« Est-ce que Monsieur, il a payé pour tous les hommes qui vous ont violentée dans votre vie ? »

Voici les trois compères qui trinquent une fois de plus. La bière forte et âcre dont Thierry et Estelle s’enivrent leur anéantit l'entendement, et de leurs bouches pâteuses, d'affreux braillements s'échappent, et Martial n'est pas en reste, avec ses bouteilles de rosé, une piquette infâme qui lui ronge les muqueuses. Ils forment un groupe, uni dans la picole, et ce soir-là comme tous les autres soirs, au rez-de-chaussée d'un lotissement de Bourg-en-Bresse, ils font du tapage. Ils sont pleins comme des outres.

La voix criarde d'Estelle engueule carrément Martial, qui se replie comme un petit farfadet apeuré, et Thierry, hébété se bidonne en étrillant une nouvelle canette. Estelle lance des yeux mauvais à Martial, qui ne s'en laisse pas compter, avale une rasade, et vocifère par-dessus les imprécations de cette femme menaçante qu'il connaît, dont il partage la couche, et qu'il aime secrètement. Est-il en danger, ou n'est-ce qu'une querelle stérile entre deux poivrots arrivés au terme de leur beuverie ? D'une minute à l'autre, ils s'effondreront dans la pièce en désordre, vaincus par la boisson, jusqu’à ce qu’un jour nouveau vienne annoncer la prochaine bataille.

Ce matin-là, malgré la fenêtre ouverte, Martial, étendu au sol, ne peut pas contempler le ciel et humer l’air doux du mois de juin. Au septième jour, les larves foisonnent sur sa face putride. L’odeur est si écœurante qu’Estelle a calfeutré la porte de la chambre, où Martial se décompose en attendant la suite. Au salon, Estelle boit des canettes de bière forte avec Thierry. Cela fait 30 ans qu’elle boit des canettes pour fuir la vie, mais à l’instant, elle boit pour oublier le mort. Envisage-t-elle la suite dans la fuite ? Il paraîtrait que, dans son cerveau embrumé, l’idée d’une cavale en Allemagne aurait germé. Elle a retiré tout son RSA. Thierry n’en pense rien : il boit, et il en est ravi.

Estelle pense à son chien, qui n’est pas vacciné, mais aussi à Martial, son compagnon de beuverie. Il est mort, maintenant. L’odeur est formelle. Elle a contemplé un moment cette charogne allongée au pied de son lit, alors que, déjà, les asticots prenaient l’avantage. Ecoeurant, dit-elle. Les yeux d’Estelle, deux fentes creusées dans un visage bouffi, fixent intensément le drap souillé, qui n’est autre que le linge mortuaire de Martial. Dans son esprit, c’est la panique. Estelle a tué Martial et elle ne sait pas quoi faire.

Un petit béguin

Martial était un petit bonhomme inoffensif, un joyeux poivrot propriétaire d’un appartement à Bourg-en-Bresse, lui permettant de s’alcooliser gaiement sans peur du lendemain. Il avait rencontré Estelle en juin 2015, par l’intermédiaire de Thierry, un copain ivrogne lui aussi. Les trois ont fait la paire. Martial avait un petit béguin pour Estelle, qui a profité de cette aubaine pour mettre un toit au-dessus de sa tête. Sans égard pour les sentiments de son hôte, Estelle n’a pas hésité à se jeter dans son lit, mais uniquement pour dormir.

C’est une situation inconfortable, mais qui vaut mieux que de dormir sur un banc froid dans un parc sordide, un environnement qu’elle connaît trop : les agressions, les vols, la crasse. Pour une femme, c’est pire. Elle s’est souvent bien défendue ; elle en a cogné, des fâcheux qui voulaient la voler et la violer. L’avilissement de l’âme, le pourrissement de l’être, la maintenaient dans un état d'angoisse et d'agressivité constantes. Il en est subsisté quelque chose. Désormais bien au chaud, il n’est pas question pour Estelle de céder aux œillades de Martial. Des hommes, elle se méfie. Estelle la revêche a su tenir les ardeurs de son hôte à distance. Et quand Estelle est grise, son humeur méchante se réveille, et c’est Martial qui trinque.

