« C’est le tribunal des flagrants délires ici ! »

« C’est le tribunal des flagrants délires ici ! »

La salle d’audience a l’air fouillis, comme ça. Il est 13 h 30, ils sont dix avocats, partie civile, défense, de permanence, en farandole autour de l’huissier guilleret. « Me Untel, votre dossier passera vers 16 h ! » Il plaisante, il part dans des éclats de rire, sa voix est haute et nasillarde. C’est lui qui règle l’audience, établi l’ordre des dossiers. Ça se bouscule un peu dans le prétoire, les interprètes sont là : langue arabe, langue anglaise. Le roumain arrivera plus tard. Cinq gendarmes strictement raides, impavides, sont placés derrière les prévenus défaits, positionnés comme pour calotter les turbulents.

Certains, parmi les prévenus, déparent. Pas de rapport avec le physique. Après 24 heures, 48 heures de garde à vue, chacun a l’air d’avoir dormi dans sa valise, tout le monde est froissé, chiffonné. On décèle facilement ceux pour qui c’est la première fois, et puis il y a les pas résignés, ceux qui espèrent s’expliquer, s’amender, éviter la prison. Ces derniers discutent avec leur avocat, penchés sur la vitre du box. Ils préparent leur défense. Les néophytes regardent autour d’eux, ouvrent les yeux, ils découvrent. Ils scrutent le décorum : moulures de bois, adages latins – « dura lex sed lex » – bien en vue, fenêtres monumentales, tribunal surélevé. Le cadre idéal pour la rédemption, mais en vitesse, 30 minutes par affaire en moyenne. Qu’ils se préparent à n’être que des virgules dans les débats.

C’est encore confus, à cause de l’agitation, mais ça y est, le public a pris place. Il y a des étudiants, de rares curieux, mais, surtout, les soutiens, la famille, les mères émues et inquiètes, les pères sévères et inquiets aussi, les amis insolents venus lever les pouces, souffler trop fort, taper du pied et tapoter sur leurs téléphones, cauchemars des gendarmes qui épient leurs singeries, l’œil réprobateur.

« Bim bam. » Il est 13 h 45, la présidente du tribunal toque la fin des réjouissances. « Le tribunal ! » annonce l’huissier d’un ton cérémonieux. Les visages d’un coup se crispent, tout le monde se lève, puis se rassoit recta, la salle est devenue un tribunal, l’audience correctionnelle est ouverte.

Il y a treize prévenus aujourd’hui : l’huissier annonce quatre interruptions de délai. Le premier prévenu parle mi-français, mi-arabe, bafouille une date de naissance, puis une autre. L’interprète fait ce qu’il peut et essuie le sarcasme agacé de la présidente : « Bon, il est né quand ? 89, 96, 98 ? On se croirait au loto ! » C’est pour un vol en réunion dans les transports et un refus de prélèvement biologique et de prise d’empreinte papillaire. Le prévenu proteste : il n’a pas refusé, ce matin encore il était disposé. La présidente conteste, le PV à la main : « C’est écrit là que vous avez refusé, alors quoi, les policiers sont des menteurs ? Vous pouvez déjà lui dire, monsieur l’interprète, qu’il ne sera pas jugé aujourd’hui. Je renvois le dossier pour que soit délivrée une commission rogatoire afin qu’il soit procédé à ces prélèvements. Allez-y, traduisez ! » Il attendra son procès en prison, car il ne présente pas « les garanties suffisantes de représentation ».

« Y’a pas mal de tourisme judiciaire ! »

C’est au tour des prévenus libres. Ceux-là ont déjà comparu, leur procès a été renvoyé, soit qu’ils l’ont décidé – car le renvoi est de droit – soit que l’affaire n’était pas en état d’être jugée convenablement. Le premier s’avance, un Congolais aux bras plein de muscles et à la mise soignée. La présidente va l’interroger, mais aperçoit son défenseur qui lève un doigt timide : « Eh bien, maître, qu’y a-t-il ? – C’est que je n’ai pas pu prendre l’entière connaissance du dossier. – Vous n’avez pu le consulter ? – Si, mais pas assez. – Bon, que demandez-vous ? Le renvoi, encore ? – Et bien, oui. » La présidente houspille. Ce dossier, qu’on le renvoie, ça ne l’arrange pas. « Quand avez-vous été désigné par votre client ? » L’avocat réfléchit, elle se tourne vers le prévenu. « Vous l’avez choisi quand, votre avocat ? » Fin mars, début avril, mi avril peut-être, il ne sait plus et bafouille, s’embrouille. La présidente rouspète. « Madame la procureure ? – Je m’oppose au renvoi. » La présidente sonde les assesseurs, fusille des yeux la défense : « Bon, ce qu’on va faire c’est que vous passerez après. Vous vous mettez là, sur un banc, et vous vous débrouillez pour étudier le dossier. » L’aubaine.

