« Mais oui, messieurs, vous en êtes là… Vous croyez pouvoir enfreindre toutes les règles, y compris en ce temps de crise, et vous en sortir comme ça ? Après ce qui s’est passé, si vous vous imaginez qu’on ne va pas vous marquer à la culotte, judiciairement, pour que vous fassiez de vos vies autre chose que ce que vous avez fait là, vous vous trompez. » Le procureur de la République fait face au box dans lequel se trouvent les deux prévenus à qui on a donné deux masques. Derrière eux, une escorte de cinq policiers du Creusot, enfin dotés de masques, eux aussi.
Nous sommes à l’audience de comparution immédiate de Chalon-sur-Saône, ce jeudi 16 avril, 34e jour de confinement de l’ensemble de la population française pour des raisons sanitaires. Qu’ont fait ces deux-là pour être jugés ainsi, après 24 heures de garde à vue ? Maître Seriot, qui intervenait pour quatre policiers, en parle ainsi : « La nuit du 11 au 12 avril était une nuit de confinement ordinaire, sans soirée entre copains, sans alcoolisation collective, dans le cadre de ce confinement dont la majorité de la population a compris la raison… sauf une petite bande d’irréductibles, à Montcenis. Une famille connue pour son incapacité à respecter les règles de vie collective, y compris lorsqu’elles visent à protéger la vie de tous ses concitoyens. »
« Quand j’ai vu cette procédure, je me suis dit que c’était affligeant », insiste le président Dufour à l’intention de C., 29 ans, et de D., 19 ans, qui vivent au même domicile. Le plus âgé sort avec la maman du plus jeune, lequel a perdu son père brutalement il y a deux ans, et qui ne s’en remet pas, qui pense même que ça l’a détruit – ce sont ses mots.
Samedi dernier, au domicile de la mère, D. fêtait son anniversaire. Il pense qu’ils étaient huit ou neuf à bringuer. Très vite, les voisins appellent la police : ça festoie sans la moindre pudeur, bruyamment. Un équipage vient demander de baisser le niveau de décibels, mais sans effet, et à 22 h on les rappelle. La mère de D. leur « rigole au nez », « elle s’en bat les c…, et continuera la musique toute la nuit ». Elle lâche une bordée d’insultes, rejointe par son fils qui en remet une couche. Le PV rapporte que « ils n’en ont rien à faire du confinement, qu’on devrait s’occuper de notre c…, qu’on est des sales bâtards, des flics de leurs morts, etc. »
La police pourtant repart, « dans un souci d’apaisement », suppose le président. À 00 h 35, ils doivent cependant revenir, la mère de D. remet le couvert, on l’arrête. L’ambiance se tend, les gens présents invectivent les policiers, et le frère de madame essaie de gêner le départ du véhicule. Madame est placée en garde à vue (elle est convoquée à une audience, après le confinement). Dans la nuit, « de 1 h 17 à 5 h du matin », 97 appels saturent le standard et les oreilles du major de garde, avec de nouvelles bordées d’insultes. On remonte les numéros en cause, et finalement, le 15 avril au matin, on interpelle à leur domicile C., pour les appels malveillants, les insultes, et la violation réitérée du confinement ; et D., pour les insultes et la violation à cinq reprises des obligations du confinement. Le garçon a 19 ans depuis trois jours, et se retrouve en comparution immédiate.
C., lui, a été verbalisé quatre fois pour non-respect du confinement. « Comment ça se fait ? lui demande le président Dufour. – Ben, j’avais pas d’attestation. – Pourquoi ? – Parce que j’avais pas été en prendre. – Pourquoi ? – Parce que j’y avais pas pensé. » C. est nerveux, régulièrement il remonte son masque pour se ronger un ongle. Quant à D. on l’a contrôlé à Torcy, au Breuil, aux Bizots, et encore ailleurs ainsi qu’à Montcenis. Attestation, sortie motivée, périmètre autour du domicile, rien ne va. « La misère, plaide maître Charrier. La misère sociale, professionnelle, et même affective. Ils en souffrent. Ils manquent de l’étayage qui nous permet de respecter les obligations de ce confinement. Ils en sont parfaitement démunis. »
« Vous allez comprendre ce que c’est que le confinement, cette fois-ci ! »
Aucun diplôme, des scolarités courtes. Le jeune D. a connu les mesures d’assistance éducative. C. parle de ses petits, placés dans un foyer « parce que leur mère a fait n’importe quoi », et qu’il voudrait les récupérer, s’en occuper, travailler, « avoir une bonne situation ». Damien Savarzeix, procureur de la République, se les prend entre quatre yeux, menace de réclamer leur incarcération : « Il y a de la place, maintenant, au centre pénitentiaire, et aucun problème sanitaire. [sourires dans la salle presque vide] Moi, en défèrement, je ne vois que des agneaux, sauf que tous les deux, vous êtes capables d’être infernaux. Le vrai problème, dans ce dossier, c’est : quelle peine ? »
« Si vous me laissez une chance, je vous promets, je vous donne ma parole que je la saisirai et la tiendrai jusqu’au bout. » Voilà qui changerait de l’ordinaire, puisque son conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation écrit que le garçon ne venait pas aux convocations (condamné en 2019 pour outrage). Qu’il sorte de son ordinaire, c’est bien ce que visent les magistrats. C. engage sa parole également. Avec ces masques on ne voit rien de leurs visages, de leurs expressions, rien.
Le tribunal fait droit à une nullité soulevée par maître Charrier, concernant la consultation du fichier Adoc, mais considère que les prévenus ayant reconnu avoir violé les règles et les obligations du confinement, le tribunal peut les condamner. Aussi, déclare les deux hommes coupables. Les condamne chacun à une peine de huit mois de prison, dont six mois sont assortis d’un sursis probatoire pendant deux ans. Obligations d’indemniser les victimes, de travailler ou de se former. Le plus jeune, D., devra suivre des soins psychologiques et s’engager dans le dispositif AIR (accompagnement individuel renforcé).
Ils exécuteront les deux mois de prison ferme sous bracelet électronique. « Comme ça, vous allez comprendre ce que c’est que le confinement, cette fois-ci ! »
Le président tient à finir son audience par une brève déclaration : « Suite aux attentats en novembre 2015, nos policiers – et forces de l’ordre en général – étaient considérés comme des héros, tout comme le personnel soignant l’est aujourd’hui. Je ne veux pas qu’on l’oublie car ce qu’ils font est indispensable à tous. À ce titre, ils méritent énormément de respect de notre part. »
« Ça c’est vrai, ça c’est vrai ! » opinent les deux masques blancs qui surplombent les corps plutôt menus des deux jeunes hommes, éperdus de soulagement et de gratitude, peut-être.