« Les événements du 13 novembre 2015 ont rappelé de la façon la plus douloureuse qui soit que sans ordre public, il n'y a pas d'exercice possible des libertés les plus élémentaires, les plus simples, les plus joyeuses. L'état d'urgence ne doit toutefois pas faire oublier qu'au nom de l'ordre public, même pendant l’état d’urgence, les libertés ne peuvent pas êtres restreintes plus que ce qui est strictement nécessaire. Dans cette dialectique éternelle entre l'ordre et la liberté, le juge administratif joue un rôle essentiel, en garantissant par son contrôle, y compris en référé, la juste conciliation de ces impératifs. »
C’est ainsi que le rapporteur public a conclu son propos devant les juges de la section du contentieux du Conseil d’État (CE). Ceux-ci ont validé, vendredi 11 décembre, les assignations à résidence prononcées à l’encontre de sept militants « écologistes » qui les avaient contestées en référé, devant le tribunal administratif (TA) de leur lieu de résidence. Cela signifie que les requêtes en référé-liberté ont été considérées comme recevables – ce qui n’était pas le cas pour six des sept requêtes en première instance. Enfin, le CE a transmis au Conseil constitutionnel (CC) une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déposée par le septième requérant : l’article 6 de la loi de 1955 sur l’État d’urgence, telle que révisée par la loi du 20 novembre 2015, est-il conforme à la liberté constitutionnelle d’aller et venir ? En tous les points, les juges ont suivi les conclusions du rapporteur public.
Sur la QPC
C’est donc au regard de la liberté d’aller et venir (articles 2 et 4 de la déclaration des droits de l’Homme) que la loi sur l’état d’urgence doit être examinée. Me Patrice Spinosi, dans ses conclusions, avait également visé l’article 66 de la Constitution : « Nul ne peut être détenu arbitrairement », et qui fait du juge judiciaire le gardien de la liberté individuelle. L’assignation à résidence est une mesure prise par l’administration et, selon l’avocat, serait une forme de détention arbitraire. Le rapporteur public rejette ce raisonnement en opérant un distinguo entre « privation » et « restriction » de liberté : « Les mesures d’assignation à résidence permises par l’article 6 ne nous paraissent pas constituer des mesures privatives de liberté. Elles sont assurément des mesures restrictives de la liberté d’aller et venir, et elles peuvent même restreindre fortement cette liberté, mais compte tenu des limitations et des garanties apportées par l’article 6 de la loi, elles ne sont jamais privatives de liberté individuelle : les obligations de présentation sont limitées à trois par jour, et le nombre d’heures où il est interdit de sortir du domicile ne peut excéder 12. » En l’occurrence, les assignés à résidence doivent rester cloîtrés de 20 h à 6 h, du 25 novembre au 12 décembre. Le rapporteur public ajoute : « Le rôle de gardien de la liberté individuelle dévolu à l’autorité judiciaire par l’article 66 de la Constitution ne va pas jusqu’à exiger que toutes les mesures restreignant l’exercice d’une liberté constitutionnellement protégées soient sous son contrôle. » Notons que c’est la première fois que le CE transmet une QPC lors d’un référé. Notons également que le CC semble avoir pris la pleine mesure de la notion d’urgence, puisqu’il a annoncé qu’il examinerait la QPC dès la semaine prochaine.
Sur la procédure de référé-liberté
Le rapporteur public a été cinglant dans ses considérations à l'endroit du juge des référés des tribunaux administratifs qui avaient trié – sorte de classement sans suite – six requêtes en référé-liberté, prétextant que la condition d’urgence telle qu’exigée par l’article L. 521-2 du code de justice administrative n’était pas remplie. Le TA de Rennes a opéré ainsi pour cinq requérants, celui de Cergy-Pontoise pour un autre. Seul le TA de Melun a examiné la requête en audience publique, pour la rejeter au motif que la mesure contestée ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale – solution validée par le CE.