« Allez, le suivant, Monsieur … » Personne. « Il arrive, tout de suite, Madame la présidente ? » C’est son avocat qui explique : le portique de sécurité, la queue devant le palais. « Vous direz à votre client qu’il faut prendre de l’avance, tout cela il doit le savoir. » Mine désolée de la défense. La présidente va prendre un autre dossier, quand soudain : le voilà. Un buisson sur pattes. Maigre jeune homme habillé en bleu gendarme, qui arbore une prodigieuse touffe de cheveux crépus. Ça lui cache les yeux, il lève le nez, ça lui donne un air ahuri. Ça lui pèse sur la caboche, son afro démesurée, ça le voûte à la barre. Il place bien sa sacoche, attend les mains dans le dos. La procureure : « Si je puis me permettre, une expertise psychiatrique a été demandée et n’est pas rentrée. – C’est une difficulté », concède la présidente. La défense opine. L’affaire doit être renvoyée : monsieur a menacé de mort sa compagne pour obtenir une attestation d’hébergement. Il lui a aussi tiré les cheveux, un jour d’ITT pour la jeune femme – absente à l’audience. Il était sous contrôle judiciaire, parquet et défense semblent d’accord pour qu’il y reste, la décision est mise en délibéré et l’escogriffe, lentement se retire. « Vous restez bien dans la salle cette fois-ci ! » lui ordonne la présidente.

Voici venu le temps des bonhommes dans le box. Le box, une espèce d’enclos de trois, quatre mètres de long, deux marches en profondeur, comme des gradins. On y entre par une porte, au fond, qui donne sur un couloir qui fait antichambre. Là, les prévenus attendent. La porte s’ouvre, les condamnés sont menottés, embarqués, parfois remplacés par le prochain prévenu, parfois non – on attend la suspension. Tout cela est l’office des gendarmes, qui gèrent la sécurité, l’acheminement des prévenus depuis le dépôt, sous sol du palais de justice rempli de geôles très insalubres où convergent des commissariats parisiens tous les gardés à vus déférés en comparution immédiate. Là, le box est plein, aucun va-et-vient, l’huissier appelle le « dossier n° 5 » (les dossiers ne sont pas pris dans l’ordre) et le suivant se lève et se place à l’extrême droite du box, devant le micro, au plus près du tribunal.

Celui-ci est un renvoi du 30 mars, mais le prévenu a attendu son procès en prison. Jonathan est auto entrepreneur. La présidente se demande : « En quoi ? – J’aimerais ouvrir mon commerce. – Ah, donc ce n’est qu’un projet, pour l’instant que faites-vous quand vous n’êtes pas incarcéré ? » Silence. Voyons le casier. Plusieurs pages sur lesquelles défile le chapelet des condamnations. « Vol, violences conjugales, stupéfiants, délit de fuite, recel, y’a tout pour plaire ! Et puis y’a pas mal de tourisme judiciaire : Moulins, Bobigny, Moulins encore, Cernay. C’est intéressant tout ça ! » 19 condamnations, ça n’est pas original en ces lieux, mais ça irrite toujours les juges. La présidente se fait plus dure, plus cassante.

« Vous êtes encore plus bête que ce qu’on pouvait imaginer »

Elle raconte : « Vous êtes gare du Nord, vous êtes vu par la police en train de sauter le tourniquet, contrôlé, et on trouve dans un sac vert dix savonnettes de cannabis. Ça fait combien ? Ça fait un kilo. » Elle lève le nez de sa feuille : « Comment vous justifiez ça ? Alors, au départ vous dites que vous n’étiez pas conscient de transporter du cannabis, puis, aux mêmes policiers, vous avouez avoir fait la mule pour 300 euros. Il faudrait peut-être adapter vos déclarations ! » Comme estourbi, le prévenu baragouine : « Je regrette les faits qui me sont reprochés. – Oooh, ça c’est gentil, c’est courtois », ironise la présidente. « Vous êtes suffisamment idiot pour sauter le tripode alors que vous transportez une telle quantité ? Alors je ne vous le reproche pas, sans ça on vous aurait pas arrêté, mais… – En fait, je ne savais pas ce qu’il y avait dans le sac, et puis quand je m’en suis rendu compte j’ai sauté le tripode exprès pour me faire arrêter. » La présidente écarquille grand les yeux : « Bon ! C’est le tribunal des flagrants délires ici ! Et pourquoi n’êtes-vous pas allé voir les policiers directement ? On aurait pu remonter le réseau grâce à vous. C’est parce que vous avez peur des représailles ? » Le prévenu pantois vasouille à fond, il crachote dans le micro, et la présidente tourbillonnante, en verve furieuse poursuit l’hallali, enfin, l’interrogatoire.

