Des gens normaux avec des vies normales

Au premier jour du procès, la présidente de la cour d'assises a demandé à Myriam D., l'accusée : « Madame D., est-ce que vous avez déjà eu des relations sexuelles avec un homme ? » Myriam D., 34 ans, mère de deux enfants, a répondu : « Oui. Oui, oui. » Il y a eu une pause, pas très longue, puis la juge a continué : « Je veux dire… À part avec votre père ? » Myriam s'est redressée. D'une voix qui a résonné dans la salle d'audience, elle a répondu : « Alors, c'est un grand non ! » Tout le monde a entendu que la vie de Myriam, de sa naissance à aujourd'hui, avait été une longue succession de malheurs.

Raphaël avait 10 mois, c'était un garçon blond avec de grands yeux verts, quand sa mère, Myriam D., l'a laissé tomber du 7e étage, depuis la terrasse de son appartement. C'était le 29 août 2015, il y a trois ans. Aujourd'hui, Myriam D. comparaît pour homicide volontaire sur mineur de moins de 15 ans. Elle encourt la réclusion criminelle à perpétuité. « Qu'est-ce que vous pensiez ? », demande l'avocat général. « Qu'il allait s'envoler ? Mathématiquement, il allait finir en bas, votre gamin. » Effectivement, après une chute de 21 m, Raphaël a terminé sa courte vie au milieu d'une minuscule cour intérieure entourée de béton.

Sur les photos du drame, diffusées au deuxième jour du procès, Raphaël est allongé sur le sol, comme s'il dormait les yeux ouverts. Son corps n'est pas fracassé ni tordu, il n'est pas défiguré. Du sang coule de son oreille gauche, il a des ecchymoses sur le corps : au milieu du front, sur les bras, sur les jambes et sur le dos. À la barre, l'expert évoque un polytraumatisme consécutif à la chute. Guillaume, le père de l'enfant, sort de la salle en pleurant.

Myriam a eu deux enfants : Alexandre et Raphaël, mais elle n'a jamais eu de rapports sexuels avec un homme, à part avec son père adoptif. Pour concevoir ses deux fils, elle est passée par un site internet : CoParents.fr. C'est un site de rencontre pour devenir parents : « La coparentalité, c'est élever un enfant ensemble, que vous soyez en couple ou non, marié, divorcé ou du même sexe », explique la page d'accueil. Grâce à ce site, des gens qui ne souhaitent pas être en couple peuvent se mettre d'accord pour concevoir un enfant.

Guillaume, lui, est homosexuel. C'est un homme distingué, qui paraît sérieux et équilibré. En 2012, il avait 42 ans. Il a ressenti qu'il manquait quelque chose d'important dans sa vie, qu'il avait toujours voulu être papa, mais qu'il n'avait jamais rencontré la personne qu'il fallait. Alors, il s'est connecté sur CoParents.fr et il a fait la connaissance de Myriam. Il a trouvé qu'elle avait l'air sérieuse, elle aussi, et qu'elle ressemblait à une petite fille sage. Elle avait déjà un fils, Alexandre, né de la même manière, par « insémination artisanale », quelques mois plus tôt.

En 2014, après s'être mis d'accord sur les modalités de cette coparentalité, Guillaume est venu chez Myriam, dans le 17e arrondissement de Paris, dans un appartement qu'elle partageait avec sa mère. Il est allé ensuite dans la salle de bain pour remplir une fiole avec son sperme. Myriam a mis le sperme dans une pipette de Doliprane qu'elle s'est insérée dans le vagin et, neuf mois plus tard, Raphaël est né. Dix mois après sa naissance, Myriam a « laissé partir » Raphaël, en le faisant tomber de sept étages, à quelques mètres de l'endroit où il avait été conçu.

Pour comprendre son geste, la cour essaye de la comprendre, elle

Aujourd'hui, la cour, les juges, les jurés, les avocats, les familles : tout le monde est réuni pour essayer de comprendre pourquoi Myriam a jeté son enfant, son bébé qu'elle aimait plus que tout, au-dessus du vide. Tout le monde essaye de comprendre, mais personne ne peut y parvenir, parce que la seule personne qui peut expliquer son geste, c'est Myriam ; et Myriam, elle, ne sait pas pourquoi elle a fait ça. Elle a eu une « pulsion », une « énorme montée d'angoisse ». Elle s'est penchée au-dessus du balcon, elle a ouvert le bras et « il est parti ». Pour comprendre son geste, la cour essaye de la comprendre, elle.

À 34 ans, Myriam pèse 41 kg. C'est un peu plus qu'il y a quelques mois, quand la prison de Fresnes a décidé de la transférer dans un hôpital pour la sauver de son anorexie. C'est une femme qui paraît facilement dix ans de moins que son âge. Elle a la lèvre inférieure qui tombe sur son menton et lui donne l'air constamment triste, les cheveux bruns coupés court, un peu en bataille, et des doigts démesurément longs qu'elle pose régulièrement sur la vitre du box des accusés quand elle répond à la cour.

