« Il m’a dit que personne ne me croirait parce que j’étais qu’une gamine »

Le visage d’une fillette emplit l’écran : elle porte deux couettes, un haut « Charlotte aux fraises » et affiche un regard espiègle qui détonne avec le silence pesant de la cour d’assises d’Auxerre. Dans le box des parties civiles, la jeune femme de vingt ans observe son double juvénile. Les couettes ont laissé place à un chignon fait à la va-vite. Les pommettes rosies de l’enfance sont aujourd’hui trempées de larmes. Le pull à l’effigie du personnage est devenu un poncho ample dans lequel Sarah disparaît un peu plus au fur et à mesure que le procès avance.

Parfois, sa mère lui caresse le dos. Lui prend la main. Son père lui chuchote quelque chose à l’oreille. Son avocat lui adresse un sourire réconfortant. Mais aucun d’entre eux ne peut l’accompagner à la barre : c’est l’ultime épreuve solitaire. Alors, Sarah se lève et à l’instant où elle ouvre la bouche, son avocat se met en quête de Kleenex. Le débit est haché, l’émotion court-circuite les mots. Peu à peu, le discours devient audible. Du moins parvient-on à le deviner, au milieu des sanglots.
« D’habitude, je réveillais ma cousine pour aller aux toilettes parce que j’ai peur du noir. Là, je l’avais déjà réveillée. Alors, j’y suis allée seule. Je l’ai croisé dans le couloir. Il m’a emmenée dans les toilettes. Il a baissé son pantalon. Il m’a dit d’enlever ma culotte. Il m’a dit : « ou bien tu le fais, ou bien je m’en occupe. » Du coup, je l’ai fait. Parce que je ne voulais pas qu’il le fasse. Ensuite, j’ai juste eu mal. Quand j’ai senti la douleur, j’ai essayé de toutes mes forces à l’intérieur de moi d’hurler mais j’ai rien fait. J’ai juste pleuré. Je voulais pas réveiller tout le monde. Je le voyais s’avancer et reculer. A la fin, il m’a dit que personne ne me croirait, parce que j’étais qu’une gamine. Quand je suis retournée dans ma chambre, j’ai fait semblant de ronfler pour réveiller tout le monde. (…) Je regrette de ne pas avoir réveillé Rachel plus tôt. »

Rachel, sa cousine, a quatre ans de plus qu’elle. La belle-fille de l’homme dont elle parle. Elle aussi a intenté un procès contre son beau-père pour des faits de viol de 2009 à 2011. L’affaire avait été correctionnalisée : condamné en première instance, relaxé en appel. Elle est pourtant là, Rachel. Elle écoute sa cousine, les poings serrés. Tout dans son attitude crie : « faites que la justice ne lui réserve pas le même sort qu’à moi. » A la barre, quelques heures plus tôt, lorsqu’elle a témoigné, le président lui a demandé ce qu’elle avait ressenti en apprenant que Sarah avait déposé plainte. Rachel avait réajusté ses lunettes et répondu avec une voix parfaitement neutre, dénuée d’émotions : « J’ai été choquée. Je me suis dit : moi, ma cousine, ça fait un peu trop quand même… » Le président avait insisté : « Vous la croyez ? » Toujours du même ton désincarné : « Oui, je la crois. S’il l’a fait à moi, pourquoi pas à d’autres ? »

Mais maintenant qu’elle est cachée dans le public, à l’abri du regard des jurés, Rachel essuie ses larmes. Elle écoute sa cousine revenir sur sa lente descente aux enfers :

« J’ai toujours voulu m’intégrer. Les scarifications ont fait que je me suis désintégrée. Il y a une partie de ma vie que j’ai tracée sur mon corps et qui sera toujours là. C’est des bêtises d’enfants. » Le médecin légiste avait dit le matin même qu’« il n’en avait jamais vu d’une telle intensité en vingt ans de métier ». A l’assesseur qui lui a demandé combien il en avait compté, il a répondu : « une centaine de chaque côté. »