« Que deviez vous faire de ce sac ? »

Jonathan devait attendre d’être contacté pour remettre le sac à un receveur.

« Ou ça ?

– Dans la gare du Nord.

– C’est bien, c’est un endroit truffé de policiers, décidément vous n’avez que des bonnes idées, vous. Pas vu, pas pris, vu, pris. On peut résumer le dossier comme ça. Et qui est cette personne dont vous acceptez de transporter le sac ?

– Quelqu’un que j’avais rencontré dans le train, il y a quelques semaines, que j’ai revu et puis voilà.

– Bien, et vous deviez toucher combien ?

Rien du tout madame.

– Vous êtes encore plus bête que ce qu’on pouvait imaginer », cingle-t-elle. Jonathan ne moufte pas, la présidente poursuit :

« C’est sympathique la gare du Nord, c’est plein de policiers, plein de sacs et de valises, allez-y, continuez. A votre avis, pourquoi vous a-t-on demandé de transporter le sac ? Parce que ça comporte des risques. Et vous ? Vous vous dites : "Les risques judiciaires, je m’en fous ! La taule, pas de problème !" »

« Vous avez quel âge ? 24 ans ? 24 ans, 20 condamnations »

La présidente rudoie sereinement le prévenu. Elle fulgure, elle perfore son apathie. Ça le réveille un peu, il tente de raisonner : quand il s’est rendu compte que, dans le sac, « ça sentait la patate », il a vraiment fait exprès de se faire interpeller, d’ailleurs il avait un ticket dans la poche. « S’il-vous-plaît, j’ai des enfants, j’aimerais m’occuper d’eux et… – Les enfants, c’est pas une excuse, d’ailleurs c’est étonnant, à chaque fois, les prévenus sont père de famille, ou leur compagne est enceinte », persifle la magistrate. Elle reprend le casier. Ça commence au tribunal pour enfant, en 2009, des violences en réunion. « Une bagarre entre jeunes, tempère-t-il. – Vous avez un commentaire sur ce casier. – Franchement, c’est abusé. – Ce sont les juges qui abusent ? – Non, non, c’est moi. »

La procureure intervient : « J’ai vérifié, monsieur a été condamné le 1er février par la 13e chambre correctionnelle de Bobigny, dix mois ferme. » La peine, prononcée sans mandat de dépôt, serait en attente d’exécution. Le prévenu opine, il n’a rien à cacher. La présidente éclate : « Et voilà, ça fait 20 ! Vous avez quel âge ? 24 ans ? 24 ans, 20 condamnations. Ça on peut le mettre dans les articles de presse, c’est intéressant, je dis ça pour les journalistes présents. » Regard circulaire, la présidente fixe le banc de la presse, qui note consciencieusement. Puis la procureure se lève. Sans forcer, elle présente le prévenu comme une mule, un passeur de drogue dont toute tentative de réinsertion a lamentablement échoué depuis sa majorité. « S’il ne se décide pas à avoir un projet sérieux… » Jonathan baisse la tête. « Je vous demanderai de le condamner à 16 mois de prison ferme dont six mois avec mise à l’épreuve pendant deux ans. Obligation de soin, de trouver du travail, interdiction du territoire parisien, puisque c’est là qu’il a commis la plupart de ses infractions. » Elle demande que les dix mois du 1er février soient également mis à exécution, ce qui porterait la peine de Jonathan à 20 mois de prison ferme.

L’avocat de la défense, lui, aimerait qu’on lui montre des éléments matériels du rôle que le parquet assigne à son client – celui de mule : « Il n’y a pas aucun élément, sinon l’absence de crédibilité d’une personne déjà 20 fois condamnée. Il avait un ticket, pourquoi se jeter dans la gueule du loup ? Il essaye de s’en sortir, il se retourne les manches, mais il y a chez lui une absence de cadre stricte qui pourrait empêcher ce passage à l’acte. Or, ce passage à l’acte s’inscrit dans un contexte de déshérence sociale. » Il rêverait d'un TIG : « C’est très bien un TIG, ça l'occuperait. » Un SME, le plus contraignant possible, s’il le faut, lui paraît adapté. Mais la prison ? « Rien de pire pour qui trempe dans le cannabis. »

« Elle va sauter comme ça la liberté conditionnelle ! »