Malgré ce qu'elle se bornera à répéter plusieurs fois – qu'elle est affreuse, difforme, moche – elle est plutôt jolie, ou elle le serait si elle n'avait pas passé trois ans en prison. Avec un regard ahuri, qui s'attarde très longuement sur ses interlocuteurs, elle explique qu'elle s'exprimera sûrement très mal, parce qu'elle est assommée de médicaments. En réalité, elle s'exprimera souvent très bien, en faisant preuve d'une sincérité désarmante.

« Ma maman, c'est une maman très gentille, elle m'a adoptée quand j'étais bébé, elle s'est toujours battue, elle a travaillé pour trois, elle a tout fait. C'est une très bonne maman, la meilleure maman du monde », répond Myriam, quand on lui demande de raconter sa vie. Myriam est née sous X à Paris, à l'hôpital Saint Vincent-de-Paul, dans le 14e arrondissement, le 13 mars 1984. Elle n'a jamais connu ses parents biologiques. Quand elle avait quatre mois, elle a été adoptée par le couple D.

Le couple D. n'a jamais caché à Myriam qu'elle avait été adoptée. Dès qu'elle a eu l'âge de comprendre, son père l'a amenée devant l'hôpital Saint Vincent-de-Paul et lui a expliqué : « Tu vois, cette grande maison, c'est d'ici que tu viens. » Plus tard, les relations entre Myriam et son père adoptif se sont dégradées.

« Avec mon père adoptif, ça… ça… ça ne s'est pas très bien passé, explique Myriam, en bégayant pour la première fois dans ses réponses. Il a commencé à me mettre des coups de ceinture quand j'avais 3 ans, jusqu'à mes 18 ans. Je ne comprenais pas trop pourquoi mon père adoptif me donnait des coups de ceinture. »

La présidente de la cour, avec une grande douceur, parce qu'elle connaît la réponse, demande à Myriam : « Est-ce qu'il y a eu d'autres types de violences ? » Myriam répond : « Oui », puis elle se tait. La juge continue : « Est-ce que vous pouvez nous en parler ? » Une fois de plus, Myriam répond : « Oui », puis elle se tait. La présidente lui demande : « Allez-y. »

« C'était pas tout noir, mon enfance, hein »

« Eh bien, quand j'avais 9 ans… il… il m'a enculée, quoi. Je rentrais de l'école, il m'a baissé mon pantalon, et il m'a fait ça. » Quand la juge lui demande si ces viols étaient réguliers, Myriam acquiesce et indique qu'il y a eu plusieurs viols, entre ses 9 ans et ses 14 ans. Puis, comme si elle voulait se justifier, elle ajoute : « Mais ce n'était pas tout le temps non plus, hein. C'était pas tout noir, mon enfance, hein. »

Le père adoptif de Myriam était au chômage, c'est lui qui s'occupait de Myriam à temps plein. La mère adoptive de Myriam, professeure agrégée, travaillait pour trois, donnait des cours pendant la journée et le soir, en ZEP. « Pour s'occuper de ces enfants qui n'ont pas eu les mêmes chances que les autres », précise Myriam.

Elle n'a rien vu, même si elle a parfois eu des doutes. « Un jour, je lui ai dit avec mes mots d'enfants. Je lui ai dit : "Maman, il faut qu'on change de maison, il faut qu'on aille habiter ailleurs toutes les deux." Mais je n'ai pas demandé en pleurant… C'était une bonne maman. C'est toujours une bonne maman. »

Hormis une cousine à qui elle s'est confiée à la fin d'une soirée, il y a quelques années, Myriam n'a jamais raconté ces viols à personne. C'est seulement en prison qu'elle s'est ouverte pour la première fois à une psychologue, puis au reste de sa famille.

Le père adoptif de Myriam, entendu le deuxième jour, nie catégoriquement les viols. C'est un vieil homme qui se déplace à la barre avec une canne et une minerve, et qui est secoué d'un tremblement compulsif : « Je vais parler en père. Je veux dire à ma fille que je l'aime et que je l'ai toujours aimée. Ce qui arrive à Myriam… Elle n'est pas folle. C'est une épine dans son cœur. Ce procès, c'est avant tout le procès des enfants nés sous X. Les choses allaient mal à la maison, il y avait de la violence, la cellule familiale a éclaté. Nous n'avons pas été aidés, et Myriam n'a pas été aidée. Myriam a besoin d'être soignée, elle a besoin de retrouver ses racines. Je l'aime, cette enfant, je l'aime de tout mon cœur. » Les accusations de viols et de violences, il les explique par un transfert qu'aurait fait Myriam entre son père biologique, qui l'a abandonnée, et lui-même.

