Deux droites dans la gueule et un faux PV

À la barre, Sébastien et Jérôme. Blancs, la trentaine tous les deux. Sébastien porte une chemise bleu foncé marquée « Motorcycle Crew » et « US Army Caporal » dans le dos. Le président leur reproche des violences. Pas de chance pour Jérôme, une caméra de vidéosurveillance l'a filmé en pleine action. Le soir des faits pourtant, c'est la victime, Ludovic, qui se retrouve en garde à vue, arrêté par Jérôme et Sébastien, ses agresseurs, des flics.
Un samedi soir de décembre, Ludovic fait la fête sur les Champs-Élysées. Il voit des policiers arrêter une femme, sort alors son iPhone et filme. « Parce qu'il considérait l'interpellation trop violente », précise le président. Tout s'enchaîne : frappé, plaqué au sol, Ludovic se retrouve menotté. Son portable disparaît. Dans la voiture en route pour le commissariat, il reçoit d'autres coups. Sur le procès-verbal, un policier l'accuse d'avoir frappé un vigile.

«On est tombé d'accord sur une version»

Interrogé, le vigile avoue vite avoir menti, pour aider la police. Dans un des interrogatoires, il balance : « On est tombé d'accord sur une version. »

Dans son PV, Sébastien assurait avoir vu Ludovic frapper le vigile. Mais ce n'est pas sa faute, il ne sait pas les rédiger, raconte-t-il en substance : « L'OPJ m'a dit : "J'en veux pas de ton affaire." Je me suis retrouvé seul devant la procédure. »

Le président s'énerve : « Je ne comprends pas votre logique. Expliquez-nous : pourquoi charger monsieur ? Parce que vous lui avez porté des coups, des violences irrégulières. Enfin, ça paraît évident ! » Et il persifle : « À l'Inspection générale des services, vous avez dit : "J'ai voulu étayer la procédure." »

« Tous les collègues fonctionnent comme ça »

Jérôme a contresigné le PV, sans le lire assure-t-il. Le président se fait plus compréhensif, prend une voix douce : « Vous imaginez, c'est très grave pour un policier. Vos déclarations doivent faire foi. Comment vous l'expliquez ? La fatigue ? Vous en aviez marre ?

Tous les collègues fonctionnent comme ça.

C'est inquiétant ce que vous me dites.

Normalement, on devrait relire les procédures. Mais, la réalité du terrain… on n'a pas toujours le temps…

C'est extrêmement grave pour les libertés publiques », clôt le président.

Le vigile qui raconte avoir convenu d'une version avec eux ? « Ben c'est pas cohérent, se défend Jérôme. Si j'avais voulu charger [Ludovic], je lui aurais mis outrage et rébellion. » Le président n'en peut plus, il craque, pousse sa gueulante : « Vous n'avez rien à faire dans la police ! … si le tribunal vous juge coupable, bien entendu », se rattrape-t-il vite.

Le portable disparu ? Les deux prévenus nient l'avoir volé. Les deux prévenus regrettent. « Ça va peut-être porter préjudice à ma carrière », se lamente Sébastien. Tous deux ont des états de service impeccables. L'enquête de personnalité note que les amis de Jérôme sont presque tous flics : « J'ai passé le concours à 18 ans, j'ai 30 ans, c'est toute ma vie. – Un peu trop », réplique le président.

Ils ont repris leur travail il y a peu. Suspendus depuis le début de l'affaire, ils ne bénéficiaient que d'un traitement de 600 euros par mois. Depuis le début de l'affaire… il y a cinq ans, en décembre 2009.

« Cinq ans que je me bats pour faire éclater la vérité »

Alors que Ludovic, la victime, veut se lever pour prendre la parole, le juge le fait rasseoir : « Non, c'est bon. » Son avocate éclate : « Vous ne voulez pas entendre l'effet que ça lui a fait ?! » Grand maigre blanc, les cheveux coupés très court, Ludovic dépeint rapidement ces années de procédure : « Cinq ans que je me bats pour faire éclater la vérité. »

Son métier exige un casier vierge. Cette affaire aurait pu porter un coup fatal à sa carrière : « J'aurais pas porté plainte, j'aurais été condamné pour des faits que j'ai pas commis. » Un autre flic lui avait conseillé à l'époque de porter plainte à l'IGS. « Heureusement, il y a encore des personnes honnêtes parmi les policiers. »

Son avocate fait vibrer les mêmes cordes sensibles. Elle rappelle qu'un faux PV est passible des assises : « Qui va-t-on croire si on ne peut plus croire les policiers ? Le PV, ce n'est pas contestable pour un citoyen. Les libertés individuelles passent par des policiers qui respectent les règles. » Jérôme ? « Il a fallu qu'on visionne toutes les vidéosurveillances pour qu'il reconnaisse avoir donné des coups. » Sébastien ? « Il a voulu couvrir son collègue. » Elle demande 20 000 euros de préjudice moral, 700 euros pour le portable et 3 500 euros pour rembourser les frais d'avocat.

