « c’est parti en freestyle ». Le salon se transforme en ring. La présidente dépeint l’escalade : « insultes, coups de poing, balayettes, clés d’étranglement… » Une petite étudiante biélorusse hébergée par le père assiste de sa chambre à la scène. Ambiance.

« Tu es mon fils. Si je veux, je te supprime »

Les deux matadors, épuisés, se calment. Le père avertit son rejeton : « Tu es mon fils. Si je veux, je te supprime. ». Puis quitte l’appartement. La présidente interrompt le récit. « C’est à ce moment que vous saisissez un couteau ? – Oui, répond Kenny, je vais le chercher dans ma chambre. Pour me protéger. »

Kenny veut se confier, se calmer, il va taper à la loge de monsieur Slimani, le gardien de l'immeuble. Pas de chance : c’est le père qui ouvre. La baston repart. Le père lance une droite. Kenny esquive. Sort son couteau. Lui assène un coup au bras. Détale. Le gardien expliquera à la police que le père se trouvait là pour parler d'un dégât des eaux. D’où cette rencontre fortuite. Résultat : 21 jours d’ITT pour le père et du sang partout sur le palier du pauvre Slimani.

Le fils remonte au pas de course dans l’appartement. La porte est fermée ? Il la défonce. La petite Biélorusse n’a pas bougé. Terrorisée, elle voit Kenny rentrer. Une lame de 15 centimètres ensanglantée en main. Il chope rapidement quelques affaires. Repart aussi sec. Elle, reste là. Ça lui fera des souvenirs de Paris.

« Si tu touches à ma sœur, je te tue »

Kenny part en cavale. Il craint pour sa sœur, menace son père par SMS : « Si tu la touches, je te tue. » Deux mois plus tard, il se fait choper en train de fumer un joint dans la rue. Le père a porté plainte pour le coup de couteau, mais l'a retirée. « Sans pression », précise Kenny. Retirer une plainte n’empêche pas les poursuites. La police perquisitionne. Dans sa chambre, on retrouve pêle-mêle : balance digitale, arme factice, 50,3 g de cannabis.

« Les stupéfiants, demande la présidente, c’est pour votre consommation personnelle ? – Oui, je fume 10 à 15 joints par jour. Le reste, je le donne aux amis. » Kenny vient de dire une connerie. La mine de son avocate se noircit. La présidente hausse le ton : « Vous savez que le code pénal appelle cela de la cession. De l’offre. C’est répréhensible par la loi. » Fin de non-recevoir pour Kenny, qui regarde ses lacets.

« J’ai retrouvé mon père grâce à cette circonstance malheureuse »

Elle change de sujet. « Le coup de couteau, c’était un geste de défense ou de colère ? – D’inconscience. Jusque-là je n’avais jamais réagi à ses coups de sang. Je disais ‟oui papa, oui papa”. Mais là j’ai pété un plomb. » Après 17 jours d’incarcération, la cour s’interroge sur l’avenir du jeune homme. La réponse stupéfie le prétoire : il veut retourner vivre… auprès de son père. Il s’explique : « Le dialogue se déroule mieux avec lui. Je n’ai jamais eu de père. Je l’ai retrouvé grâce à cette circonstance malheureuse. » La présidente tempère : « Votre père n’est même pas présent aujourd’hui. Et ça s’est mal terminé la dernière fois. – C’est-à-dire ? » Agacée, la présidente rétorque : « Un coup de couteau et 21 jours d’ITT ! » Kenny a bien envoyé des lettres à sa famille, dont beaucoup de membres sont présents dans la salle. Mais personne ne peut l’héberger.

« Que l’ambiance semble lourde dans cet appartement ! », peste le procureur. Chauve, langage châtié, il doute des conditions du retrait de plainte : « Vous avez vu votre père la veille. Les circonstances sont étranges. Et comme l’a souligné la présidente, il n’est pas présent aujourd’hui. » Quant à Kenny : un garçon impulsif, violent, en manque affectif. Retourner chez son père ? Une aberration vu le contexte. Il revient sur la gravité de l’acte. Kenny a visé le ventre, il aurait pu « tuer ». Réclame une peine ferme de trois ans, dont un an de sursis, mise à l’épreuve pendant deux ans : obligation de se soigner, de travailler, et de trouver un logement. « Je veux qu’il construise un avenir sans son père. »

« Même les policiers avaient de la peine pour lui »

L’avocate de Kenny s’insurge. « Il faut avoir le cœur bien accroché quand on entend le procureur. » Si le père n’est pas là, c’est par peur des réactions de la famille, présente aujourd’hui. Mais le dialogue se renoue. « C’est un terrible mal pour un bien. » Kenny, un garçon violent ? « Même les policiers avaient de la peine pour lui ! » Son client, qu’elle assiste depuis ses 15 ans, « c’est comme un petit frère ». Elle voudrait bien l'héberger, « mais ce serait surréaliste ! »

Après une courte suspension, Kenny est reconnu coupable. Il écope de douze mois de prison dont neuf avec sursis mise à l’épreuve pendant deux ans : obligation de soin psychologique et interdiction de retourner chez son père. Sa famille se disperse. Soulagée.

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