« J’ai fait tout ça par amour ! »

« J’ai fait tout ça par amour ! »

May fait commerce de ses charmes. Ni marcheuse de Belleville, ni michetonneuse de Pigalle, elle reçoit à domicile. Début mars, elle décide de partager les frais et l’espace de son nouvel appartement du 14e arrondissement avec madame K., prostituée elle aussi, version tonitruante. Après trois petites semaines,« parce qu’elle faisait trop de bruit en travaillant », les voisins ont appelé la police. Mi-maquerelle, mi-prostituée, May est suspectée de proxénétisme logé. Christophe G., son mec, se défend d’être son mac. Il a « voulu aider », « calmer le jeu avec le voisinage ». Ajoutez à ça deux virements pour payer le loyer, il est mis en cause pour proxénétisme aggravé. Quant à monsieur K., propriétaire du lupanar, il n’était « au courant de rien », malgré les alertes du syndic de l’immeuble et des services de police. Un proprio, un amoureux transi, une fille de joie, trois proxénètes ?

Fin septembre 2020, Tribunal judiciaire de Paris, Chambre des Affaires Générales. Les trois prévenus comparaissent libres, ils ont tous un casier vierge. Assistée d’une interprète, May N. est interrogée la première à la barre par le juge rapporteur : « Vous êtes prostituée ?

— Oui, depuis septembre 2019, au début j’étais dans le 16e arrondissement.

— Ensuite vous déménagez ?

— J’ai changé parce qu’avant je travaillais pour un patron et je devais lui donner mes recettes. J’ai pris un appart dans le 18e. J’étais toute seule et j’ai été agressée deux fois par des clients qui m’ont pris mon argent.

— Vous aviez déjà exercé avec une autre personne ?

— Oui, après mes agressions, j’ai fait venir une autre fille.

— C’est là que vous rencontrez Christophe G. ?

— Oui, il est venu chez moi de temps en temps. »

Apeurée après ses agressions, May décide de déménager une nouvelle fois, épaulée par son nouveau compagnon. « Dans le 14e, vous habitez avec lui ?

— Non. Il vient mais c’est chez moi.

— Pourquoi le bail est à vos deux noms alors ?

— Parce que je n’avais pas de titre de séjour. »

Les formalités locatives sont vite expédiées. Passeport pour elle, carte d’identité pour lui. Ni fiche de paie, ni garant pour un loyer de deux mille cinq cents euros. Et un bail qui n’autorise aucune activité commerciale, à fortiori celle pratiquée ici. Le juge questionne : « Vous reconnaissez l’activité professionnelle, heu, pardonnez-moi, prostitutionnelle dans cet appartement ? ». May reconnaît, sans hésiter, comme elle reconnaît la présence de madame K.

Madame K. la carillonnante, la tapageuse, prostituée de longue date, en Chine déjà, avant d’arriver à Paris. Évidemment May le savait, elle l’a contactée sur internet et « tout le monde le fait sur ce réseau-là ». Son objectif était « de partager le loyer », elle ne pensait pas que « quelqu’un aurait pu vouloir partager sans cette activité ». Le juge concède : « Oui, la colocation aurait été compliquée, effectivement. »

May, coupe au carré et frêle silhouette, noyée dans son coupe-vent, dans son baggy, se tient droite et immobile pour répondre aux questions du magistrat : « Hormis pendant le confinement, quels sont vos revenus  ?

— Environ trois mille euros par mois.

— En audition, vous parliez de sept mille euros.

— Oui, mais c’était dans le 18e.

— Pourquoi vous gagniez plus dans le 18e ?

— Parce que dans le 18e je choisis pas les clients, dans le 14e j’étais plus prudente.

— Combien de clients aviez-vous par jour ?

— Deux ou trois quelquefois, parfois zéro.

— Et Christophe G. dans tout ça ?

— Il venait me voir souvent.

— Vous étiez amoureux ?

— Oui.

— Est-il intervenu dans votre activité ?

— Non.

— Il dormait parfois à l’appartement ?

— Oui, ça arrivait.

— Vous comprenez pourquoi vous êtes poursuivie ?