Ce 24 juin 2016, tandis qu’Estelle et Thierry boivent, comme tous les jours, tandis que Martial faisande au pied de son lit, la police frappe à la porte. Une voisine les a prévenus que Martial n’a pas été vu depuis une semaine, depuis une nuit où le tapage fut plus intense qu’il n’a jamais été : des cris, des insultes après 2 heures du matin. Estelle ouvre, perturbée. « Où est Martial ? – Chez sa sœur, à Mâcon. » Elle arpente le couloir à petits pas saccadés. Le sol est poisseux dans l’entrée, mais l’appartement n’est pas un taudis d’alcooliques en perdition. Estelle et Thierry ont certes déployé un zèle inhabituel au lavage des sols et des murs, mais l’antre des trois copains semble avoir toujours fait l’objet d’un entretien minimum, qui la maintenait dans un état convenable. Une table basse au salon, jonchée de canettes, de mégots et de bouteilles, semble être le centre des réjouissances éthyliques, ainsi que là où s’abattent les cartes à jouer. La salle de bain et la cuisine sont en ordre. Au bout d’un couloir, une porte est calfeutrée. Les policiers l’ouvrent. De la chambre, émane une terrible puanteur. « Est-ce que Martial est là ? – Oui, il est là. »

« On était tous les trois bourrés comme des caisses »

« On était tous les trois bourrés comme des caisses », témoigne Thierry. Le 19 mars 2019 à Bourg-en-Bresse, Estelle est sobre depuis près de trois ans. Elle est entrée dans un grand box en verre, l’air fatigué, s’y est assise pour attendre que soient débitées les formalités cérémonieuses de la cour d’assises. Thierry est assis à ses côtés. Il aurait pu comparaître libre, mais il n’a pas déféré aux convocations de la justice, occupé à s’imbiber de bière forte dans un parc de la ville. Il a été réincarcéré : dix jours d’abstinence pour Thierry le rigolard.

L’invraisemblable énergumène qui gigote au côté d’Estelle semble être l’incarnation de l’indolence. Quoi qu’on lui dise, Thierry semble se moquer du monde. C’est une réalité, il se fiche totalement de la société qui l’entoure, et ne pense qu’à sa prochaine déambulation éthylique dans les rues de Bourg-en-Bresse. « Ce qui les unissait, témoigne l’expert psychiatre, c’est le besoin d’avoir un toit et le plaisir d’avoir à boire. » Une ambiguïté demeure sur la nature des relations entre Estelle et Thierry, les deux ont à plusieurs reprises laissé planer le doute. Thierry n’a-t-il pas nettoyé la scène de crime ? Il l’admet sans difficulté. Pourtant, Estelle s’entête à soutenir qu’elle était seule au moment des faits. Il s’en déduit qu’elle souhaite le protéger. Formaient-ils un couple, un couple clandestin dans le salon de Martial ? Cela reste au stade de l’hypothèse.

Thierry le débonnaire, 38 ans, a débuté sa carrière de buveur vers l’âge de 18 ans, à l’époque où il fréquentait « des gens pas très fréquentables », ce qui peut-être fatal pour un esprit simple comme celui de Thierry. « Il est simple. Il parle pas. Il est intérieur, il est bloqué, c’est un problème hein », dit son père Gaston, qui souvent a tourné de nuit pour ramasser son fils échoué sur un trottoir ou vociférant en cellule de dégrisement. Thierry a déserté son service militaire dès le deuxième jour (« je voyais pas l’intérêt de faire le service militaire »), a vaguement travaillé dans la mise en rayon, puis aux espaces verts, avant de trouver son salut dans le RSA, qu’il touche sans discontinuer depuis l’âge de 25 ans.

Thierry est une nature insaisissable. Alors qu’il aurait dû comparaître libre, il a été incarcéré dix jours avant le procès pour ne pas s’être rendu au rendez-vous qui précède le procès. « Et du coup, on a la chance de vous avoir dans le box, et puis sobre en plus. L’hypothèse qui est faite, c’est que vous êtes plutôt content de votre vie », explique la présidente. Tellement content qu’il avait déjà oublié de pointer au commissariat en septembre 2018, ce qui lui avait déjà valu une incarcération. « Donc pour vous, c’est pas un problème l’alcool, ça vous apporte quoi ? – Je sais pas trop... moins timide... un bien-être... – À partir de quelle quantité vous commencez à vous sentir bien ? – Je sais pas trop... Trois ou quatre canettes. »