Non seulement le rapporteur public a estimé que la condition d’urgence était bien remplie (« Par leur nature et par leurs effets, les mesures d’assignation à résidence prise dans le cadre de la loi de 1955 nous semblent créer indubitablement une situation d’urgence. Juger autrement est une vue de l’esprit, qui fait de la balance des urgences un exercice théorique déconnecté de la réalité de ce que vivent les personnes soumises à de telles mesures »), mais il a considéré que la lourdeur d’une mesure d’assignation à résidence devait amener les juges à retenir une présomption d’urgence.
Pourquoi l’assignation à résidence ne constitue pas une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale d’aller et venir
Tout d’abord, comme dit plus haut, le rapport public – et les juges avec lui – estiment que l’assignation à résidence n’est qu’une mesure restrictive, et non pas privative de liberté, ce qu'avançait les requérants pour arguer du caractère attentatoire des mesures à la liberté d’aller et venir. Pour le rapporteur public, les mesures obéissent aux critères de la notion de restriction de liberté consacrée par l’article 2 du protocole 4 de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), dont les contours ont été précisés par la jurisprudence de la cour de Strasbourg.
Mais se justifiaient-elles en l’espèce ?
Les sept requérants sont des militants et activistes appartenant à différentes mouvances contestataires, écologistes, anarchistes. Leur pedigree est le suivant : ils participent à des attroupements, des réunions, des manifestations, des regroupements durant lesquels ils clament avec véhémence et radicalité leur rejet du « système ». Hélas, ces événements ont pu donner lieu à des actions violentes (affrontements avec les forces de l’ordre, détention d’armes, jets de cocktails Molotov) qui ont certainement valu à leurs auteurs de sévères condamnations. De ceux-là on ne sait rien, puisque les sept qui sont venus devant le CE n’ont jamais été condamnés pour des faits de ce type – tous ont un casier vierge (comme stipulé dans cet article de Mediapart)
Leur dangerosité a été décidée sur la base de fiches S, des documents non signés, non datés, établis par les services de renseignement il y a bien longtemps. Quel crédit donner à ces documents ? C’est le fond de l’affaire – et sa dimension politique – qui est abordée ici. Le CE se garde d’y apporter ses considérations et d'y salir ses considérants, se bornant à exercer un strict contrôle de légalité sur une éventuelle erreur manifeste d’appréciation. C’est le contrôle a minima du juge administratif,contrôle habituel lorsqu'il intervient en référé. Les juges ne cherchent pas à connaître la provenance – opaque – des renseignements, il n’est pas là pour contre-enquêter sur les requérants et décider lui-même de leur dangerosité potentielle. Il se prononce à la lumière des éléments « objectifs » dont il dispose : les fiches S et les circonstances.
Celles-ci sont tendues, c’est un euphémisme. L’état d’urgence et la COP21 créent des conditions de sécurité tout à fait exceptionnelles. Les personnes assignées à résidence l’ont été parce qu’elles représenteraient une menace. Le rapporteur public : « Il nous paraît en premier lieu incontestable que le ministre de l'Intérieur fournit des éléments précis et circonstanciés pour attester de ce que les militants de nombreuses mouvements alternatifs ou contestataires prévoyaient un nombre très important d'actions visant à perturber le déroulement de la COP21, et que certaines de ces actions envisagées pouvaient avoir un caractère violent. La perspective de troubles, et de troubles parfois violents, ne relevait en rien du fantasme non étayé mais bien de constats circonstanciés que des initiatives étaient envisagées en ce sens. »
Le juge des référés n’a pas étendu son pouvoir de contrôle au-delà de sa limite traditionnelle – l’erreur manifeste d’appréciation. Les futurs recours en plein contentieux permettront certainement au CE de démontrer toute la pleine mesure de son pouvoir de contrôle. Le CE se dressera-t-il, comme l’appelle Me Spinosi, en « ultime rempart contre les dérives de l’état d’urgence » ?
Lire les décisions et le communiqué du Conseil d'État.