Ils se regardent longuement tous les deux, yeux lumineux, sourire aux lèvres. L'audience va reprendre dans quelques minutes, François est dans le box des accusés, Édouard sur le banc des parties civiles. L’un a 60 ans, petites lunettes, cheveux ras poivre et sel, le teint blême, pas bavard, le plus souvent renfermé même, il est ingénieur de profession. L’autre est bien plus jeune, 18 ans, bien plus grand aussi, les traits fins, comme serein, il est étudiant en première année de droit et aimerait se lancer dans le pénal. Ils sont le père et le fils, et aujourd’hui, ils sont dans la salle de la cour d’assises d’appel de l’Isère. François Saupé est accusé du meurtre de sa femme Emmanuelle.
C’était le 4 juillet 2014, dans leur petite maison drômoise, à La Roche-de-Glun. France-Allemagne vient de se terminer par la victoire de l’Allemagne, lors de la Coupe du monde de football. François et Édouard ont regardé le match à la télévision. Emmanuelle est rentrée du travail au milieu de la partie. Elle ne croyait pas en la victoire de la France, déjà menée 1 à 0, contrairement à François. Elle avait raison. Le couple et le fils sont ensuite sortis sur la terrasse, discussion autour d’un verre de pastis pour les parents, quelques lancers de ballons de basket pour le fils. C’est la première soirée des grandes vacances scolaires, la douceur des journées d’été caresse encore la peau de chacun. Et puis tous les trois sont rentrés dans la maison, ils ont dîné, et Édouard s'est retrouvé devant l’ordinateur familial, Emmanuelle devant la télévision dans le bureau de la maison, François devant sa tablette.
« Très Sainte Vierge, je vous confie le mal-être de mon mari François »
La période est difficile pour le couple. Emmanuelle est comblée professionnellement, elle est professeur d’anglais dans un collège privé et donne des cours à des enfants malentendants, elle est « la prof d’anglais qu’il fallait avoir au collège au moins une fois », elle danse avec passion aussi, elle a du caractère, elle est vive et active, mais elle est malheureuse dans sa vie maritale, et s’est légèrement rapprochée d’un autre homme. Elle aimerait quand même que la situation s’arrange avec François. Elle a déjà connu un divorce, un deuxième serait de trop pour la catholique pratiquante qu’elle est. Alors elle se confie à des amies, à son journal intime. En 2011, déjà : « Très Sainte Vierge, je vous confie le mal-être de mon mari François (…) Vous connaissez mon histoire, je ne veux pas connaître une autre période de séparation. Priez pour nous dans le ciel. » Les derniers temps, elle dit parfois, notamment à sa première fille, qu’elle a l’intention de quitter la maison, seule, avec ses enfants. Mais la date du départ n’est pas fixée.
François, diplômé des Arts et Métiers comme son père promu chevalier de l’Ordre national du mérite en 2003, est le plus jeune d’une fratrie de quatre enfants dans une famille très catholique. Il a eu un parcours professionnel instable comme ingénieur, d’entreprise en entreprise. Et en 1995, il est licencié économiquement. C’est le premier plongeon dans la dépression. Un an de chômage, puis un arrêt maladie, il est reconnu invalide en 1999. « Entre temps, j’ai rencontré Emmanuelle », raconte-t-il à l’audience. C’était en 1998. Elle vient de divorcer du père de sa première fille, née en 1994. « C’est cet amour qui vous a redonné le moral, la foi, et qui vous a fait sortir de la dépression », explique Philippe Busché, le président de la cour d’assises de l’Isère. François et Emmanuelle se marient en 1999, font construire leur maison, et deux enfants naissent très vite, Édouard en 2001, sa sœur en 2003. François demande alors la révision de sa situation à la Sécurité sociale en 2000, pour retrouver du travail, ce qu’il parvient à faire en 2004. En 2011, son entreprise se fait racheter par un groupe, il demande une rupture conventionnelle de son contrat. Il a 52 ans et « à nouveau une dépression forte ». Il s’alcoolise de plus en plus, et n’a jamais quitté les antidépresseurs depuis.
« Il n’y a pas de mot, pas d’engueulade. — C’est encore pire, non ? — Oui. »
En 2014, quand Emmanuelle part travailler, et que les enfants se rendent au collège, François se retrouve seul à la maison, passe son temps devant son ordinateur, et parfois il pleure. « À cette époque, j’étais au fond du trou et je ne pensais pas tomber plus bas. » Rapidement, la petite maison aux cloisons si peu épaisses n’est plus entretenue, la vaisselle sale reste dans l’évier, il y a du désordre dans toutes les pièces. Emmanuelle aimerait que François repeigne les volets de la maison, qu’il s’investisse dans le jardin. Mais il ne le fait pas, tout juste s’occupe-t-il des courses, prépare-t-il les repas, en fonction des menus auparavant décidés par Emmanuelle. « Quand il y avait un souci, il se retirait, se souvient sa sœur, psychologue à la retraite. En ça, il me rappelait mon père. Il attendait que l’orage passe. » Emmanuelle finit par laisser tomber. Entre eux, cela devient « de plus en plus distant », ils n’ont plus de relations intimes depuis plusieurs mois et partagent de moins en moins le même lit, Emmanuelle préférant aller dormir ailleurs. « Je n’avais pas la force de changer pour me mettre en position d’être utile à la famille », se justifie François. Mais Emmanuelle devient plus irritable, elle a du mal à supporter la présence de François.
