Cette chronique fut écrite et publiée pour le n°1 de la revue Soixante-quinze, avril 2016.
Ça n’a pas encore débuté. Émilie baille et Louise plisse les yeux, agacée par un rayon de soleil qui inonde le box des prévenus. Un voleur à la tire larmoie, implore en dernier recours la clémence du tribunal, et elles, flapies dans leur recoin, s’ennuient.
Le voleur se rassoit, la présidente les appelle. Elle se lèvent mollement et tendent l’oreille : « Le 15 février dans la soirée, les policiers aperçoivent deux jeunes filles sortir d’un bâtiment. » Une riveraine les entend s’alarmer : « Vite vite, faut sortir, ça prend feu » Cueillies titubantes et exhalant l’alcool, elles sont interpellées et placées en garde-à-vue.
En fait de bâtiment, Émilie et Louise avaient incendié un Algeco. C’est Louise, 19 ans, coupe à la garçonne et regard féroce, qui se penche au micro : « J’aurais dû éteindre le feu quand j’ai vu qu’il se déclarait, c’est vraiment idiot », murmure-t-elle. Elle est aussi blême qu’Émilie, 21 ans, qui porte une tête échevelée sur une marinière rayée de rouge : « Je ne me souviens de rien, mais tous les faits portent à croire… »
La présidente, à chaque question, semble les arracher d’un demi-sommeil : « Que faisiez-vous dehors ? – On attendait le matin pour partir en Belgique, pour des obsèques, on est venues d’Ariège pour assister à l’enterrement d’un ami d’enfance », raconte Louise. Arrivées trop tard pour repartir, elles ont enquillé deux bouteilles de whisky, baguenaudant dans le 11e arrondissement avant de se réfugier dans les baraques. Un juge assesseur intervient : « D’habitude lorsqu’on boit, c’est dans un cadre festif, là ça n’est pas cohérent », objecte-t-il d’un ton pincé. Louise lui explique : « Ben là, c’est le contraire… – Vous buviez pour oublier ? – Voilà. »
Les deux rebelles ont tagué l’intérieur du baraquement : « Vinci dégage ! Les ouvriers, vous avez d’autres moyens que de travailler pour ces porcs ! » La présidente prend un air grave : « Faites vous partie d’une zone à défendre ? – Nous ne souhaitons pas répondre à cette question. » Ça renfrogne l’assesseur : « Certes, il y a beaucoup d’alcool, mais on a l’impression qu’il y a une intention de nuire. » Émilie est catégorique : « Il n’y a pas de pensée idéologique derrière cet acte idiot. »
Toutes deux vagabondent, Louise en année sabbatique post bac, Émilie parce qu’elle a le temps. Très souvent, les deux jeunes filles reviennent au domicile familial. La mère de Louise est dans la salle : sa fille a rejoint un mouvement écologiste, a t-elle déclaré à l’enquêteur de personnalité, ça a rendu sa vie plus instable. Émilie est jongleuse et passionnée de théâtre, et si elle est une « zadiste », sa famille n’en sait rien. Leur casier judiciaire est vierge.
La procureure avise le tribunal : les conséquences auraient pu être terribles ! Le logement de la gardienne était à portée de flammes. Ces deux jeunes filles, qui ont un bon niveau de vie mais ont choisi l’errance… Elle requiert dix mois avec sursis. L’avocate trouve ça exagéré et souligne que ces deux clientes au visage d’enfant, « sont des personnages atypiques, pas le genre à se trouver sur le banc des prévenus ». Elle présente deux jeunes filles « pas désœuvrées », qui « ne sont pas des sauvageonnes » portant un message « politico-pycho-écologiste », mais qui ont choisi « une vie de saltimbanque ». Louise grimace et souffle, lève les yeux, agressée par le cliché. On lui demande son denier mot : « J’arrête de boire ! » Quinze mois avec sursis pour les deux.