« Guantanamo, c'est moins pire qu'en France »

Linda a 52 ans, elle est née en Martinique. Ou alors, elle a 54 ans, et elle est née en Guadeloupe. Ou en Côte-d'Ivoire, et dans ce cas, elle n'est pas française. Ou bien, elle s'appelle Madeleine, comme elle l'a déclaré lors d'une précédente interpellation. Ou Félicité, ou Rose. « Si son identité est incertaine pour nous, dira son avocat, elle l'est peut-être encore plus pour elle. » Les comparutions immédiates dessinent souvent des destins pathétiques.

Quoi qu'il en soit, Linda dit qu'elle a environ 50 ans ; elle en fait facilement dix de plus, le visage et le corps ravagés par des années de dépendance au crack et aux opiacés, remplacés aujourd'hui par de la méthadone. Elle est SDF, prostituée, porteuse du VIH. Sous un foulard gris, elle scrute la présidente du tribunal avec un regard dur et traverse l'audience comme un fantôme.

Si Linda est ici, devant les trois juges des comparutions immédiates, c'est qu'on lui reproche d'avoir dérobé un téléphone portable. La présidente résume les faits : Linda, en compagnie d'une autre prostituée, devait faire une fellation à un client. Mais, avant que le tour de Linda ne vienne, le client se ravise et lui demande de sortir de la voiture. Comprenant qu'elle ne sera pas payée, elle sort de la voiture en embarquant le téléphone. Le client s'est constitué partie civile, il n'est pas venu à l'audience. Le téléphone lui a été rendu, il demande 50 euros pour le préjudice moral.

Puisque les faits sont simples et reconnus, le tribunal ne s'attarde pas. On passe un peu plus de temps sur la personnalité de Linda. Bien qu'il soit « difficile de définir qui est vraiment Linda », d'après la procureure, quelques informations ont pu être rassemblées. On sait que ses deux parents sont morts quand elle était très jeune, qu'elle a été élevée par sa grand-mère, puis placée à la DDASS (direction départementale des affaires sanitaires et sociales) à 11 ans quand celle-ci a commencé à souffrir de démence sénile. La présidente conclut ce maigre portrait par un « voilà ».

Voilà. Personne ne semble vraiment avoir envie d'accabler Linda, elle le fait elle-même, depuis des années. La procureure comprend qu'elle est face à « quelqu'un qui a besoin d'aide » et demande six mois de sursis avec mise à l'épreuve et une obligation de soin, l'avocate acquiesce. Linda est finalement condamnée à trois mois de prison sans mandat de dépôt, elle recevra une convocation du juge d'application des peines pour que celle-ci puisse être aménagée. Le client n'est pas reçu dans sa constitution de partie civile.

« Je suis l'avocat de Yanis, pas "les avocats", merci »

Vient ensuite Yanis, un Tunisien à l'identité incertaine. Il prétend être né en 1999 et n'avoir que 17 ans. Si c'est vrai, le tribunal devant lequel il se présente aujourd'hui n'est pas compétent pour le juger. Puisqu'il utilise plusieurs pseudonymes, une expertise osseuse devrait pouvoir déterminer son âge. L'expertise conclut qu'il a « entre 17 et 19 ans », ce qui n'arrange pas les affaires du tribunal.

Pour la procureure, il y a peu de doute : Yanis est « parfaitement majeur ». Lors de ses précédentes condamnations, il prétendait être né en 1996, puis en 1997 : « Ce tribunal, c'est la fontaine de jouvence », s’étonne la magistrate. L'avocat rebondit : les dates données précédemment ne correspondent même pas à l'expertise osseuse, il s'agissait vraisemblablement d'un mensonge.

La procureure : « Les avocats, ils sont très forts pour dire que les expertises ne valent rien quand le résultat ne va pas dans le sens de leur client, et pour s'en remettre à ces mêmes expertises quand ça les arrange. »

L'avocat : « Madame, je vous prie de rester correcte. Je suis l'avocat de Yanis, pas "les avocats", merci. »

Après en avoir délibéré, les juges décident qu'ils jugeront malgré tout Yanis en fin de journée, pour un trafic de cannabis.

« J'étais fatigué, j'avais faim et je ne savais pas quoi faire »

Adama, un Malien de 36 ans, a été interpellé après avoir dérobé des produits cosmétiques dans une voiture, en brisant la vitre. Il explique son geste par sa précarité : « J'étais fatigué, j'avais faim et je ne savais pas quoi faire. Je ne voulais pas mendier. » Il s'exprime d'une manière très simple et rationnelle, demande « une deuxième chance » au tribunal.

