« Je ne compte pas faire d'attentat, c'était pour rigoler »

Julien voulait « égorger et tuer des gens au hasard sur les Champs-Élysées ». Drôle d'idée pour ce jeune garçon blond bien peigné, à l'air un peu perdu, qui se retourne régulièrement pour regarder ses parents sur le banc. Le mois dernier, il était déjà là, dans la 16e chambre du tribunal correctionnel, à Paris. C'est ici qu'une fois par mois, depuis février, on juge les terroristes en « circuit court ».

Les circuits courts ont été mis en place pour désengorger le pôle antiterroriste des infractions les moins graves, « de faible intensité ». Une enquête préliminaire dirigée par le procureur suffit à envoyer les prévenus sur le banc pour qu'ils soient jugés, par paquet de cinq ou six, tous les premiers mardis du mois par des juges spécialisés.

Cette procédure permet ainsi de juger rapidement certaines infractions, comme le recel de téléphone portable en prison (lorsqu'il est le fait d'une personne détenue pour des faits liés à une infraction terroriste), pour apologie du terrorisme (dont certains cas, depuis la loi du 13 novembre 2014, sont jugés en comparution immédiate), violation de règles d'assignation a résidence ou d'interdiction de séjour. La première audience en « circuit court » a également jugé deux prévenus pour délit de consultation habituelle de sites terroristes, mais le Conseil constitutionnel l'a abrogé par une décision du 10 février, l'estimant contraire à la Constitution.

Voici donc la deuxième session de cette justice d'urgence et, déjà, la machine se grippe. Julien est de retour. Il n'avait pas pu être jugé le mois dernier, car le tribunal avait demandé une expertise psychiatrique. Depuis, il pointe tous les jours au commissariat pour son contrôle judiciaire. Mais pointe-t-il réellement ? La présidente doute un peu, elle n'arrive pas à remettre la main sur le rapport du Service pénitentiaire d'insertion et de probation (Spip).

Elle fouille, fouille, fouille dans son dossier, sans succès. Le salut vient du procureur qui tend une main victorieuse au-dessus de sa tête : « Je l'ai, il est là ! » Ah, parfait, mais la présidente ne l'a pas eu, elle s'excuse auprès de Julien : « Bon, je ne disais pas que vous n'aviez pas été voir le Spip, juste qu'il tardait un peu à envoyer son rapport. On ne vous en tiendra pas rigueur. »

« J'ai juste dit que je n'aimais pas la police, c'est tout »

L'audience peut commencer, Julien va enfin être jugé. Enfin presque. L'avocat s'y oppose. C'est que Julien comparait pour un fait de préparation individuelle à un acte terroriste, un délit assez récent sur lequel le Conseil constitutionnel n'a pas encore donné son avis. Depuis le 30 janvier, il est saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité et devrait rendre sa décision au mois d'avril. En attendant, difficile de juger Julien puisque, comme le souligne son avocat : « Si le Conseil constitutionnel décide que le délit n'est pas conforme à la Constitution, la poursuite dont Julien fait les frais n'aurait plus de base légale. »

Le procureur n'est pas tout à fait d'accord : « J'estime que dans cette procédure, dans le cadre d'une comparution immédiate, il est dans l'intérêt de la société qu'il soit jugé le plus vite possible. » L'avocat de Julien réplique : « Je crois que la société préfère juger dans la cohérence. Déjà que les gens ont du mal à comprendre, souvent à tort, la justice, alors quand elle est incohérente… »

Le tribunal se retire. Les trois juges reviennent quelques minutes plus tard et décident de renvoyer l'affaire au 2 mai, après la décision du Conseil constitutionnel. En attendant, Julien continuera de pointer tous les jours. Il quitte le tribunal, accompagné de ses parents, après avoir dit, en tout et pour tout, quatre mots pendant l'audience : « Bonjour, merci, au revoir. »

Avant la deuxième affaire, la présidente glisse un mot à l'attention des auditeurs : « Ayons de l'indulgence, c'est seulement la deuxième session en la matière, attendons que les choses se mettent en place. »

Pascal s'avance à la barre. Lui aussi est blond, mais il a les cheveux longs plaqués en arrière. Il est serveur dans une crêperie. Il comparait pour des faits d'apologie du terrorisme, en l’occurrence, pour avoir dit, dans son restaurant : « Moi, tu vois, lorsque j'ai appris que deux flics avaient été tués à Charlie Hebdo*, ça m'a fait un truc au cœur tellement j'étais content. »*

La présidence lit le dossier. L'alerte a été donnée par le patron de la crêperie, qui déposait une main courante au commissariat, le 3 février, parce que sa femme lui avait affirmé qu'une serveuse de la crêperie avait entendu Pascal dire cette phrase au cuisinier de l'établissement. Quatre heures plus tard, les policiers étaient chez Pascal.