« Vous répondez comment à ces réactions d’Emmanuelle ? l’interroge le président.
— Je fais justement ce qu’il ne faut pas faire, j’augmente la distance entre nous. Il n’y a pas de mot, pas d’engueulade.
— C’est encore pire, non ?
— Oui.
— Vous pensez que vous êtes en train de la perdre ?
— Sur le moment, je n’y pense pas.
— Alors vous savez déjà qu’elle est perdue, qu’elle va partir ?
— Oui. »
Après la soirée, ils sont allés se coucher, Emmanuelle d’abord, elle a l’habitude de se coucher tôt. Édouard monte dans sa chambre aussi, sur ordre de son père, vers 22 h 30. Il s’installe devant son ordinateur, met son casque sur les oreilles, lance discrètement un épisode de la série Game of Thrones. Entre temps, François est aussi parti se coucher. Vers 23 h 15, Édouard se lève, passe aux toilettes, croise sa demi-soeur, qui vient chercher quelques affaires avant d’aller passer la nuit chez son petit ami. Rien d’étrange à ce moment là, à part la jeune fille qui est surprise de ne pas entendre François ronfler. Elle s’en va, et Édouard va se coucher dans les mêmes moments.
« Je vous en supplie, pas ma maman ! »
Le jeune homme est réveillé une première fois, d’un coup. Quand il ouvre les yeux, il allume sa lampe de chevet et voit sa mère allongée sur le dos, le haut de son corps dans sa chambre, le bas dans le couloir. Il se lève, et avec son père, venu précipitamment, il l’aide à se relever, pour l’accompagner jusqu’à son lit. Emmanuelle est sonnée, mais elle parvient à se déplacer, elle tente d’être rassurante. Édouard va se coucher dans le lit de ses parents, qui eux restent dans sa chambre. Emmanuelle se relève seule dix minutes plus tard et revient dans la chambre conjugale. Édouard laisse la place, retourne dans sa chambre, remarque deux taches de sang sur son oreiller. Avec François, ils en parlent à Emmanuelle qui leur dit « c’est rien, ça va passer ». La nuit se termine. Édouard, de nouveau, est réveillé par un bruit inhabituel. Il est 8 h 40 environ ce 5 juillet 2014. « Oh putain ! », lance son père. Il se lève, va dans la chambre de ses parents. Sa mère est allongée dans leur lit, sur le côté gauche. Elle n’a plus le débardeur gris qu’elle portait en début de nuit, seulement sa culotte. Son corps est ravagé d’hématomes, son visage tuméfié, en sang, ses lèvres bleues, son nez cassé, les toits orbitaux fracturés. Sous la tête d’Emmanuelle, il y a deux serviettes ensanglantées. Il y a aussi un sac de congélation de petits pois au pied du lit, et sur la table de chevet d’Emmanuelle, il y a un verre dans lequel il reste des traces de paracétamol. François laisse son fils là, pendant qu’il va chercher le téléphone pour contacter les secours, qu’il appelle à 8 h 54 : « Ma femme a fait un malaise », leur dit-il. Le père et le fils ne se disent rien, et du haut de ses 13 ans à l’époque, Édouard n’imagine pas le pire. François l’envoie attendre les secours devant la maison, le GPS des pompiers ne connaissant pas bien le chemin qui mène à eux.
Le décès d’Emmanuelle sera prononcé sur place et pour ceux qui l’ont vécue, pompiers et Samu, la scène est déchirante. « Je vous en supplie, pas ma maman ! » Édouard hurlait. François, lui, « était assis avec son enfant sur ses genoux, raconte l’un des pompiers volontaires à l’audience. Il n’a pas eu de réaction particulière. Le vide. »
« On a besoin de vous, Monsieur, on a besoin de vous. »
« Nous y sommes. Ça fait cinq ans, il y a eu un long processus judiciaire, nous sommes en appel, et c’est peut-être la dernière fois que vous pourrez vous exprimer. » Philippe Busché avance à pas de velours au moment d’interroger François. « Trois enfants ont perdu leur maman, vous avez perdu votre femme, des gens attendent, ils veulent comprendre. On a besoin de vous, Monsieur, on a besoin de vous. » Dans le box et toujours sous médicaments, François est impassible, le geste lent, la parole rare.