— Non.

— Parce que vous avez porté assistance à d’autres pour qu’elles puissent se prostituer.

— Je n’ai porté assistance à personne, elles sont toutes plus âgées que moi. »

Tout à coup, l’avocat de la prévenue jaillit de son siège et souhaite soulever une nullité. La présidente s’exclame : « Mais on est déjà sur l’examen du fond Maître, c’est trop tard.

— Mais personne ne nous a donné la parole !

— Vous l’avez déposée avant l’audience ?

— Non.

— Maintenant c’est trop tard, il faudra le faire pendant les plaidoiries.

— Bon, je commence alors.

— Non, non, c’est trop tôt, nous sommes sur l’examen des faits.

— Hum, dans ce cas, je plaiderai la nullité. » Il va se rasseoir, dépité, débouté.

« Vous savez, moi, je suis un peu naïf »

Christophe G se présente. Petit gabarit, monté sur ressort, chignon à la Zlatan, treillis noir, t-shirt noir, blouson noir, il couve sa belle des yeux à intervalles réguliers.

« Comment avez-vous rencontré May N. ?

— Au rayon asiatique d’un supermarché. J’adore la cuisine asiatique !

— Vous saviez ce qu’elle faisait ?

— Je l’apprends au bout d’un mois, elle m’avait dit qu’elle ne faisait que des massages au début. Elle m’avait dit que niveau sécurité, c’était trop dangereux dans le 18e.

— Vous étiez dans l’appartement pendant qu’elle exerçait son activité ?

— Oui, ça arrivait mais on cuisinait aussi, on mangeait ensemble.

— Que saviez-vous sur elle ?

— Qu’elle aimait la France et qu’elle voulait une famille.

— Vous avez un emploi ?

— Oui, je travaille à la Poste.

— C’est vous qui êtes à l’initiative de son déménagement dans le 14e ?

— Non, c’est elle.

— Elle déménage, vous donnez un coup de main ?

— Oui je l’ai aidée, je voulais qu’elle soit en sécurité, c’est toujours pareil quoi.

— Vous lui avez parlé de son activité ?

— Elle a envie d’arrêter depuis longtemps, pour elle, pour nous, elle a envie. Moi j’ai toujours voulu l’aider, la soutenir. J’ai mis mon nom sur le bail et sur la facture d’électricité pour le dossier de mariage.

— Vous n’étiez pas étonné de ne fournir qu’une pièce d’identité pour obtenir l’appartement ?

— Je ne pose pas de questions, vous savez, moi, je suis un peu naïf. Moi, j’ai fait tout ça par amour, pour l’aider, j’ai pas pensé aux conséquences.

— Vous avez eu des dépenses pour cet appartement ?

— Trois mille euros une fois et trois mille trois cents une autre, elle m’a demandé, j’ai dit oui.

— Elle vous donne l’argent ?

— Oui, elle me donne les loyers pour les virements mais elle ne m’a jamais donné d’argent.

— Vous saviez que sa colocataire était une prostituée ?

— Non.

— Vous ne saviez pas ?

— Si, je savais. Mais je ne parlais pas avec l’autre fille, je ne parlais qu’avec ma femme.

— Vous savez ce qu’on vous reproche ?

— Oui, d’être un proxénète même si je ne le suis pas.

— Quand vous avez agi, vous n’avez pas réalisé ?

— Non, pas du tout.

— Le nom sur le bail, les virements, vous n’avez pas réalisé ?

— Non.

— Monsieur, vous avez contribué à ce que les activités de prostitution puissent s’effectuer.

La procureure insiste : « Qui payait l’électricité ?

— C’est moi.

— Un appartement de 80 m2, un loyer de deux mille cinq cents euros, vous pensiez qu’elle pourrait toujours payer ?

— Je n’ai pas pensé à ça.

— Vous payez combien dans votre propre appartement ?