Toujours est-il qu'à l'adolescence, Myriam tombe dans l'alcool et dans le cannabis, au point d'être internée pour subir un sevrage. Elle se scarifie et se tape la tête contre les portes. Dégoûtée et honteuse, elle se refuse à toute relation sexuelle avec un homme. Elle tente plusieurs fois de se suicider. Et puis, en 2012, à 28 ans, alors qu'elle alterne entre les périodes de chômage et un emploi de garde maternelle, elle décide d'avoir un enfant.

Aujourd'hui, six ans plus tard, elle regarde les jurés dans les yeux pour leur dire : « C'est très grave ce que j'ai fait. J'espère que tout le monde s'en rend compte, hein, parce que c'était un petit enfant merveilleux. »

« Vous avez vu le bébé qui est tombé, c'est horrible »

Le 29 août 2015, Myriam a réveillé Raphaël après sa sieste, vers 16 h, et lui a donné un goûter : « Il n'avait pas l'air bien, à cause de la compote. C'est un peu acide, parfois ça arrive, explique-t-elle. J'ai vu la porte-fenêtre et j'ai voulu le sortir quelques instants pour lui faire prendre l'air. L'heure passait, et je me suis dit : "Il va falloir que je le rende à son père." » Depuis quelques jours, Guillaume et Myriam avaient décidé de ne plus vivre dans le même appartement et de se partager la garde de l'enfant.

« Mais je ne voulais pas qu'on me le prenne. J'ai été prise par l'angoisse. Je voulais sauter du balcon avec lui. Plus les secondes passaient, et plus j'étais attirée par le vide. Je l'ai amené vers les jardinières, sur la terrasse, pour lui montrer les fleurs, pour le calmer, mais en fait, je voulais me calmer moi-même. Je l'ai regardé, il m'a souri et je lui ai souri aussi, ça m'a calmé. Je ne voulais plus me suicider. Et puis, ça a pété dans ma tête, j'ai eu une grosse angoisse, j'ai écarté le bras, et il est parti. »

Au moment où son fils « partait », Guillaume, le père, était dans un café à quelques pas. Il attendait Myriam, qui devait lui ramener son enfant. Le temps a passé, et Guillaume ne les a pas vus arriver. Il a tenté d'appelé, il a envoyé des messages, mais il n'a eu aucune réponse. Alors, il s'est dirigé vers l'appartement mais, avant de l'atteindre, il a entendu deux personnes au café qui disaient : « Vous avez vu le bébé qui est tombé, c'est horrible », puis un pompier lui a dit que son fils était mort, qu'il était tombé du septième étage.

À la barre, Guillaume, effondré, ne veut pas croire qu'il s'agisse d'un geste aussi inexplicable, aussi insensé. Au deuxième jour du procès, l'avocat général prend la parole pour s'adresser à Myriam :

« Madame D. Il va falloir faire face à votre culpabilité. Est-ce que c'est un accident domestique ? Est-ce qu'il est tombé ? Est-ce que vous l'avez lâché ? Est-ce que vous l'avez jeté ?

– Je ne sais pas, je ne comprends pas.

– Peut-être que vous n'avez pas envie de comprendre, parce que ça vous ferait trop mal. Vous l'avez tué de manière volontaire ?

– Non.

– Alors, c'est un accident ?

– Non, ce n'est pas un accident. C'est un geste inexplicable, je n'arrive pas à l'expliquer. J'espère un jour comprendre.

– Je vous laisse tranquille pour ce soir, Madame D. Mais je voudrais que vous pensiez à ce que je viens de vous demander. À un moment, il va falloir le dire, il va falloir mettre des mots. Peut-être aujourd'hui, peut-être demain, peut-être dans dix ans, mais il va falloir mettre des mots. Ce soir, je voudrais que vous réfléchissiez. »

D'une voix qui ne laissait aucune place au doute, Myriam a répondu : « Je réfléchis, Monsieur l'avocat général. J'y pense tous les jours. »

Pour clore les débats, la présidente du tribunal a voulu comprendre pourquoi Myriam, avec tous ses problèmes, tenait tellement à faire des enfants. Myriam a expliqué : « Je voulais avoir des enfants pour faire partie des gens normaux. »

Elle a ensuite tourné la tête et regardé chacun des jurés, puis son regard a balayé la salle d'audience : « Je voulais faire partie des gens normaux, des gens comme vous tous, par exemple. Parce que pour moi, vous êtes tous des gens normaux avec des vies normales, et vous avez des expériences heureuses et je trouve ça très bien. J'ai voulu avoir des enfants pour être heureuse, pour être normale, c'est tout. »

« La culpabilité, ce n'est pas simplement des gentils et des méchants »

Personne, en trois jours d'audience, n'est parvenu à expliquer le geste de Myriam. Elle-même a proposé un début d'explication, dont elle ne semblait pas convaincue, et derrière lequel elle n'a pas essayé de se réfugier. C'était simplement la seule façon qu'elle avait trouvée de donner un sens à son geste : Raphaël, en essayant de toucher son collier, aurait posé la main sur son sein. Dans un geste instinctif, à cause de sa phobie des contacts humains, elle l'aurait repoussé et il serait tombé dans le vide.