Pas de dernier mot pour Jonathan. L’huissier affalé lève une paupière, annonce, et voilà Sami, 33 ans, marié et deux enfants, ouvrier polyvalent dans la société de VTC de son oncle. Il affiche la mine du prévenu écœuré par sa bêtise. Conduite sous stupéfiant, sans permis, en récidive légale. Usurpation d’identité. Sami tangue, vraiment, il ne sait pas quoi dire. Sami, pourquoi ? Pourquoi saper une situation enfin stable ? « Je regrette, je vous assure. – Bien sûr, bien sûr, on regrette toujours devant le tribunal », réplique la présidente. La 23e chambre connaît bien la délinquance routière. 11 condamnations pour Sami, ça n’est pas rien, et la dernière est récente. « Vous êtes en liberté conditionnelle, elle va sauter comme ça la liberté conditionnelle ! » Sami, enfin, s’extirpait des affres de la délinquance. Il découvrait le confort du CDI, la routine apaisante de la stabilité professionnelle et affective. Et bim ! Il redélinque. L’infraction bête. Quelques joints, un cousin à raccompagner, l’interpellation, la fausse identité donnée aux policiers – celle de son cousin. Le mensonge ne tient pas longtemps, mais le délit est constitué – et fait l’objet d’une peine à part.

Sami sait qu’il a tout perdu, mais il s’accroche. « J’ai deux enfants… – Oui, vous les aviez avant, les enfants. – Je sais bien, mais… – Taisez-vous ! » lui intime la présidente. « Je finis : sursis simple, sursis mise à l’épreuve, prison ferme sans mandat de dépôt, avec mandat de dépôt, vous avez tout eu. » Elle constate. « Et la prise du nom d’un tiers ? Vous pourriez au moins avoir le courage d’assumer. – J’ai eu peur sur le moment, j’ai été bête. – On n’a pas peur quand on a autant de condamnations au casier. » Sami se tord la bouche.

« C’est une grosse, grosse, grosse infraction ! »

Il est bon, pourtant. Il s’exprime bien, le fait avec déférence, s’évite les réflexions désagréables en tenant un discours clair et cohérent. Il est tout entier éclatant de remord, désolé sans limite et sans esbroufe. Il parle de son métier – il nettoie des voitures – du bonheur que sa stabilité nouvelle lui procure, comprend l’agacement du tribunal, promet de ne pas recommencer. Le tribunal, probablement, est tiraillé. Les multirécidivistes même méritent une chance. C’est plus dur lorsqu’on est en liberté conditionnelle, forcément.

La procureure veut parler, l’enquête a mis au jour un élément à charge intéressant. « On a appelé votre oncle, monsieur, il a dit que vous ne travailliez plus pour lui depuis le 15 avril. » Sami a un rire nerveux. « Quoi ? Mais non, c’est faux, j’y étais y’a trois jours. » Qu’il la contredise, la parquetière n’aime pas ça. « Alors pourquoi dire cela ? Moi, je ne fais que constater, monsieur. – Je le connais, il a pris peur, il a voulu éviter tout ennui. » Il est plein d’assurance, il a même l’air sincère, mais la procureure a son avis. « Plus d’autre question. »

C’est justement à elle de requérir. Non ! La présidente a une dernière question : « Vous avez des problèmes avec l’alcool ? – Non, je ne bois pas. – C’est bizarre, pourquoi êtes vous suivi en addictologie ? – C’est pour le cannabis. – Ah, oui, bon. Madame le procureur… » En même temps que le réquisitoire s’élève de l’extérieur le son mélodieux d’un saxophone. L’extérieur, c’est le quai des Orfèvres, le pont Saint-Michel. Bruyant, animé, qui vient parfois troubler les audiences – quand ce ne sont pas les travaux. La procureur hausse le ton : elle ne voit pas d’autre solution que de la prison ferme. Six mois et deux mois (pour la prise du nom d’un tiers), mandat de dépôt.

La défense l’a bien compris, ce soi-disant licenciement pèse lourd. Sans travail, quel obstacle pour la prison ? L’avocat demande des preuves. « Où est la lettre de licenciement ? Mon client n’a rien reçu. Par contre, on a des fiches de paie, une adresse, toutes ses condamnations sont contradictoires. Il a deux enfants. Avant ils étaient jeunes, mais maintenant, à 4 et 6 ans, ils sont en âge de comprendre que papa est en prison. C’est terrible pour lui ! » Tout sauf de la prison ferme. Sam conclue : « Je m’en veux vraiment, j’ai fait une grosse, grosse, grosse bêtise. » C’était pas à dire, la présidente jaillit : « Non ! C’est une grosse, grosse, grosse infraction ! – Voiiilà » abonde Sami. C’est fini.


Dans le box, un blond un peu punk attend son tour, le prévenu congolais affûte sa défense, un SDF crasseux ajuste sa doudoune. Ils passeront tous avant la suspension, ils seront tous dans la prochaine chronique. C’est dans la prochaine chronique, aussi, que les jugements seront rendus.

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