Mohammed et Demba franchissent la porte de la cour d’appel comme on entrerait chez son vieux médecin de famille : l’esprit léger. À peine assis, le président les appelle à la barre. « Déjà ? », hurle Mohammed, surexcité. À regret, « Momo », 37 ans, petit chauve trapu et Demba, 28 ans, grand noir longiligne, qui laisse derrière lui une forte odeur d’alcool, se dirigent vers la barre.
Absents de leur premier procès en 2013, ils furent condamnés à un an de prison ferme pour trafic de cocaïne. Une peine pas encore exécutée. Le président s’étonne :
« Pourquoi ne pas avoir comparu en première instance ?
– Je vais pas vous mentir, j’étais ivre mort, répond Mohammed, toujours en hurlant.
– Moi pareil, croit bon d’ajouter Demba
– Et pourquoi faire appel ?
– La peine, votre honneur, la peine ! », aboie « Momo », remonté à bloc pendant que Demba scrute le plancher.
Venus sans avocats, ils connaissent pourtant bien les prétoires. Huit condamnations, quelques séjours en prison pour Mohammed, cariste de son état : vols avec violence, extorsion, vols aggravés, etc. Il met tout sur le compte de la bouteille : « Ça va mieux par rapport à l'alcool, je ne bois plus en semaine alors qu'avant j'étais un ivrogne ! » Sans compter ses deux grammes quotidiens de cocaïne… Demba est plus jeune de neuf ans, mais « la valeur n'attend pas le nombre des années » : déjà dix mentions sur son casier, du vol en réunion à la conduite sans permis, souvent en état d'ivresse. Aujourd'hui au RSA, Demba a lui aussi des problèmes avec l'alcool.
Été 2013. Ils se font prendre à nouveau. Sur dénonciation… La mère d’un de leurs clients réguliers s’inquiète. Assiste au déclin de Romain, 26 ans. Sous curatelle et suicidaire, il tombe sous l’emprise des deux dealers, qui squattent chez lui. Parfois une semaine entière. Elle finira par alerter la police des Hauts-de-Seine. « Ça ne vous gène pas de lui fournir 500 € de cocaïne par semaine ? s’inquiète le président – Ça faisait un mois qu’on connaissait Romain, rétorque Mohammed, on était des touristes dans sa vie. Ce n’est pas à cause de nous qu’il est au fond du puits ! » Le président explose : « Vous alliez même le fournir à l’hôpital ! » Simple service rendu à un « ami », selon Mohammed.
« De la patate atomique »
Services rendus. Voilà l’axe de défense des deux acolytes. Eux-mêmes gros consommateurs, ils font « les courses » pour les amis, grattent au passage un petit billet, quelques traces, quelques clopes. « Vous grattiez combien ?», lui demande le président. « Une misère ! », assure Mohammed. Demba tente une explication, mais « Momo » l’en dissuade, d’un rapide coup sur la hanche. Et de reprendre : « Je ne suis pas riche moi, je roule pas en BMW ! » Mis sur écoute depuis leur dénonciation, le président passe au peigne fin chaque appel téléphonique :
« “Patate atomique”, ça veut dire quoi ? demande-t-il, l'air faussement sérieux.
– Ça veut dire qu’on a de la bonne cocaïne à faire partager. On a notre propre Bescherelle, explique Mohammed devant une cour hilare.
– Et “trois“, c’est quoi ? C’est pas le Bescherelle, c’est de l’arithmétique !
– Je devais me démerder pour fournir trois potes.
– Les “médicaments” ?
– Du cannabis. C’est un Bescherelle bledard. La cocaïne, c’est de la “vitamine”.
– Et “soleil”, ça veut dire quoi ? demande l'avocate générale, sous l'oeil amusé du président.
– Ce sont des filles. Des copines. C’est ça le soleil !
– Si ça veut dire “filles”, pourquoi dit-on : “le soleil va bientôt se coucher” ou “le soleil, ça gène” ?
– En fait ça dépend du contexte madame. Le soleil, c’est tout ce qui est beau, tout ce qui peut éblouir les yeux : une jolie fille, un bon restau, une belle voiture… »
« Mon Bescherelle, c’est le code pénal ! »
« Eh bien moi, mon Bescherelle, c’est le code Pénal », commence l’avocate générale, qui réclame d’emblée une requalification des faits : « En première instance, la cession n’a pas été retenue. Or c’est de ça dont il s’agit dans cette affaire. » À chaque intervention rugueuse, Mohammed lui coupe la parole, amenant l’avocate générale à durcir encore le ton. À la fin, les deux hurlent dans une salle vide : « Vous trouviez la peine excessive, je vous rappelle que le trafic, c’est dix ans. » Elle termine son réquisitoire en demandant 24 mois ferme pour chacun.
Invités par la cour à s’exprimer une dernière fois, les deux compères sont abattus. « Franchement, ce qu’on a fait c’est pas ce que vous croyez, lâche pour toute défense un courageux Demba. Sinon j’ai rien à ajouter. » Pour « Momo », c’est peine perdue, il attrape Demba par le bras et quitte la salle. Un « Vas-y, comment j’ai mal à la tête ! », en guise d’adieu.