« Pour moi, c'était évidemment une blague », explique Pascal. D'ailleurs, le cuisinier à qui il parlait l'avait bien compris. Personne n'est venu témoigner à l'audience. La conversation se déroulait dans un cadre privé, alors que le restaurant était fermé. Il indique également qu'il ne s'entendait pas avec la serveuse depuis plusieurs semaines. « J'ai juste dit que je n'aimais pas la police, c'est tout. »

La présidente : « Ce n'est pas très malin, quand même. » Il l'admet : « Oui, je sais bien. Ils ne sont pas tous comme ça, mais je suis souvent tombé sur les mauvais. »

Peu importe, puisque pour le procureur « rien ne va dans cette procédure ». Il poursuit : « Les faits ne sont pas du tout avérés. Face à la faiblesse des charges, on voit mal comment vous pourriez entrer en voie de condamnation. » Il demande la relaxe, l'avocate de Pascal souffle un grand coup : « Je suis vraiment rassurée d'entendre ces réquisitions, ces arguments sont tout naturellement les miens. »

Avant de partir délibérer, le tribunal laisse une dernière fois la parole à Pascal : « Je ne compte pas faire d'attentat, je ne compte pas faire de braquage, c'était pour rigoler. » Dix minutes plus tard, il ressort libre du tribunal après un dernier avertissement de la présidente : « Faites quand même attention à ce que vous dites. »

« À Fleury, les gens sont plutôt généreux »

Les deux prévenus suivant ne se présentent pas, et pour cause : ils sont très probablement morts en Syrie ou en Irak. Difficile d'en être sûr. Dans le doute, on les juge quand même, sans avocat.

Ali et Hussein, deux frères d'origine pakistanaise, on rejoint l'État islamique en 2014. Pendant près d'une heure, la présidente lit le dossier d'enquête très complet : « Pour le coup, on ne pourra pas dire qu'il n'y a pas assez d'éléments. »

Le récit du parcours des deux frères tient surtout aux informations fournies par la belle-mère d'Ali et par sa tante. Pendant près de deux ans, elles sont restées régulièrement en contact pour essayer de faire revenir les deux hommes. On y entend l'escalade au sein de l'organisation, des premiers camps d’entraînement en Syrie aux combats contre la coalition en Irak, jusqu'aux attentats-suicides supposés, dernières nouvelles que l'on a d'eux.

Sabrina, la femme d'Ali, était avec lui en Syrie, avec leur fils de 2 ans. La présidente montre aux deux assesseurs des photos de l'enfant qui brandit une kalachnikov et pointe son index vers le ciel, signe d'allégeance à l'État islamique. En 2016, après le suicide de son mari, Sabrina est parvenue à revenir en France avec son fils, elle est maintenant dans un processus de déradicalisation et ne participe pas au procès. Pendant son interrogatoire, elle raconte un quotidien rythmé par les têtes coupées et les corps crucifiés. Pour elle, il n'y a aucun doute, les deux hommes sont bien morts.

Le procureur prend la parole après le long récit de la présidente, pour ses réquisitions : « Le problème, c'est qu'on n'a pas de certitude de leur décès, aucune source fiable n'a vu les corps. » Alors, dans le doute, il vaut mieux prendre des mesures pour les empêcher de revenir en France. D'autant, ajoute-t-il, que même s'ils sont bien morts, des terroristes pourraient se servir de leurs papiers pour tenter d'entrer sur le territoire. Il réclame dix ans de prison pour Ali et quinze ans pour son frère. Ils sont finalement condamnés par défaut à dix et douze ans.

Viennent enfin trois hommes que l'on sort du dépôt, menottes à la main, pour les installer sur le banc. Ces trois-là ne comparaissent pas aujourd'hui pour des faits de terrorisme, mais pour avoir possédé un téléphone portable en prison. Comme ils sont condamnés ou poursuivis par ailleurs dans le cadre d'une procédure pour terrorisme, ils comparaissent devant cette chambre.

Karim, tout d'abord, dont l'avocat n'a pas été prévenu. La présidente propose de disjoindre sa procédure de celle des deux autres, pour pouvoir renvoyer son cas et s'occuper de ses codétenus immédiatement. Elle s'adresse au procureur : « Les faits qu'on lui reproche peuvent être jugés individuellement.

Tout à fait ! répond Karim.

