Le procureur n'en revient pas : « Madame, vous êtes hors-norme. Je suis effaré, s'étrangle-t-il. Quand on parle de notre métier, on imagine toujours que ce sont les p'tits gars des banlieues qui nous en font le plus voir. Ou alors les grands criminels en cols blanc et leurs armées d'avocat. » Face à lui, l'image même de la cadre petite-bourgeoise d'un 12e arrondissement douillet. La cinquantaine, un bon salaire dans une bonne entreprise. Et une confiance en son bon droit que rien – ni personne – ne saurait altérer. Elle le répétera à plusieurs reprise devant cette chambre du tribunal de grande instance de Paris : elle n'a rien volé, elle a juste « saisi une opportunité ».
Ce jour-là , un canapé disparaît, encore emballé, dans le hall de son petit immeuble. La victime possède un appartement sur un autre palier, qu'il loue meublé. Il a commandé le meuble, d'une valeur de 1 000 euros, à l'intention de son locataire. « Très vite, ses soupçons se portent sur vous, et il vous adresse un mail », relève la présidente du tribunal. Des voisins lui ont en effet rapporté avoir vu un monte-charge, ce jour-là, s'activer jusqu'à la fenêtre de la prévenue. Cela paraît énorme. Mais l'entreprise de déménagement concernée, contactée, confirme l'opération.
La femme conteste les faits et, devant l'insistance du propriétaire légitime du canapé, menace de porter plainte pour harcèlement. Lorsqu'un huissier est envoyé, elle produit une facture. La porte de la justice se claque au nez de la victime éberluée. L'affaire est classée sans suite. « La victime décide alors de mener sa propre enquête, reprend la juge. Un seul magasin vend ce canapé en France. Il le contacte. Devant la copie de la facture, les employés n'hésitent pas : ils ne vous l'ont pas vendu. Suit une deuxième enquête de la police. Vous continuez à dire que vous ne comprenez pas. Les agents insistent. Et ce n'est qu'en garde à vue que vous reconnaissez les faits. Sur une idée d'un ami de votre fille, vous avez demandé à un livreur de passer le canapé par la fenêtre. On vous retrouve. Vous êtes embarrassée. Vous falsifiez une facture. Pour vous, le canapé "semblait abandonné". C'est bien cela ? »
« Mes enfants ont eu l'idée merveilleuse de faire une fausse facture »
Ce serait trop beau. La quinquagénaire s'avance à la barre. « Cela n'est pas tout à fait cela : le colis était dans le hall, la porte de l'immeuble ouverte. Mais j'étais partie faire des courses. Ce sont les enfants qui ont eu l'idée de le récupérer. Ils ont appelé une entreprise trouvée sur internet. Quand je suis rentrée, le canapé était dans mon appartement. »
De plus en plus incrédules, les trois juges la laisse développer la façon dont, victime des circonstances, elle s'est retrouvée avec un canapé dont elle n'avait jamais voulu. « Huit jours plus tard, j'ai la surprise de voir arriver un huissier. Je suis convoquée au commissariat. Je ne nie pas que les enfants aient fait une bêtise. Et quand on m'a demandé de justifier l'achat du canapé, ce sont mes enfants qui ont eu l'idée merveilleuse de faire une fausse facture. »
« En un mot vous n'y êtes pour rien et vous mettez tout sur le dos des enfants ? résume la juge. – Non, pas tout. J'admets que je suis responsable de leur éducation. Il y a un problème à ce niveau. » La juge est atterrée. « Mais enfin, c'est tout de même vous qui avez transmis cette fausse facture aux enquêteurs ! » Le ton de la magistrate commence à monter. « Contrairement à ce que vous affirmez, il y a bien eu des échanges de mail avant que la plainte ne soit déposée. Ils sont au dossier. Vous y répondez en réaffirmant votre innocence et lui intimant l'ordre de cesser de vous harceler. »
« Il n'a fait que cela, me harceler », acquiesce-t-elle, inflexible. Cette fois c'est au procureur d'exploser. « Il vous harcèle ?! Mais quelle outrecuidance ! Mais vous savez où vous êtes ? Vous vous rendez compte que vous encourez trois ans de prison ? Et 45 000 euros d'amende ? » Droite comme un I, la prévenue reconnaît qu'elle s'est peut-être mal exprimée. « Quand vous vous dites harcelée, j'aimerais que l'on remette les choses à leur place, soupire la juge. À ce stade, le canapé, vous auriez pu le lui rendre. »
« Le tribunal est suffisamment édifié »
C'est à la victime elle-même de sortir de ses gonds : à ce stade, explique-t-il, le loueur du monte-charge avait proposé de revenir pour régler l'affaire à l'amiable, en transvasant tout simplement l'objet du délit d'un appartement à l'autre. « Vous avez refusé et menacé de porter plainte ! » lance-t-il à la prévenue. D'un calme olympien, tentant de se montrer courtoise, mais prenant rapidement des accents tranchants, cette dernière enchaîne rideau de fumée sur rideau de fumée. C'est bien la victime qui a laissé le canapé sans surveillance dans le hall alors même que le digicode d'accès sur la rue était cassé. L'objet ne portait même pas d'étiquette. Elle ne lui a pas envoyé de lettre d'excuse parce qu'elle ne connaissait pas son adresse. Elle ne se souvient pas du nom du mystérieux ami de sa fille, qu'elle « n'a vu qu'une fois ».
« Le tribunal est suffisamment édifié », soupire la présidente, renonçant à pousser l'interrogatoire plus loin. Grand seigneur, la prévenue, qui gagne 4 000 euros par mois, a proposé de rembourser le canapé au rythme de 34 euros par mois, soit en deux ans et demi. « Vous vous rendez compte que ça ne va pas le faire ? », soupire à nouveau la magistrate. « J'ai failli demander une expertise psychiatrique, concède le procureur en lançant son réquisitoire. Un tel aplomb, à tous les stades de la procédure, pour justifier quelque chose qui était injustifiable dès le départ. Ça n'est pas possible : vous encourrez trois ans de prison et vous continuez à soutenir que ce n'est pas bien grave, que c'est la faute du digicode, que vous avez saisi "une belle occasion". Comment peut-on avoir un tel comportement devant des policiers, un huissier, un tribunal ? » Il requiert trois mois de prison avec sursis, et demande aux juges de considérer des peines infâmantes. La privation des droits civiques. Un stage de citoyenneté. « Je ne perds pas espoir. Même à une cinquantaine d'années on peut encore réfléchir au vivre-ensemble, aux valeurs que l'on transmet. »
Jugée coupable, tant pour le vol que pour la production et l'utilisation d'un faux, la prévenue repart avec un casier : trois mois de sursis, et plus de 5 000 euros de dommages, intérêts et frais de justice à verser. Mais sans avoir, un seul instant, mis le genou à terre.