— Trois cents euros. »

« J'étais en confiance, ils étaient en couple, il travaillait à la Poste. »

Le moment est venu d’entendre monsieur K. De nationalité chinoise, restaurateur et propriétaire de plusieurs appartements dont celui de May et Christophe, lui est suspecté de proxénétisme hôtelier. C’est simple, monsieur K. n’a rien su, rien vu, rien constaté. Les nuisances sonores, les courriers, les visites de la police n’étaient pour lui que la conséquence de «  fêtes entre amis. » Malgré son beau costume, tout ça ne fait pas très bon effet.

« Comment avez-vous rencontré vos locataires ?

— J’ai mis une annonce sur un site chinois en chinois.

— Vous vouliez louer à des chinois ?

— J’avais plus de confiance avec des chinois.

— Et Monsieur Christophe G. ?

— Quand Madame N. est venue, elle a dit être en cours de mariage alors j’ai dit il faut les deux noms.

— C’est formidable ce peu de justificatifs, vous êtes très confiant.

— Les chinois paient toujours leurs loyers, on demande beaucoup de papiers pour les français mais on préfère louer aux chinois.

Avant May et Madame K., il y avait déjà eu des problèmes dans cet appartement, il était dans le viseur des voisins. Des allées et venues incessantes d’hommes « ne restant jamais plus de trente minutes » passent difficilement inaperçues dans un quartier réputé pour son calme et ses familles. En 2019, un premier courrier du syndic est envoyé au propriétaire, il n’en fait pas grand cas. Début 2020, alors qu’il fait visiter l’appartement à May, deux femmes, peu pudibondes, les reçoivent en culottes. Pour May, « ça se voyait tout de suite que c’étaient des prostituées. » Monsieur K. ne s’en est ni ému ni plaint.

« Et vos précédentes locataires ? » , lui demande le juge rapporteur.

« Je ne me souviens pas.

— Elles sont parties en février 2020, ce n’est pourtant pas très loin. Madame N. parle de “ deux jeunes filles en petites tenues légères ”. Elle se formalise de la tenue de ces jeunes filles alors qu’elle a tout de même une certaine expérience ! Vous n’avez pas pensé que c’étaient des prostituées ?

— Je ne sais pas. Il y a eu différents courriers en 2019. Pour moi, c’étaient des échanges d’appartements.

— Les courriers parlent de “ nuisances sonores de jour comme de nuit ”. En janvier 2020, il y a un nouveau courrier du syndicat de copropriété, beaucoup plus explicite. Entre ces relances et les petites tenues, la question se pose de la continuité de la prostitution. Saviez-vous que madame N. était une prostituée ?

— Non, elle a dit être en cours de mariage et je ne pense pas qu’un mari laisse faire ça.

— C’est votre point de vue. Quand elle est en garde à vue, elle dit que vous le saviez et qu’elle n’était pas la première à le faire dans l’appartement. En audition, madame N. a déclaré : “ Je pense qu’il était au courant car avant moi il y avait déjà des prostituées qui avaient été dénoncées par les voisins. ” Le syndicat attire votre attention sur de la prostitution dans votre appartement. May N. et Christophe G. arrivent et vous ne posez aucune question ?

— J’étais en confiance, ils étaient en couple, il travaillait à la poste.

— Comment étaient payés les loyers ?

— Par chèque ou par virement.

— Pourquoi pas en cash ?

— Je ne suis pas à Paris mais dans l’Oise. J’en ai quand même pour une heure et demie, deux heures pour venir donc virement ou chèque.

La présidente conclut : « Quelle est votre situation ?

— Marié, deux enfants, restaurateur.

— Vous êtes propriétaire de différents appartements et biens en location ?

— Oui, loués à des chinois. Je poste des annonces sur we chat depuis des années, je n’ai jamais eu de problème.

— Quelque chose à ajouter ?

— Paris c’est compliqué. La prochaine fois, je ferai plus de vérifications. »

Avant son réquisitoire, la procureure s’adresse une dernière fois à Christophe G. :« Vous êtes toujours en couple avec madame N. ?

— Oui, on s’est mariés le 14 septembre ! » lance-t-il à la cantonade, pas peu fier.