L’expert base ses dires sur un examen gynécologique de Sarah, réalisé alors qu’elle a treize ans. Il révèle que son hymen est festonné et potentiellement compatible avec une femme ayant eu un rapport sexuel. Un mois plus tôt, la pré-adolescente s’est rendue au commissariat avec son père. Elle a affirmé avoir été victime de viols, entre ses six et ses huit ans. Aux gendarmes qui tentaient d’en savoir plus, elle a répondu qu’il s’agissait d’un homme noir, que l’agression s’était passée dans un cimetière. Sa version a évolué au fil des auditions. La couleur de la peau de son agresseur est devenue blanche ; il a fallu six mois de plus avant que le nom de son oncle soit prononcé. Dès lors, sa version ne changera plus. Mais six années de constance n’effacent pas les mensonges qui les ont précédées. Sarah est sommée de s’expliquer : « J’aurais pas dû mentir, je regrette. Aujourd’hui, ça amène à des débats parfaitement inutiles. » Le président insiste, très doucement. « On s’en souvient pas d’un mensonge, j’en avais marre d’en raconter. Je me retrouvais bloquée avec moi-même. Et puis, j’ai été mise en chambre d’isolement et ça fait réfléchir. Quand on entend le bruit de la ventilation et qu’on est cloué sur un lit… »

Elle fait allusion à sa deuxième hospitalisation, survenue après une énième tentative de suicide. Elle a alors quatorze ans et, après être sortie de l’hôpital, elle accuse son oncle devant son père. Un mois plus tard, en mai 2016, il est mis en examen.

Cet oncle, il est à sa droite, à quelques mètres d’elle, depuis déjà douze heures. Veste en cuir, jean, gel, la quarantaine. Il n’a jamais cessé de nier, que ce soit pour les faits qui concernent sa nièce ou sa belle-fille. Amir comparaît libre. Il ne regarde pas vers la barre, fixe ses mains, posées sur ses genoux. Son visage ne laisse rien paraître, même quand Sarah hausse le ton en réaction à la question du président qui veut savoir pourquoi elle a commencé à se scarifier : « ça a toujours été des cris d’alarme pour dire à mes parents : aidez-moi ! Mais les mots ne sortaient pas. L’enfant que j’étais n’avait pas ceux que j’ai aujourd’hui. » Son avocat lui tend un mouchoir. Elle le prend avec reconnaissance, accordant un bref répit à la salle. Et puis, elle s’anime de plus belle : « Vous savez, j’ai vraiment été méchante avec mes parents. Je détestais ma mère. Je l’insultais, je levais ma main dessus. Je détestais tous les adultes ! » Elle termine, d'un ton plus bas : « Aujourd’hui, je veux juste qu’on sache que c’est sa faute à lui. »

Ce qu’entend contester l’avocate du principal intéressé. Lorsque c’est à son tour de poser des questions à la partie civile, elle demande à la jeune femme de raconter de nouveau la fameuse nuit, seconde par seconde. Sarah s’exécute, se débat dans les zones d’ombre, s’excuse de ne pas être précise. Chaque « je ne sais pas » est une petite victoire pour la défense. Surtout lorsqu’il s’agit d’expliquer comment ils ont pu tenir à deux dans des toilettes minuscules où la porte se pousse à l’intérieur : « Je peux pas vous dire comment c’était possible, je suis désolée. Mais je peux vous dire qu’enfant, j’étais beaucoup plus petite et mince, je ne prenais pas la place de maintenant. » L’avocate la toise : « Euh quand même, vous étiez déjà… » Elle s’interrompt mais tout le monde a compris. L’image de la petite fille de huit ans au visage potelé nous revient. La remarque est gratuite, l’enquêteur et Rachel ayant déjà confirmé qu’on rentre à deux dans ces toilettes. Mais elle a fait mouche : une nouvelle fois, la jeune femme s’excuse. De quoi exactement ?

Sa mère aussi s’excuse quand elle succède à sa fille devant les jurés : elle est désolée d’avoir accepté le placement de Sarah en foyer « pour sa sécurité » à partir de la 4ème. « Ce n’était pas un abandon, on savait juste plus comment la protéger. » Le père culpabilise à son tour : « J’ai menti pour la mettre en hôpital psychiatrique. Je lui ai dit : je m’arrangerai avec les infirmiers et tu sortiras le soir-même. » Il ajoute : « Encore maintenant, j’ai l’impression qu’elle m’en veut énormément. Surtout moi. Mais même si elle me rabaisse, je la comprends. » Des années de non-dits jaillissent aux assises, contraignant les jurés à jouer aux inquisiteurs le temps de 48 heures. Le président leur a rappelé au début du procès leur devoir de neutralité. Certains faillissent légèrement lors de cet échange entre le magistrat et le père de la victime :

« Qu’attendez-vous de cette audience ?
- Dommage qu’on ne soit plus dans les années 80.
- Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
- La peine de mort qui a été abolie. »

Un des jurés écarquille les yeux mais reprend vite une contenance en gribouillant quelques mots sur son cahier. Une des deux femmes tirées au sort secoue la tête, manifestement en désaccord. Le père ne voit rien de tout ça. Il a les yeux rivés sur le sol, les traits crispés par la colère. Après les questions des différentes parties, le président l’invite à retourner sur le banc des parties civiles. Il quitte la barre, la même qui accueillera l’accusé, le lendemain matin.