« Sur les circonstances, je n’ai pas autre chose à dire. Je n’ai jamais frappé Emmanuelle et j’ai encore moins voulu la tuer.
— Monsieur, que s’est-t-il alors passé cette nuit-là ?
— Je n’en sais rien.
— Monsieur, c’est pas possible.
— Mais si c’est possible. La preuve.
— Vous avez entendu les médecins, hier, la vingtaine d’hématomes sur le corps, le coup porté à la tête… Il n’y a que vous et Édouard dans la maison cette nuit-là, il n’y a personne d’autre avec Emmanuelle. Alors quoi, c’est Édouard ?
— Non. Là, vous êtes en train de me dire que puisque ce n’est pas Édouard, c’est moi.
— Moi je dois vous poser la question. On est frappé par l’ambiguïté de vos réponses lors des premières auditions. Question : “Si ce n’est pas Édouard, est-ce que vous avez pu le faire, vous ?” Réponse : “Je ne sais pas.” *Aujourd’hui, qu’est-ce que vous dites ?
— Oui, je ne sais pas. Je ne l’ai pas frappée.
— Ah ce n’est pas la même chose…
— Est-ce que vous pensez que si je l’avais tapée, elle serait revenue se coucher près de moi ?
— Je n’en sais rien, Monsieur, je n’en sais rien.
— Alors qu’elle dit à ses copines qu’à la première incartade, elle partirait avec les enfants. Avec l’intervalle libre [la période qui suit le premier choc à la tête, celui qui sera finalement mortel, NDLR], elle avait largement le temps de partir.
— Ça, c’est une affirmation difficile… »
Du côté des parties civiles, Me Florence Vincent prend la parole. « Si ce n’est pas Édouard, qui ce peut-être ?
— Et si c’est pas moi ?
— Vous répondez pas une question…
— Je vous dis que c’est pas moi.
— Et pas Édouard ?
— Non. Je n’ai jamais dit que c’était quelqu’un. »*
« Peut-on être neutre quand on a son père dans le box ? »
« À la maison, pour moi, tout allait très bien. » Édouard s’est avancé à la barre à la demande du président. « À l’époque, j’avais une vision idéalisée de mon père. Il répondait à toutes mes questions, il gagnait à chaque fois aux jeux de société. Et ce 4 juillet, c’était une soirée tout ce qu’il y avait de plus basique. » Le match de foot à la télé, les lancers de ballons à l’extérieur, le repas avec ses parents, puis la série regardée dans sa chambre. « Toujours avec le casque sur vos oreilles, précise le président Philippe Busché. Et vous n’entendez rien ? — Non. Il faudrait vraiment que quelqu’un crie très, très fort. — Ce qui vous réveille, c’est… — Je dirais la chute de ma maman dans ma chambre. — Et vous n’entendez rien ensuite jusqu’au matin ? — Non. — Vraiment ? — Vraiment. — Je ne vous reproche rien et je ne dis pas non plus que ce que vous dites n’est pas possible. Mais les parties ont du mal à concevoir que vous n’avez rien entendu. Est-ce que ce dilemme, ce choc, cette douleur a pu brouiller votre parole ? — Ma position dans ce procès est, depuis le début, de rester neutre. Je ne suis pas d’un côté ou de l’autre. ça déplaît peut-être à certaines personnes, mais je ne vais pas mentir pour l’une ou pour l’autre partie, c’est important pour moi. »
L’avocat général Philippe Muller l’interroge encore : « Vous avez très vite, en effet, adopté ce regard neutre et objectif, et envisagé toutes les possibilités. Mais, peut-on être neutre face à la mort de sa maman ? »
Édouard réplique, avec cette espèce de sérénité qui se dégage de lui depuis le début : « Peut-on être neutre quand on a son père dans le box ? »
Le président poursuit : « Vous aimeriez savoir ce qu’il s’est passé ? — Quelque part, oui… Oui et non. C’est compliqué… » Il ajoute : « J’aimerais que le doute ne reste pas sur moi. J’aimerais que s’il a fait quelque chose, mon père le dise. S’il a fait quelque chose… »
L’avocat général avait demandé à la cour d’assises de condamner François à 25 ans de réclusion, pour meurtre. Jeudi 12 septembre, il a finalement été condamné à 15 ans, pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Au moment où la cour s’est retirée de la salle, après le prononcé du verdict, les personnes encore là se sont assises. Toutes sauf une. Édouard est longuement resté debout, tourné vers son père qui se débattait dans le box, le regard dans le vide et le visage plein de chagrin. Me Jean-Félix Luciani, qui assurait la défense de son père, est venu le voir, il lui a glissé quelques mots de réconfort, parce qu’ils s’entendent bien tous les deux. Édouard a quitté la salle en pleurs. Seul avec sa douleur, il s’est isolé dans la salle des pas perdus du palais de justice de Grenoble, à l’écart du reste de sa famille.