« Dans la société, les grutiers sont même en-dessous des contractuelles »

La présidente lit en vitesse les procès verbaux des victimes, s’attarde sur les ITT respectives, lève la tête et découvre un gros trentenaire trapu qui lui fait un doigt d’honneur : « J’ai le majeur gauche cassé », se plaint José, agent grutier de la fourrière. Quinze jours d’ITT pour lui, huit pour son collègue qui préfère garder le banc : dos en compote, minerve au cou, il tente d’opiner du chef au récit de José, communique finalement par rictus et haussement de sourcils. Tout à fait abîmé.

Les deux hommes sillonnent les rues de Paris à la recherche de véhicules marqués du sceau de l’enlèvement. C’est le cas de cet utilitaire lesté d’un sabot, que les deux agents hissent sur leur camion, auquel ils l’arriment solidement. Mais deux hommes énervés surgissent. Pas de parlotte : menaçant, gesticulant, ils castagent les grutiers, arrachent les clefs du véhicule. L’un d’eux est déjà au volant, tandis que l’autre brutalise à coups de marteau le système qui cale l'utilitaire sur la plate-forme. Une « scène de cow-boy », dira l'avocat des parties civiles. La police arrive. Interpellation.

« C'était une bagarre, c'est tout »

Les prévenus sont deux Kurdes de 27 et 30 ans, réfugiés politiques, venus en 2006 en France de leur Turquie natale. Deux solides travailleurs de chantier, un carreleur, un peintre, qui enchaînent les missions d’intérim et les boulots au noir. Le plus jeune d’entre eux, sweat gris, barbe de trois jours et calvitie précoce, a deux enfants.

Cet après-midi, en comparution immédiate, ils contestent les faits : « On n’a pas donné de coups, on n’y comprend rien, c’était une bagarre, c’est tout. – Alors comment expliquez-vous une telle disproportion dans les ITT ? Un jour pour vous, huit et 15 jours pour les victimes ? »

Les prévenus ne l’expliquent pas, mais refont l’histoire en indiquant avoir gentiment voulu récupérer leur voiture – véhicule de chantier qui appartient à un patron sourcilleux – et ne comprennent pas comment une simple algarade a viré tempête et causé tant de dégât. Le prévenu en vert – le trentenaire – est identifié par les victimes comme l’auteur du premier coup. Sur PV et à l’audience, il persiste à nier, mais n’a que sa parole contre celle des deux amochés.

« Non, non, non, non, on n’est pas à la cour d’assises »

À chaque tentative d’explication, la présidente rappelle simplement les faits consignés sur les PV. Les justifications qui émanent du box sont de moins en moins assurées. L’avocat louvoie comme il peut et argue du caractère aléatoire des dommages résultant d’une bagarre. La présidente met un terme aux débats : « Non, non, non, non, on n’est pas à la cour d’assises : 15 et huit jours d’ITT d’un côté, un jour de l’autre, voilà. » Les deux Kurdes, de plus en plus inquiets, sont en récidive : une « petite bagarre familiale, qui avait fait rire le magistrat », leur avait valu 1 000 euros d’amende avec sursis.

La présidente Florence Schmidt-Pariset ne cille pas et donne la parole à l’avocat de la partie civile, qui soudain tonne comme un bœuf :

« C’est toujours particulier de prendre la parole pour des grutiers. Dans la société il y a des gens qu’on aime, comme les acteurs. D’autres qu’on n’aime pas tout le temps, comme les policiers – mais parfois on en a bien besoin. Et puis ceux qu’on aime moins encore : les prostitués, sauf quand on va les voir. Et enfin ceux qu’on n'aime jamais : les grutiers. Ils sont même en-dessous des contractuelles, ils n’ont même pas d’uniforme. »

Les grutiers mal-aimés réclament 700 et 1 000 euros de dommages et intérêts. Plus tôt, ils expliquaient qu’effectivement, il leur arrive d’être agressés. Une fois par an en moyenne, une fois au cutter pour l'un. Le procureur, visiblement ulcéré par « la mauvaise foi des prévenus dont l’un  prétend avoir reçu des coups de marteau, alors qu’il n’a aucune blessure », requiert de la prison ferme, avec mandat de dépôt.

En défense l’avocat refait la bagarre et plaide la confusion. « Ils n’avaient pas compris qu’ils pouvaient récupérer la voiture plus tard », tente-t-il. Et puis il y a la situation de ses clients : « Ils travaillent dans des conditions difficiles », sont la seule source de revenus pour leur famille respective. Leur incarcération aurait de terribles conséquences. Il demande du sursis ou une peine ferme aménagée. Comme ça ils pourront travailler « et indemniser les victimes ».

Raisonnement suivi par le tribunal : huit mois, dont quatre mois avec sursis mise à l’épreuve. Pas de mandat de dépôt.

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