Il est des témoignages qui illuminent un procès. Des mots comme des compresses, suturant les plaies et apaisant les douleurs. Ils sont assez rares. On entend davantage une seconde catégorie de témoignages, plus modestes. Il est question de bon sens, d'ordinaire, dans un lieu dont les histoires en sont dépourvues. Des mots qui n'ont pas l'intensité des premiers mais suffisent à emporter l'adhésion générale. Il arrive même que le chroniqueur, absorbé par le moment, en oublie sa prise de notes. Comme le 4 mars 2020, à Nantes, face à ce retraité à la prestance naturelle. Nous sommes au premier jour d'un procès de viol sur mineur initialement prévu à huis-clos. Il est le témoin-clé de l'affaire. « Je n'ai fait que reproduire des choses apprises dans le cadre de mon travail », dit en somme cet ancien responsable d'une maison de quartier. L'avocat général Laurent Griffon préfère employer le terme d'ange gardien, « à l'origine d'une succession de bonnes et courageuses décisions. » Sur le banc de la partie civile, on parle carrément d'homme providentiel. C'est vrai qu'à l'entendre répondre aux questions avec justesse et un très léger accent du midi, chaque personne dresse le même constat : cet homme transpire la bienveillance.
Soirée du 12 novembre 2017, un peu avant 23 h, alors qu’il est seul chez lui, l’ex-éducateur reçoit la visite affolée de Clara, une adolescente au corps meurtri. Violée quelques instants plus tôt près d’un terrain bordant le périphérique nantais, elle a couru vers la première habitation. Sans attendre, le propriétaire met à l’abri la jeune fille, fait déguerpir l’agresseur qui rode et compose le 17. Soucieux de conserver une trace, l’homme prend également une photo de Clara, en attendant l’arrivée de la patrouille. Un cliché non versé au dossier mais toujours présent sur son téléphone. À la demande de la présidente, Laurence Delhaye, l’appareil circule de mains en mains. « La photo de la peur », commentera plus tard son avocat.
Si cet imprévu à charge titille la cour, l’accusé ne bronche pas. C’est un grand échalas de 22 ans qui aime à se faire appeler Nino. La boule à zéro, il porte une veste noire sans manche. De part son étiquette de pointeur (« violeur », dans le language des prisons), sa détention se passe mal. Il est régulièrement placé à l’isolement pour éviter les violences de ses codétenus. « 22 comptes rendus d’incident en deux ans », note la présidente. Lors de sa première audition devant la brigade de protection de la famille, le lendemain de l’agression, il avait reconnu les faits, à sa manière : « J’ai été trop loin, j’m’excuse de l’avoir forcé à la grimper. » Puis Nino a changé de version au fil de l’instruction, évoquant une relation consentie. Une ligne inchangée depuis. « On me reproche d’avoir violé une femme mais je l’ai pas fait, j’en suis sûr », clame-t-il. Les déclarations constantes de Clara et les deux expertises médicales concordantes laissent pourtant peu de place au doute. « Je ne comprends pas pourquoi elle raconte des trucs comme ça, poursuit l’accusé. C’est une vengeance, elle est prête à tout pour avoir de l’argent. » La présidente lui demande ce qu’il pense des femmes, en général. « J’ai pas confiance, c’est toutes des menteuses », lâche Nino, dont la psy avait souligné la vision machiste. Dans le bureau du magistrat instructeur, il avait indiqué que ses anciennes partenaires étaient toutes des connes . « Ça a le mérite de la franchise », constate la présidente.
Élevé par une mère défaillante et un beau-père violent, Nino a connu son premier placement à deux ans et fumé son premier joint six ans plus tard. À l’adolescence, en marge d’une scolarité en institut médico-éducatif (IME), il s’est lié d’amitié avec des voyageurs. « Attaché à la liberté et à l’absence de contrainte, il aurait trouvé des repères identificatoires au contact de cette communauté », éclaire la psy dans son rapport. Une vie d’errance qui l’a mené à Nantes, fin septembre 2017, pour la fête foraine. La rencontre avec Clara a lieu aux abords de la gare, quelques jours avant les faits. L’adolescente de 13 ans, qui vit à Saint-Nazaire, ment sur son âge mais pas sur ses galères. Elle raconte la séparation des parents, le père parti vivre à 300 km, l’école buissonnière, la nouvelle compagne de sa mère qui la frappe puis les fugues du foyer. Un tas de cicatrices communes sur lequel naît un début d’idylle. On s’échange les numéros et on promet de se revoir.