Lui aussi s'est présenté sous une fausse identité. Il explique que sa garde à vue s'est très mal passée, que les policiers l'ont traité de « sale noir, tu vas rentrer chez toi ». Il a déjà plusieurs petites condamnations pour vol dans son casier, et une évasion : en semi-liberté, un soir, il n'était pas rentré à la prison pour dormir.

Pour la procureure, ironique, cette condamnation pour évasion « montre la confiance qu'on peut lui accorder ». Elle demande quatre mois de prison avec un maintien en détention. L'avocat note qu'il n'y a « aucune exagération dans les déclarations d'Adama, qu'il est dans la sobriété et dans la sincérité ». L'intéressé, une dernière fois, demande une deuxième chance. Il est condamné à deux mois avec mandat de dépôt. Incarcéré depuis le 29 mars, la présidente lui indique qu'il pourra bientôt sortir, mais qu'il serait temps pour lui de se « remettre dans le droit chemin ».

«Je vais regretter ces faits toute ma vie»

Florin, un Roumain, est né en 94 et vit dans un camp en Seine-Saint-Denis. En voiture, le 8 mai, il tourne sans mettre son clignotant. Arrêté par une patrouille, il admet immédiatement qu'il n'a pas le permis de conduire. Une expertise toxicologique décèle des traces de cannabis dans son sang.

C'est la deuxième fois que Florin est interpellé au volant sans permis. Sur les bancs du fond de la salle, toute sa famille est en larmes. Il raconte qu'il a fait la fête avec des amis qui avaient beaucoup fumé. Comme il était le moins défoncé, il a décidé de prendre le volant pour raccompagner les autres.

La procureure demande quatre mois sans mandat de dépôt pour ce peintre en bâtiment, qui n'a plus fait parler de lui depuis 2014. Son avocat précise que son client « songe à passer le permis ». Florin, les larmes aux yeux, avant de partir, dit à la juge : « Je vais regretter ces faits toute ma vie. » La proposition de la procureure est retenue, Florin est condamné à quatre mois sans mandat de dépôt.

« Make your own destiny »

L'après-midi se termine avec Carlos, né en 71 au Portugal. Il entre pour la deuxième fois dans le box des prévenus. La première fois, il avait fallu le sortir, il faisait trop de bruit. Une interprète s'installe à côté de lui. Bien qu'il soit Portugais, Carlos a décidé qu'il ne s'exprimerait qu'en anglais.

Très maigre dans un pull vert qui flotte comme un drapeau sur ses épaules, il arbore une épaisse barbe à la Robinson Crusoé. La présidente émet des doutes sur sa santé mentale, un premier psychiatre a déclaré que sa situation n'était pas compatible avec la garde à vue. Envoyé devant un deuxième expert, il a refusé de répondre aux questions et comparait donc aujourd'hui comme sain d'esprit.

S'il est là, c'est parce qu'il a mis un coup de coude, sans raison, à une usagère du métro. Dans son audition, elle raconte : « Il parlait tout seul dans le métro, ça m'ennuyait, je n'arrivais pas à me concentrer sur mon cours d'anglais. Et puis, il a allumé une cigarette. Je voulais lui demander de l'éteindre, mais j'ai juste eu le temps de dire "s'il vous plaît..." et j'ai pris un coup de coude. »

Carlos, lui, ne comprend pas vraiment ce qu'on lui reproche. Il est persuadé d'être ici à cause de la législation sur le tabac, qui interdit de fumer dans les transports en commun. Il explique en anglais, et son interprète traduit : « Même Guantanamo, c'est moins pire qu'en France. »

La procureure regrette d'être « un peu dans une impasse », du point de vue médical. Les psychiatres consultés n'ont pas voulu l'interner d'office. S'il refuse de répondre aux questions, il n'y a pas grand-chose à faire pour l'aider. Elle demande un sursis simple de six mois pour cet étranger, qui n'a aucune inscription au casier.

Pour l'avocat, le refus de voir un expert est justement la manifestation de ses troubles : « Vu l'état de Carlos, la détention ne peut être que dramatique. Sa place n'est pas dans une maison d'arrêt. » Les six mois de sursis sont prononcés.

Carlos se retourne, menottes aux poignets, pour regagner le dépôt, où il sera libéré. Sur son grand pull vert, inscrit sur son dos, on peut lire ces mots : « Make your own destiny. »

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