« Ça commence à me saouler un peu vos questions. »

Thierry voudrait continuer à boire, mais avant cela, il doit répondre aux questions sur les faits : « Sur c’te soirée, dit-il, au tout début ça se passait bien, c’était une soirée comme les autres, on buvait, on jouait aux cartes, on rigolait. Puis il y a eu une dispute, ça s’est calmé, je suis allé aux toilettes. Quand je suis sorti, ils étaient dans la chambre, un coup est parti tout seul et Martial est tombé par terre. Après, elle continuait, elle lui mettait des coups dans le dos, pour moi, c’était de la folie. Je l’ai arrêtée, elle. Je l’ai emmenée au salon. Quand je suis revenu, il était décédé. Je l’ai mis sous la fenêtre et je suis parti. » Estelle ? « Comment dire. C’est quelqu’un de gentil, mais une fois qu’elle a bu, c’est quelqu’un d’autre. » Quelques questions lui sont posées sur sa responsabilité. Thierry se renfrogne : « Ça commence à me saouler un peu vos questions. »

Estelle, qui n’a que 53 ans, paraît être une vieille femme. Usée par sa vie, rongée par une tuberculose et par ses démons, les souvenirs nébuleux, elle est l’ombre de l’accusée que la justice voudrait voir comparaître : une femme jugée pour meurtre, qui a porté un unique coup de serpette à la gorge de la victime. En plein coeur d’une beuverie nocturne, Martial s’est vidé de son sang sous les yeux des accusés. Après le tumulte d’une dispute qui a résonné en bruits sourds dans les murs de l’immeuble, le fracas des insultes, la bousculade, l’altercation et le réflexe d’Estelle, un geste brusque et, malheureusement, précis. Martial s’effondre. L’esprit d’Estelle est si confus qu’elle ne sait pas s’il est déjà mort. Elle oublie instantanément ce corps blessé, peut-être agonisant, râlant, pour se replier au salon, entre les canettes et les mégots. S’entretient avec Thierry, fume, revient : Thierry découvre le corps inanimé de Martial. Martial est mort. Il est traîné par les pieds au bord du lit, sous la fenêtre, et recouvert d’un drap.

Les déclarations qu’Estelle a faites à la police n’ont pas toujours été les mêmes. Si elles demeurent, en partie, incompatibles avec les « constatations expertales », est-il rappelé, elles sont avant tout lacunaires. Estelle est une femme laconique qui souffre de graves problèmes de mémoire ; son récit n’est pas palpitant, il heurte la raison des juges. Estelle agace par son manque d’implication apparente dans le processus judiciaire. Elle est détachée des enjeux, absente des débats qui la concernent au premier chef. Elle est incapable de parler avec la vivacité requise, d’exprimer dans des intonations choisies l’émotion et le remords voulus. C’est une taiseuse au souffle court : ses mots sont rares et ses silences pesants.

« Qu’est-ce qu’on vous reproche ?

– D’avoir agressé.

– D’avoir tué.

– D’avoir blessé.

– Mais il est mort. »

Pourquoi mentir sur des détails insignifiants ?

Et ses mots ne sont pas les bons. À la demande de la cour, elle mime le geste : de bas en haut avec la main droite, ce qui contredit l’expertise médicale, qui lit dans la plaie que la serpette est arrivée de la gauche, vers la droite, un geste qu’on ne produit pas de la main droite. D’ailleurs, elle est gauchère, alors pourquoi mentir ainsi ? Les magistrats semblent penser qu’elle se moque du monde. Mais elle est formelle : sa main « forte », c’est la droite. Pourquoi mentir sur des détails insignifiants ? Ensuite, dit-elle, elle aurait mis des compresses sur la plaie, aurait étendu Martial sur le lit, se serait endormie et aurait découvert le corps sans vie au matin, tombé par terre. C’est en contradiction avec le récit de Thierry, qui dit l’avoir vu s’écrouler dans la chambre, où il fut frappé. Ce n’est pas corroboré par des constatations médicales ou par des éléments matériels. Cela ne ressemble pas non plus à des arguments de défense. C’est simplement ce qui traîne au fond de la mémoire d’Estelle.

