« J'ai ruiné la vie d'une famille, j'assume tout »

Ce sont deux familles qui n'auraient jamais dû être réunies. Contournant exceptionnellement le huis-clos partiel imposé par le Covid, le président Marc Fricoteaux les a laissés prendre place dans la salle 5 du palais de justice, ce 28 mai. Le pas hésitant, elles s'assoient de part et d'autre de la première rangée de bancs. Encore contenues, les larmes du deuil et de la compassion couleront bientôt sous les masques. Leur vie a basculé au milieu d'une nuit d'automne pluvieux, en 2018. Albane, 19 ans, rentrait d'un concert de dub avec deux copines du même âge, au nord-est de Nantes. Les trois amies se sont mises à faire du stop pour se rapprocher d'une station de tram. Alors que ses deux copines s'étaient positionnées sur le bas côté, Albane se plaça de l'autre côté de la route, flirtant avec l'axe central. Pendant le concert, elle avait bu un peu de vodka orange et tiré quelques lattes sur un joint. Elle était vêtue d'un jean bleu clair et d'une veste kaki.

Deux premières voitures s'arrêtèrent à hauteur du trio mais repartirent sans embarquer les auto-stoppeuses. Le troisième véhicule, une Peugeot 307, ne s'arrêta pas et faucha Albane en plein envol vers son indépendance. Après une adolescence chahutée, elle avait obtenu son bac L quatre mois plus tôt, relate Louis-Georges Barret, avocat de la famille. Elle venait également de décrocher un job chez Leclerc. Son objectif était de mettre de l'argent de côté pour s'acheter un camion et prendre le large. « Albane est une personne qui fait confiance, qui aime le beau, l'art, la musique, avec une volonté de déguster la vie », dévoile Me Barret, choisissant volontairement le présent. Puis, paraphrasant Saint-Exupéry : « Albane voit les autres avec le cœur car elle sait qu'avec le regard on ne voit jamais vraiment. »

Le conducteur, deux ans plus âgé qu'Albane, a continué son chemin malgré le choc avant de s'arrêter au milieu d'une zone industrielle. Sylvain a juste eu le temps de prévenir un pote qu'il avait fait une « grosse connerie » puis la batterie de son téléphone a lâché. Ce soir-là, il avait fêté dans l'excès de bourbon son intronisation au sein de la Brigade Loire, le groupe de supporters ultras du FC Nantes. Au cours de la bringue, constatant le niveau de sa descente, certains membres lui avait proposé de rester dormir sur place alors que d'autres lui avaient momentanément pris ses clés de voiture. Finalement, un peu avant deux heures, le jeune homme se retrouvait au volant pour aller récupérer des affaires chez ses parents, à Carquefou. Le lendemain matin, la Brigade Loire prenait la direction de Bordeaux pour le derby de l'Atlantique. Au lieu de rouler au pas comme prévu derrière la voiture ouvreuse de son pote, Sylvain a déboîté dès la sortie du parking, prenant à l'envers le premier rond-point. Le drame s'est noué deux lignes droites plus loin. À la barre, il lui faut un peu de temps pour dépasser son émotion : « Je regrette tout ce que j'ai fait. Sur le moment je ne vois pas comment j'ai pu faire autant d'erreurs. Il n'y a pas cinq minutes où je ne pense pas à ce que j'ai fait. C'est inexcusable. Ce jour-là j'étais heureux d'avoir enfin accès à ce local. Je me sentais presque intouchable, mais j'aurais dû écouter mes amis qui voulaient m'empêcher de conduire. »

Une fois son téléphone éteint, Sylvain a ruminé sa faute. Au petit matin, il a tenté un coup perdu d'avance. Une femme habitant près du périphérique a reçu sa visite pour s'entendre dire qu'il avait été victime d'un car-jacking à un feu rouge. Avec sa voix de rogomme, des éclats de pare-brise dans les cheveux et des tâches de sang sur les sapes, Sylvain n'a pas convaincu son interlocutrice. « J'ai agi par peur de la prison, explique-t-il. Toutes ces heures à attendre, sans personne à appeler, j'étais incapable de prendre une bonne décision. » Il finira par retrouver la raison en se présentant à la police au bout d'une nuit d'errance. « Une incapacité totale de réfléchir, subséquente au choc, qui s'arrête dans un bain de sincérité », résume Me Olivier Méchinaud en défense. Un comportement qui tranche surtout avec la personnalité du bonhomme, inconnu des prétoires. « Ça ne colle pas », observe le président en feuilletant l'enquête de personnalité. Fils d'une assistante maternelle et d'un employé dans l'imprimerie, Sylvain a poussé sereinement dans une famille passionnée de sport. Aussi discret que serviable selon son entourage, ce mordu d'athlétisme boucle le 10 km en 40 minutes. Titulaire d'un bac pro commerce, il travaille dans la même entreprise depuis deux ans. Depuis l'accident, c'est en voiturette qu'il parcourt les 15 km pour rejoindre sa boîte. Marc Fricoteaux soupire : « Et puis un soir, voilà, on réfléchit pas, on prend le volant tout excité et derrière… »

Derrière, ce fut la visite redoutée par tous les parents. Celle de policiers démarrant leur journée en allant annoncer l'indicible sur le pas de la porte. Alors qu'il avait prévu de s'exprimer, le père d'Albane reste prostré, la tête entre les mains, incapable de faire les cinq pas jusqu'au pupitre. Me Barret en profite pour rappeler que la première réaction de l'homme dans le bureau du juge d'instruction avait été de demander des nouvelles de Sylvain. Catholique pratiquante, la famille d'Albane n'a jamais cherché à accabler le fautif. Pour l'une des sœurs d'Albane, qui a enfourché son vélo jusqu'à Lourdes en sa mémoire, une peine sensée serait de condamner Sylvain à passer du temps auprès des accidentés de la route.

L'espace de quelques instants, une atmosphère de pardon parcourt la salle, jusqu'à ce que le procureur assure sèchement la transition des peines vers la peine. Trois années de prison, dont la moitié assortie d'un sursis probatoire pendant trois ans, sont demandées. Le procureur requiert en outre une annulation du permis avec interdiction de repasser le permis avant huit ans. Un coup de massue pour Sylvain qui vit dans une petite commune relativement isolée, au sud de Nantes. « Ce dossier n'est pas le hasard de la rencontre entre un piéton et un automobiliste mais bien une histoire de violence routière où l'on a négligé le prix de la valeur humaine », assène le parquetier. Comme le veut la règle, les derniers mots sont pour le prévenu : « Je tiens à présenter mes excuses à toutes les personnes qui la connaissaient. J'ai ruiné la vie d'une famille et j'ai déçu des gens qui me faisaient confiance. Je ne sais pas comment j'ai pu agir ainsi, j'assume tout. » Après délibération, le tribunal condamne Sylvain à un an de prison, aménageable sous bracelet, plus 18 mois avec sursis. L'annulation du permis est confirmée mais l'interdiction de le repasser est réduite à trois années.

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