A peine désarçonnée par cette passion éclatante, elle démarre : « Les trois prévenus sont poursuivis pour des faits de proxénétisme sous différentes qualifications. Cette infraction recouvre des réalités très diverses, elles sont reconnues par madame N. et monsieur G., pas par monsieur K.

Madame N. est mise en cause pour prostitution logée. Madame N. est prostituée et proxénète dans ce dossier car son activité se déplace vers l'assistance à la prostitution d'autrui. Elle met ce logement à disposition pour la prostitution, même si elle n'en tire pas d’argent mais permet à d'autres d’effectuer cette activité. Elle ne cherche pas une colocataire lambda mais une femme de sa communauté qui se prostitue. L'ensemble des éléments confirment son implication. Les faits de proxénétisme sont caractérisés pour le recrutement et la mise à disposition de l'appartement. Monsieur G. et madame N. permettent la prostitution de jeunes femmes chinoises en situation irrégulière.

A monsieur G., on reproche un proxénétisme aggravé caractérisé. On ne lui reproche pas d’être un maquereau mais, par son action, alors qu'il n'ignorait rien de ce qui se passait dans cet appartement, d'avoir pu permettre la continuité de la prostitution pour madame N. et madame K. En signant le bail et en payant les loyers, en surveillant les clients, il permet à l’action d’être pérennisée.

Monsieur K. est un propriétaire peu scrupuleux. Il a reçu différents courriers indiquant des allées et venues avant même que l'on ne parle de prostitution. Il ne veut pas savoir, ne pose pas de question. Pendant les écoutes, un certain nombre d’échanges indiquent que Monsieur K. a connaissance des faits et de ce qui se déroule dans l'appartement. Selon moi, c'est un proxénétisme hôtelier. Grâce à ce type de propriétaire, les faits peuvent continuer et c'est une manne pour eux. Il se présente comme naïf mais savait très bien ce qu'il faisait.

Je demande pour Madame N. cinq mois de détention et trois mille euros d'amende. Pour Monsieur G., cinq mois de détention et pour Monsieur K. trois mois de détention avec sursis. »

L’avocat de May N. :« Madame n'a rien à voir avec une proxénète ! En Chine, elle a dû payer cinquante mille euros de dettes laissées par son mari qui a pris la fuite. De guerre lasse, elle se livre à la prostitution. » Alors que l’avocat énumère les agressions et les coups durs que la vie a réservés à May, Christophe G. opine vigoureusement du chef. « Est ce qu'on va poursuivre un pharmacien auquel une prostituée achète des préservatifs ? Dans ce cas, l'État serait le plus grand des proxénètes car j'ai ici un avis d’imposition de Madame N. qui est à présent une femme mariée. »

L’avocate de Christophe G. :« Tout ce qu’a fait mon client, il l’a fait par amour et par ignorance. Monsieur G. est un homme qui essaie de faciliter le quotidien, qui venait vers 20 heures quand il y avait moins de clients, quand il avait fini son travail pour passer un moment avec elle. Ce qui le motive, c’est d’aider madame. Il n'a jamais touché un euro venant d'elle. Il a arrêté l’école en cinquième et a toujours travaillé depuis. Il travaille depuis vingt-six ans à la poste. »

Enfin, l’avocat de monsieur K. se lève : « Je vais être le plus bref possible. Monsieur K est peu scrupuleux mais ce n’est pas une infraction pénale. Il a été léger mais, dans la communauté chinoise, les locations d’appartements ne se font pas dans les usages français ou parisiens. Ce dossier doit être pris avec le prisme des gens qui le composent. La légèreté n’est pas une infraction pénale. »

La présidente donne la parole aux prévenus. May, laconique, indique ne pas avoir d’argent pour payer l’amende ; Christophe G, lui, s’écrie « J’ai fait tout ça par amour ! »

Monsieur K. est relaxé, May et Christophe reconnus coupables et condamnés à trois mois de sursis.

Cinq minutes plus tard, dans l’ascenseur qui redescend, les jeunes époux, elle laissant couler les larmes, lui enjoué et volubile, montrent à leur avocate les photos du grand jour, où ils sont de rouge vêtus comme le veut la tradition chinoise.

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