La cour veut entendre les circonstances du geste. Elle ne veut pas se contenter d’une altercation de pochards qui aurait mal tourné, tout cela parce que les personnes ivres qui se battent avec des armes blanches ne savent ni être raisonnables, ni être adroites. Pour Estelle, il faut raconter de nouveau, sinon le projet, du moins l’intention meurtrière, qu’elle réfute, mais à quoi bon ? En droit, cette intention se déduit des faits et des circonstances, pas de ce que l’accusé en pense a posteriori. « Martial m’a jetée contre un mur, j’ai eu très peur, j’ai pris un couteau, je l’ai mis devant lui, il a pas reculé et ça l’a blessé. »

La voix est très faible et décline jusqu’à n’être qu’un petit souffle éraillé incapable de s’échapper de la fente ouverte dans le box, un filet de voix trop faible pour être amplifié par les ondes du microphone. Elle ne peut pas être plus précise : trop alcoolisée. L’alcool a tout ravagé. Elle ne sait pas, voilà tout, point final. On dit qu’elle le battait, qu’elle l’insultait sans cesse. « Il me frappait aussi, je n’avais pas l’intention de donner la mort, pourquoi j’aurais fait ça ? Ça n’aurait pas amélioré ma situation. C’est malheureux, je peux pas expliquer la situation, j’ai jamais pu. Quand j’ai agressé des gens ou quand je me protège, c’est des moments que j’oublie, parce que je ne pense qu’à me protéger. Je suis désolée pour sa famille, pour ses enfants. Si on m’avait dit qu’un jour j’arriverais dans une cour d’assises, j’aurais dit ben non, pas moi, jamais. Voilà. » Silence. La présidente : « Ce n’est pas l’alcool qui a tenu la serpette, Madame ! » Histoire de remettre en place les idées de cette accusée effrontée.

« Quand y’a un problème, je vais voir un médecin, pas les gendarmes »

Estelle ferme les yeux, comme pour encaisser un coup. Le bruit la crispe. L’huissier sort la serpette pour la présenter aux jurés, la vérité implacable éclate dans la lumière éblouissante du prétoire : c’est bien une serpette. On sort des objets : des couteaux et ses effets personnels. « Madame, vous êtes là ? » L’accusée se lève à contrecœur. Elle n’a pas écouté. Son avocate lui explique qu’il faut formuler des réponses, même simples. Une question taraude toute l’assemblée : pourquoi avoir cohabité avec un cadavre en putréfaction pendant presque une semaine ? « Je voulais partir, mais j’avais plus la force. J’étais trop alcoolique. »

Pour la cour, c’est incompréhensible : « Oui, mais quand même ? Bon. » La juge la bouscule de questions simples et factuelles, les réponses sont de plus en plus absurdes, et elles sont toujours chuchotées, d’une voix inaudible, cette voix qui semble être celle d’une agonisante. « Est-ce que vous faites le lien entre le coup de serpette et le décès de Monsieur ? – Je me suis endormie. – Il est mort de quoi ? – Il est tombé du lit. – Vous êtes très en retrait par rapport à ce que vous disiez avant. » Ces faits sont trop durs, dit-elle, pour qu’elle s’y confronte. « Qu’est-ce qui est trop dur ?

– Je ne me reconnais pas.

– À aucun moment ça ne vous est venu d’assumer, ça ne vous est même pas venu à l’esprit ?

– Non, quand y’a un problème, je vais voir un médecin, pas les gendarmes. »

Voici la réponse d'Estelle, mais elle n’a fait ni l’un, ni l’autre, et puis : comment expliquer ces plaies dans le dos du défunt ? C’est un quadrillage qui pourrait bien avoir été fait à la serpette, post ou peri mortem, dit le médecin légiste. Estelle l’explique par une altercation : il a voulu coucher avec elle, elle s’est défendue en lui tailladant le dos, provoquant onze lésions superficielles aux airs de stigmates mystiques. Quand elle se sent menacée, comme elle l’a été souvent dans sa vie de marginale, Estelle se défend, et la juge s’interroge : « Est-ce que Monsieur, il a payé pour tous les hommes qui vous ont violentée dans votre vie ? »