Depuis son arrivée dans la ville, Nino dort sous une tente accolée à la caravane d’un jeune couple. Il y emmène Clara, le dimanche suivant. Pour y aller, il faut prendre le tram, descendre au terminus de la ligne 1 et marcher pendant plus d’un kilomètre. Sur le trajet, Clara prévient qu’elle n’est pas prête à faire l’amour. À la barre, elle précise : « Il faut au moins cinq-six mois, que ça dure, avant d’avoir une relation sexuelle. Là, ça faisait deux jours que j’étais avec lui. » A l'heure du diner, Clara reçoit deux appels de ses parents. Tous deux la mettent en garde. Sa mère demande à parler à Nino pour lui intimer de s’éloigner de sa fille. « J’ai dû lui dire une quinzaine de fois qu’elle avait 13 ans, mais il comprend que ce qu’il veut », vitupère-t-elle. Nino répond que l’amour n’a pas d’âge puis il en vient aux menaces quand elle annonce son intention de venir récupérer Clara. « Ma fille a préféré se mettre en danger elle-même pour me protéger », poursuit la quadragénaire apprêtée, dans un sanglot de culpabilité.
La première partie de la soirée se déroule dans la caravane du jeune couple. Il y a des pâtes bolognaises dans les assiettes, du rap dans les enceintes, du shit dans la feuille à rouler et un peu de vodka dans les gobelets. Après le repas, les hôtes demandent aux invités de rejoindre la tente. Nino se montre rapidement entreprenant. Clara le repousse gentiment. Il sort pour uriner. A son retour, il revient à la charge, lui répète qu’elle est la femme de sa vie. « Je lui ai dit non plusieurs fois, que je n’étais pas prête, mais il voulait pas écouter, il s’en foutait », gronde Clara. La suite semble inévitable. La frêle adolescente est coincée entre un vieux matelas et ce corps dominé par les pulsions qui lui rend 20 cm et autant en kilos. Elle se débat. Repousse. Frappe. En vain. Le fond sonore sortant de la caravane couvre ses cris. « J’ai appelé au secours, mais avec la musique ils pouvaient pas m’entendre. »
Interrogé sur sa version de la scène, Nino conteste : « Elle a dit non une première fois, après je lui ai dit deux ou trois trucs et elle s’est laissée faire. » Personne ne le croit, surtout après avoir entendu la lecture du rapport médico-légal. Sur la circonstance aggravante de la minorité, il balaie les déclarations de la mère de la victime. Clara lui aurait avoué son âge « en faisant l’amour ».
C’est au tour du père de Clara de s’avancer à la barre. Les propos de ce cariste de 53 ans au physique fatigué sont brefs : « C’est pas descriptible ce que je ressens. Il n’y a pas de justice à avoir pour des gens comme ça. Je veux qu’il paye et je ne dirais rien d’autre car on est dans un tribunal. » Après une suspension d’audience pour que Clara sèche ses larmes et reprenne ses esprits, les débats se prolongent sur son état actuel. « J’essaye d’avancer mais des fois j’ai des images qui viennent d’un coup et qui restent une heure ou deux », démarre-t-elle. Apprenant qu’elle est en couple, la présidente ose une question sur sa vie intime. « Je suis avec quelqu’un oui mais je ne sais pas si j’arriverai à faire l’amour. » Face au juge d’instruction, elle eut cette phrase que l’avocat général souligne à plusieurs reprises : « J’arrive pas à vouloir. » La psychologue qui la suit depuis bientôt deux ans explique que le viol est venu s’ajouter aux maltraitances de l’ex-belle-mère. Clara est en grande souffrance et doit composer avec une peur phobique. « Je suis une cible à abattre, pourquoi ? » est une question qui revient, ajoute la psy.
Au troisième et dernier jour du procès, celui des réquisitions et des plaidoiries, l’avocat général s'attache à libérer la victime et sa mère du sentiment de culpabilité qui les enveloppe. « Au moment des faits, Clara était fragile et vulnérable. Elle fuguait presque chaque jour, pouvait consommer des stupéfiants ou boire un peu d’alcool. Ce n’est sans doute pas la meilleure des victimes, poursuit Laurent Griffon en fixant Nino. Mais personne n’a le droit de prendre le corps d’autrui. Clara ne cherche pas l’argent non, elle attend simplement que vous passiez aux aveux ! » Dix années de prison sont demandées. Un quantum qui prend en compte la gravité des faits, la personnalité de l’accusé et « l’altération discrète » de son discernement, Nino ayant un temps été suivi en psychiatrie. Une des fragilités sur laquelle s’appuie la défense. Me Stéphanie Recasens pointe le « parallélisme de parcours chaotiques » à défaut de plaider un acquittement perdu d’avance. À l’issue de quatre bonnes heures de délibéré, les réquisitions de l’avocat général sont suivies, à la majorité absolue. Nino est condamné à dix ans de prison plus trois années de suivi socio-judiciaire. Il se retourne vers l’escorte pour présenter ses bras, stoïque. Son bref regard dans la salle à la recherche d’un éventuel visage familier ne trouve pas preneur. Aucun proche, pas même son père qui aurait dû témoigner, ne s’est déplacé. « Sa vie est pire que la mienne », avait déclaré Clara devant le juge d'instruction.