Le portable disparaît sur la route du commissariat

La procureur pose tout de suite la question des violences. Celles de Jérôme, pour « calmer » Ludovic, « pour l'inciter à quitter les lieux » selon ses explications devant l'IGS, rappelle-t-elle. Et puis les coups donnés dans la voiture par Sébastien, qu'elle juge « tout à fait crédibles ». L'unique témoin, une autre policière, n'a rien vu, mais n'est pas jugée fiable par l'IGS : elle aurait déjà couvert les violences d'un autre collègue…

Elle s'étonne aussi de ce portable disparu que les bornes téléphoniques ont repéré : « Il suit le trajet du lieu de l'interpellation jusqu'au commissariat. »

Elle ne doute pas de la culpabilité des deux prévenus, s'appuie sur l'attentat la veille contre Charlie Hebdo : « Les événements de ces dernières heures ont montré le soutien sans faille de nos citoyens envers la police. Les policiers ne peuvent être associé à ces infractions qui jettent l'opprobre sur la profession. » Elle demande 15 mois de sursis pour Jérôme et 12 pour Sébastien, et une interdiction définitive d'exercer le métier de policier pour tous les deux.

« Du jamais vu depuis 16 ans que je défends des policiers »

« On nous explique que si vous avez menti une fois, vous avez menti pendant toute la procédure », attaque directement l'avocat de Jérôme, un quadragénaire blanc et chauve. Il conteste le vol et la subornation de témoin. On fait « un procès d'intention » à son client, accuse-t-il. Il « a reconnu spontanément devant l'IGS avoir porté un coup, en avouant : "J'ai dérapé." » Pourquoi ces violences ? Parce que Ludovic insultait les flics. Alors Jérôme a eu « un geste inadéquat et déplacé, dans un contexte difficile avec risque de débordement », plaide-t-il.

Il élude le faux en écriture et se concentre sur le vol de portable, « cette accusation particulièrement inique, la plus déplaisante de ce dossier ». Aucun témoignage sérieux, d'après lui. Quant au vigile, « c'est le témoin extraordinaire, à chaque fois, il change de version. Un de ses collègues le décrit comme "un menteur d'habitude". » Il demande la relaxe, s'inquiète des réquisitions de la procureur. L'interdiction définitive d'exercer ? « Du jamais vu depuis 16 ans que je défends des policiers. C'est totalement déraisonnable. »

L'avocate de Sébastien jure que « personne ne vient confirmer » les coups dans la voiture et la subornation de témoin. On ne peut que lui reprocher le faux en écriture, conclut-elle. D'ailleurs, « il l'a reconnu. Il n'a pas l'habitude de rédiger des PV. Il a commis l'erreur fatale, il a pris pour argent comptant ce que le vigile lui a dit. »

Elle accuse Ludovic d'avoir été « outrageant, certainement violent. A mon avis, il n'avait pas bu qu'une seule bouteille de whisky. » Elle demande la relaxe : « Si vous l'évincez, je crains qu'il n'y ait bientôt plus de policiers. Il mérite de continuer. »

Avant que l'audience se termine, Jérôme glisse : « Ce travail, c'est plus qu'un travail. Le perdre, vu la conjoncture, ce sera vraiment catastrophique. »


Décision deux semaines plus tard

Le tribunal relaxe Sébastien et Jérôme du vol du portable : « Pas d'éléments suffisants. » Il les déclare par contre coupables de violence, faux en écriture publique et subornation de témoin. 12 mois de sursis chacun, 3 000 euros de préjudice moral et 2 000 euros de remboursement de frais d'avocat. « Le tribunal n'a pas estimé nécessaire, compte tenu du contexte de vous radier de la police et fait droit à votre demande de non-inscription au bulletin n° 2 », déclare le président. Jérôme et Sébastien réintègrent donc la police.


Note de l'auteur : Chris_PJ précise que les deux policiers risquent une sanction administrative, une « double peine ». « En général, si [la sanction pénale est de] plus de six mois sursis, c'est révocation », explique-t-il.

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