Dans cet interrogatoire chaotique, la partie civile fait une entrée théâtrale. « On sait que vous avez de la voix (quand Estelle engueulait Martial), moi je pense que c’est un choix de votre part de parler comme ça. » Estelle hausse les épaules. « Pourquoi dormiez-vous dans son lit ? – Pour pas dormir par terre ! Je comprends pas les questions à quoi ça sert ! – Pourquoi il vous faut autant de temps pour répondre, pour admettre ? – Vous savez ce que c’est de faire les trajets tous les jours en fourgon ? – C’est pas mon problème ! Et pourquoi ne pas être allée demander de l’aide aux voisines ? – Elles ne nous aiment pas, c’est pas des gens à qui on demande un service. Et puis j’étais alcoolisée, je vous le rappelle. »

« C’était l’alcool. Maintenant je suis lucide. »

L’alcool n’excuse rien, et comme il n’explique pas grand-chose, son invocation systématique irrite la cour, l’accusation et les parties civiles, qui y voient une esquive à l’examen de conscience, au mea culpa providentiel. Il y a dans le procès criminel une méthode presque religieuse à vouloir faire jaillir la bonne parole du prétoire comme d’un oracle, pour que les parties, victimes et accusés, trouvent la paix et le chemin de la rédemption. Mais les accusés sont rarement dévots. Beaucoup ne suivent pas le même credo, leur logique est autre. Eux aussi cherchent à comprendre, mais ils ne peuvent interroger que leur conscience.

La situation n’a pas échappé à l’avocate d’Estelle : « Vous dites des choses qui sont contre vous, vous avez conscience de ça ? – Oui. – Il faut répondre à la cour madame. » Elle se tourne vers la cour et ne dit rien. Un peu plus tard : « Je suis en cellule toute seule et je ne parle plus beaucoup, même en détention, j’arrive plus. – Je vous le dis, vous ne passez pas bien, les gens n’ont pas envie d’avoir de l’affection pour vous. Pendant une semaine, vous vivez à côté du corps en décomposition, c’est ça qui choque tout le monde. Pourtant, à l’époque, vous ouvriez la porte pour regarder le cadavre, et il y a dix jours, quand on vous a montré une photo, vous avez eu un mouvement de recul. Pourquoi ? – C’était l’alcool. J’étais liquide des pieds jusqu’aux cheveux. Maintenant je suis lucide. »

Ce qui a poussé Estelle à se mutiler la raison à coups de canettes, personne n’est capable de le dire. On ne peut expliquer cette inclination profonde pour l’alcool que par une détresse authentique et l’inextinguible besoin de fuir cette détresse par l'annihilation systématique de sa lucidité. Chaque jour, Estelle se réveille sobre et lucide et elle en souffre. Chaque jour, Estelle se terre dans l’ivresse. C’est sans doute cette lucidité, doublée d’un pessimisme total et d’une désaffection au monde qui l’entoure, qui l’a poussée à fuir la société, à se prémunir de la vilenie de la société des hommes et à se maintenir à la marge de cette société, dans cet espace de liberté qu’on appelle la rue, qui est autant un espace de liberté qu’une prison, car on n’en sort qu'au prix d'un grand effort et on subit sa violence.

On y vieillit prématurément et on y perd la raison. Tout comme en prison. Le corps et l’esprit y sont aux abois. Les psychiatres disent : « Madame M. Estelle est une femme âgée de 50 ans qui présente un état général dégradé par une consommation éthylique ancienne et chronique, ainsi qu'une répercussion de son humeur dépressive avec un ralentissement psychomoteur et une relative anesthésie affective », alors qu’Estelle aurait pu faire de la tapisserie. Son père, un homme bon et besogneux, faisait de la tapisserie. Il est mort d’un cancer, comme plus tard un frère d’Estelle. L’autre frère est mort d’un AVC à 40 ans. Dans la famille, les femmes sont tristes et les hommes sont morts. Sa mère ne s’en est jamais vraiment remise.

Lorsque tout le monde était vivant, Estelle était heureuse. Aujourd'hui, alors que sa mémoire s’est envolée, elle conserve le souvenir net et heureux de ses éclats de rires d’enfance. La tapisserie :« Je faisais des couvertures piquées », de l’ouvrage humble et consciencieux, et pourtant, elle a échoué à passer son BEP couture. Elle n’a pas hérité son appétence pour l’alcool, personne ne buvait au domicile familial. « Avant qu’elle ait sa fille, déjà, elle buvait », témoigne sa mère. À la barre de la cour d’assises, une vieille femme est interrogée. La mère d’Estelle n’est pas habituée à parler, elle n’aime pas cela, s’exprimer, exprimer ses sentiments, elle ne sait pas ou si peu, et lorsqu’il s’agit de dire ce qu’elle pense de sa fille, elle en est tout bonnement incapable.