Mercredi, 9 heures 30, Amir est interrogé. La voix posée, il reste fidèle à ce qu'il a déclaré lors de son interrogatoire devant les enquêteurs. Seul changement notable : il admet que le complot familial qu’il a dénoncé n’est finalement pas plausible. « C’est après la lecture du procès que j’ai dit ça, sous le coup de l’émotion. » A l’origine de cette théorie, des histoires de famille largement exposées devant la cour d’assises : en 2011, la femme d’Amir le trompe alors qu’elle travaille dans l’entreprise du père de Sarah. Il pardonne à son épouse mais pas aux parents de sa nièce d’avoir couvert cette infidélité : c’est à ce moment-là que le divorce entre les deux pans de la famille est consommé. En toile de fond, il y a Rachel, qui « traînait avec des mecs dans une cave, qui fumait du shit plutôt que de faire ses devoirs ». Rachel, qu’il frappe souvent. Tout comme sa mère. Il reconnaît sans mal ces années de violence conjugale : « C’était un réflexe. Je regrette. Ma femme m’a dit que la France, c’est pas comme ça. On frappe personne. On dialogue. J’ai arrêté depuis. »

Ce cocktail de coups, de trahison et d’accusations curieusement similaires l’a mené à évoquer la théorie du complot devant les gendarmes : Rachel et Sarah se seraient concertées pour lui faire payer ses années de violence. Mais la thèse ne tient plus sous les lumières crues de la cour d’assises : le dossier exposé aux yeux de tous a démonté ses arguments un par un. Alors, il abandonne sa ligne de défense initiale mais il peine à en trouver une autre. Ses « je ne sais pas » s’accumulent face à l’interrogatoire méticuleux du président. Le quadragénaire finit par lâcher qu’il s’estime victime d’une injustice : « Si elle était mal dans sa peau, je suis vraiment désolé pour elle. Si elle a été violée, je suis vraiment désolé pour elle. Mais je ne suis pas le responsable de tout ça. ». Le calme de sa voix contraste avec l’agitation des parties civiles de la veille. L’avocate générale cherche des aveux, en vain : « Je suis détruit. J’ai perdu des années avec ce procès, avec des accusations basées sur le mensonge. »
Si tout le monde disait la vérité, il y aurait quatre victimes dans la salle. Ça en fait entre une et trois de trop pour la justice qui va devoir trancher. Alors, à qui faire confiance ? A quoi se raccrocher ? A la plaidoirie de la partie civile qui prend à parti le jury : « On vous dit exactement ce qu’on lui a dit il y a onze ans : si tu parles, personne ne te croira » ? A l’avocate générale qui requiert huit ans de prison au vu des deux circonstances aggravantes (viol sur mineure par une personne ayant autorité sur elle) ? A la défense qui soutient qu’il n’y a « que des doutes dans ce dossier » et que l’autodestruction de Sarah serait due à son harcèlement scolaire plutôt qu’aux faits reprochés à son client ?
Le président, les deux assesseurs et les jurés partent douter ensemble pendant quatre heures en salle des délibérés. En les attendant, Amir fume des cigarettes, encadré par les policiers. Les mégots s’accumulent.

La nuit tombe et le tribunal revient. La salle se lève.

Le président déclare l’oncle de Sarah coupable. Il est condamné à six ans d’emprisonnement.

Lors de son réquisitoire, l’avocate générale avait expliqué les racines du mot « enfant » : infantis. Celui qui ne parle pas. Sarah n’a pas parlé pendant des années. Et puis, elle a renoncé à se taire. Aujourd’hui, contrairement à sa cousine, la cour d’assises a décidé de la croire.
Mais Amir n’a pas adhéré à cette vérité judiciaire : il a fait appel.

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