Puisque personne n'avait d'explication, au moment des plaidoiries et des réquisitions, tout le monde a proposé la sienne. Les avocats des parties civiles semblaient penser que le crime avait un lien avec la garde alternée et que Myriam avait jeté son enfant dans le vide pour le soustraire à son père, comme une manière de dire : « Si je ne l'ai pas pour moi, personne ne l'aura. »

L'avocat général a pensé qu'il y avait, chez Myriam, une peur de l'abandon profondément ancrée. Quelques jours plus tôt, elle se serait sentie abandonnée par Guillaume. Pour ne pas subir une nouvelle fois un traumatisme qu'elle ne pouvait pas supporter, elle aurait alors « abandonné » son fils, pour inverser son rôle et, de victime, devenir le bourreau.

Pour l'avocat de la défense, le crime de Myriam était à rapprocher des affaires de déni de grossesse. Même après l'accouchement, Myriam n'aurait jamais complètement adopté son propre enfant. Face à une forte angoisse, elle serait passée à l'acte en le jetant du balcon.

L'expert-psychiatre, le deuxième jour, avait proposé une autre explication : Myriam aurait formé un couple toxique avec sa mère, trop fusionnel. Elle aurait fait « des enfants à sa propre mère ». De cette relation toxique serait née une histoire qui ne pouvait que finir par un drame. Il indiquait, en tout cas, qu'au moment des faits, Myriam était lucide, mais pas suffisamment pour être en pleine possession de ses moyens, et qu'il fallait donc retenir l'altération du discernement, ce qui réduisait la peine maximale d'un tiers.

On a demandé à la mère de Myriam si sa fille lui avait « fait des enfants », elle a répondu : « La vérité, c'est qu'elle voulait des enfants, parce qu'elle pensait qu'elle allait être plus heureuse avec des enfants. Voilà, c'est ça la vérité. » Avant les plaidoiries, Myriam a ajouté : « Je n'en sais rien, je ne sais pas, j'y pense tous les jours, je ne sais pas, je n'en sais rien. Après… Après voilà, quoi. » Alors que les avocats des deux parties n'étaient pas d'accord sur la tournure des questions, la présidente a résumé : « Je crois qu'il y a une quête, des deux côtés de la barre, pour trouver un sens au geste de Madame. »

Mais personne n'a trouvé de sens au geste de Myriam. Et comme il fallait bien la juger, l'avocat général, dans ses réquisitions, a dit aux jurés : « Vous n'avez besoin, finalement, de personne pour comprendre que l'acte qu'a commis Myriam est le plus atroce, le plus incompréhensible, le plus impensable. On ne peut pas la comprendre, on ne peut pas l'atteindre, c'est incommunicable, c'est de l'ordre de l’indicible. La culpabilité, ce n'est pas simplement des gentils et des méchants, et des méchants et des gentils. Elle a probablement essayé de comprendre, je la crois. Mais c'est un acte atroce que la société doit sanctionner. La décision que vous allez prendre doit avoir du sens pour tout le monde. Ensuite, c'est à chacun de se débrouiller. »

La peine qu'il estimait juste « dans la sincérité de sa conscience », c'était 15 ans de réclusion criminelle. C'est ce qu'il a proposé aux jurés. Après trois heures de délibérés, les jurés ont estimé que Myriam n'en méritait que huit. Avec les trois ans déjà purgés et son très bon comportement en détention, les progrès qu'elle réalise grâce à sa thérapie, elle pourra espérer être libre, avec une obligation de soin, dans trois ans.

« Je suis consciente d'avoir eu une vie différente des autres personnes », avait dit Myriam dans l'une de ses déclarations. « J'ai tout raté, même mes suicides. Je suis nulle. » Dans l'audience civile qui a suivie, l'autorité parentale sur son autre fils, Alexandre, qui a 5 ans aujourd'hui, lui a été retirée. Au deuxième jour de son procès, Myriam avait déclaré : « Mes enfants, ça a été les plus belles années de ma vie. »


Le parquet a fait appel de la décision de la cour. Par ailleurs, pour des raisons de clarté, il n'a pas été indiqué dans l'article que Myriam portait un nom de famille différent quand elle était enfant, et qu'elle a souhaité changer de nom de famille à la fin de son adolescence, pour ne plus porter celui de son père.

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