Elle peut dire qu’elle a recueilli la fille d’Estelle lorsque celle-ci, handicapée par un accident de la route en 2000, ne pouvait plus s’occuper d’elle. Puis, Estelle est partie boire dans la rue, et sa fille est restée avec la vieille dame. La mère d’Estelle n’a aucun reproche pour sa fille, plutôt de la compassion. « Ce que je peux vous dire, les hommes avec qui elle a vécu, c’étaient des hommes qui tenaient pas la route, ils étaient violents, elle a été battue. – Elle est dans le box des accusés, qu’est-ce que ça vous fait ? – Eh bah, je me dis que c’est la catastrophe. J’aurais jamais imaginé venir dans un palais de justice. » Elle ne lui rend pas visite en prison, dit-elle, elle ne le supporterait pas.

« Vous vous rendez compte que votre mère a préféré l’alcool à sa fille ? »

La fille d’Estelle n’est pas dépressive, et sur le plan de la réussite sociale, c’est l’orgueil de la famille. À son tour de témoigner. Elle avance vers la barre, légère. Elle inflige à la cour son implacable jeunesse. Celle d'une étudiante fringante qui présente une image de sa mère non conforme au portrait sombre jusqu’alors esquissé dans les débats. Elle a très bien vécu chez sa grand-mère, avec qui elle a pu s’épanouir. « Ma mère a toujours été quelqu’un de très gentil, très avenante à mon égard. – Qu’est-ce que vous avez comme image d’elle ? – Une bonne image, elle a su me protéger. – Vous ne lui faites pas de reproche ? – Non, pas du tout. » La jeune femme sait que sa mère a eu le courage de quitter son compagnon, son propre père, qui était violent, toxicomane et alcoolique. L’avocate générale prend ombrage de ces bons sentiments : « Vous vous rendez compte que votre mère a préféré l’alcool à sa fille ? »

« Monsieur l’expert, que pensez-vous d’une avocate générale qui dit à un témoin que sa mère a préféré l’alcool à elle, sa fille ? – C’est sauvage ! », a répondu l’expert psychologue, en réponse à la question de l’avocate d’Estelle, médusée par l’indélicate remarque de l’avocate générale. L’avocate d’Estelle n’a pas eu besoin d’insister : est « sauvage » la technique consistant à avilir la mère aux yeux de la fille, car en agissant ainsi, elle cherche à déstabiliser la jeune fille, à éveiller en elle une blessure psychique et à provoquer la colère et la rancœur qui conviennent habituellement à la situation de l’abandon. Mais Estelle n’a pas abandonné sa fille comme l’avocate générale l’a sous-entendu, elle a d’abord fui sa propre vie. « Moi je dirais qu’elle est dans la survie, qu’elle se dégrade progressivement et qu’elle a besoin de soins », dit le psychologue.

Contrairement aux avocates des parties civiles, qui représentent la fille (jeune adulte) et la sœur de Martial, il ne pense pas qu’Estelle soit « dans le calcul », car « cela nécessite des capacités d’élaboration, et je pense qu’elle navigue à l’instinct. Ce qui caractérise l’entretien, c’est le grand désordre du discours d’Estelle. » Il évoque une anesthésie des sentiments. Une relation chaotique des événements de sa vie, qui se succèdent sans que cela ne semble l’affecter. Elle se méfiait de Martial, personnage plutôt inoffensif, précisément parce qu’il était amoureux d’elle. « La sexualité pour elle, c’est plutôt une source de problème », estime le psychologue. Des multiples expériences traumatisantes qu’elle a eues avec les hommes, Estelle a retiré une méfiance farouche envers la gent masculine. Mais l’expérimentation de cette violence n’explique pas la consommation d’alcool, qui est antérieure à sa vie sentimentale. « La fragilité de la personnalité ne résulte pas forcément d’un traumatisme », explique le psychologue. Il est alors temps pour le tribunal de cesser de chercher la faille béante au creux de l’âme d’Estelle : son mal être est consubstantiel à son être. L’alcool s’est dressé sur sa route et l’accompagne dans sa chute depuis 30 ans.