Euh, je ne vous demandais pas votre avis en fait, je parlais au procureur.

Ah, pardon. »

« Je vais vous expliquer, c'est très simple, et ça vous amusera peut-être »

L'affaire est renvoyée à une prochaine audience et la présidente peut se tourner vers Ibrahim, un jeune homme au physique d'athlète qui ne se dépare pas d'un petit sourire. Elle entame son interrogatoire : « Bon, les faits sont très simples. Pourquoi est-ce que vous possédiez ces deux téléphones portables dans votre cellule ? »

Ibrahim répond, le plus naturellement du monde : « Ces téléphones-là, c'était des remplacements parce que j'avais cassé le précédent, tout simplement. » La détention de téléphone portable est interdite en prison, mais très fréquente.

La présidente se tourne vers son avocat : « Il va falloir le préparer un peu pour son procès, hein, parce qu'il est très cash. » L'avocat acquiesce. Ibrahim n'a pas encore été jugé pour les faits de terrorisme qu'on lui reproche, en l’occurrence, avoir rejoint l'État islamique. Il est en détention provisoire.

« Et vous les avez eus comment, ces téléphones ? demande la présidente.

Le gros, je l'ai acheté. Le petit, on me l'a offert.

Ah bon ? Parce que c'est plutôt rare, généralement, les cadeaux en prison, non ?

C'est vrai ce que vous dites, mais, à Fleury, les gens sont plutôt généreux, ce sont de bons voisins.

Vous êtes vraiment très franc, ça au moins on ne peut pas vous le reprocher. »

Elle lui demande ensuite pourquoi est-ce qu'il était en contact avec Karim, lui aussi soupçonné de faits de terrorisme. « Je vais vous expliquer, c'est très simple, et ça vous amusera peut-être. Sous ma cellule, j'ai un voisin qui écoute la musique très fort, avec beaucoup de basse, ça m'empêche de dormir. Karim a la cellule à côté de lui. Je l'appelle pour lui demander de débrancher l'électricité, c'est tout, c'est juste pour dormir. » La présidente n'a pas l'air amusée.

On passe ensuite à Mehdi. La présidente résume son identité et note qu'il a, lui, été définitivement condamné : « J'ai pris cinq ans en première instance, et puis deux ans de plus en appel. » La présidente remarque : « Et oui, comme quoi, parfois, il vaut mieux ne pas faire appel. » Le prévenu réplique : « Euh, c'était un appel du procureur. C'est pas moi, hein ! » La présidente, un peu gênée : « Oups, au temps pour moi. »

Il explique la possession d'un téléphone portable par sa volonté de rester en contact avec sa femme et son fils, qui vivent à l'autre bout de la France, avec une phrase un peu émouvante : « C'est possible d'enfreindre quelques règles pour être en contact avec les gens qu'on aime. »

Pour le procureur, les faits sont extrêmement simples, ces individus méritent toute l'attention de la justice en raison de leur dangerosité potentielle, c'est pour ça qu'ils sont jugés pour un délit qui se règle généralement dans l'enceinte pénitentiaire. Il note la désinvolture « à la fois désarmante et un peu inquiétante » des deux prévenus et réclame une « sanction symbolique » de sept mois de prison ferme. C'est un long symbole.

L'avocat d'Ibrahim s'insurge : on juge son client dans une chambre spécialisée dans le terrorisme, pour des faits qui n'ont rien à voir avec du terrorisme, alors qu'il n'a même pas été déclaré coupable et qu'il est donc toujours, aux yeux de la loi, innocent des faits qu'on lui reproche. D'autant qu'Ibrahim a déjà été puni de dix jours d'isolement par l'administration pénitentiaire, il serait donc condamné deux fois pour les mêmes faits. Il ne comprend pas la peine réclamée, quand son client serait tout à fait éligible au sursis.

L'avocate de Mehdi s'étonne également de la différence de traitement réservée à des individus à qui on a collé, selon elle, une étiquette de terroriste. Elle rappelle que chaque détenu, ou presque, possède un téléphone portable, et que son client s'en servait uniquement pour joindre sa famille domiciliée près d'Avignon.

Les juges reviennent après avoir délibéré pendant une bonne demi-heure et condamnent les deux hommes à six mois de prison chacun, qui s'ajouteront à la peine qu'il purge déjà, ou à celle qu'il pourrait purger.

Le tribunal se ferme sur un dernier dossier, un autre terroriste présumé mort en Syrie, qu'on juge par défaut. Faute d'affaires à traiter, la prochaine session n'aura pas lieu le mois prochain, mais celui d'après, le 2 mai.

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