« J’étais complètement anesthésiée »

De l’examen clinique, le psychiatre conclut : « Madame M. Estelle est capable d'une certaine réflexion, autocritique et regard sur son propre parcours. Elle ne peut plus fuir comme par le passé et est acculée face aux éléments de réalité graves auxquels elle est confrontée. Ces éléments la fragilisent d'autant plus qu'elle bénéficie d'un sevrage alcoolique qui relève d'une surveillance et d'un étayage médical régulier. Elle reste encore perplexe face à son propre passage à l'acte et ses réactions, percevant maintenant à quel point elle dysfonctionnait. Néanmoins, ces éléments n'ont jamais été de nature à la mettre en rupture totale avec le réel. Même en proie au syndrome dépressif qu'elle présentait et à l'état toxique alcoolique présenté, elle a eu un mouvement de décharge violent réactionnel et inadapté, en lien avec le contexte de l'altercation, de son alcoolisation, mais aussi des éléments de son histoire et de son rapport à la relation et à la violence. Elle n'était pas pleinement en rupture avec le réel et en cela on ne retiendra pas d'abolition du discernement et du contrôle des actes. Par contre, la réalité de ses troubles dépressifs et addictifs sur une personnalité profondément vulnérable, est de nature à représenter un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement et entravé le contrôle de ses actes, au sens de l'article 122-1 du Code pénal. Si elle a maintenant une certaine capacité de recul sur son passage à l'acte et ses conséquences, elle reste encore en difficulté pour être dans un registre empathique ou d'identification à la victime. Elle reste encore dans un modèle de survie psychique personnelle, de défenses nécessaires pour éviter un effondrement dépressif plus important. En cela, elle peut exprimer une forme de perplexité et de honte, mais ne peut encore amorcer d'éléments de conflictualité interne, d'amorce de culpabilité ou remords, alors que son état dépressif l'amène à être dans une auto-préservation précaire dans une image d'elle-même et de son parcours encore très dévalorisée et négative. » Elle conclut : « C’était n'importe quoi. J’étais complètement anesthésiée. Moi j’arrivais pas à partir. Je voulais faire comme si de rien n'était mais j'arrivais pas à dormir alors je faisais que boire. » La peine encourue est ainsi ramenée de 30 ans à 20 ans de réclusion criminelle, si les juges retiennent le diagnostic de l’expert.

La revêche vagabonde n'a pas adhéré au processus judiciaire qui s’achève désormais par les plaidoiries de ses avocats, une femme et un homme qui ne surent que faire sinon dire l’histoire de la vie d’Estelle avec de belles phrases qui sonnent bien dans un prétoire. Et au son de leurs voix, qui racontaient le malheur et tentaient de sonder l'âme, la vérité judiciaire prenait forme, mais c'était une volonté atrophiée, une histoire factice dans laquelle la volonté enfouie d'Estelle ne figurait pas. Les avocats ont ainsi parlé, tout comme ne s'était pas privée de le faire avant eux, dans un réquisitoire qui contrastait avec la violence des questions posées à l'audience, l'accusation qui, en premier lieu, s'est levée sur son promontoire pour requérir 15 ans de réclusion criminelle. L'avocate générale a écouté les experts psychiatres et a demandé à la cour de retenir l'altération du discernement d'Estelle, puis elle a retracé les faits, jetant une lumière crue sur le tableau, sans omettre le moindre recoin, qu'il soit à la charge ou au bénéfice de l'accusé. Elle a ainsi pu dire : « Mme M. n'est pas la victime de violence, elle en est l'auteure ! », mais n'a pas négligé de rappeler comment Estelle en est arrivée là. Elle a demandé aux jurés de s’en tenir aux faits, car sa pensée « ne leur est pas accessible », et ne l'était pas plus après l'intervention de la défense. Elle dit que la justice doit être honnête. « Ce n'est pas rendre service à Estelle M. » que de la maintenir dans cet état de déni. Elle a besoin d'être confrontée à la réalité, car le rôle de la justice est de replacer les gens face à la réalité de leurs actes,* dit-elle, Madame M. a besoin du cadre carcéral, qui lui sert d'appui », dit-elle encore, avant de demander aux juges de « marquer le coup », c'est-à-dire de la condamner, et c'est ce qu'ils firent, après une courte réflexion, dans les conditions demandées par la voix de la société.

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