« C'est indécent si vous le condamnez ! »

Maître Jean-Marc Darrigade en convient : « Abdenni C. n’est pas un prix Nobel. » En dispute avec les mots les rares fois où le micro lui a été tendu, l’accusé n’a fait que lester un dossier déjà lourdement chargé. Interrogé sur une claque envoyée sur le visage de son épouse en 2004, le commerçant de 52 ans froisse le public de la cour d’assises de l’Hérault : « Une gifle, c’est pas une violence. » L’avocat a beau plaider les limites linguistiques de son client (« Pour lui, une dispute et une bagarre c’est pareil »), la sentence fait tache quand celui du box est accusé d’avoir frappé à mort sa femme, Khadija E., 32 ans, jusqu’à la défigurer.
« Avocat, c’est être la voix de celui qui n’en a pas, et celle de C. n’est pas facile, euphémise Me Camille Radot, préposé lui aussi à la défense. Il ne parle pas bien, il se dépatouille. On dit que personne ne se défend plus mal qu’un innocent. »

C’est pourtant la voix du quinquagénaire, plus heurtée encore que d’habitude, qui ouvre cette affaire. Le 17 septembre 2014, vers 13 h, la police peine à déchiffrer l’alerte lancée par le quinquagénaire, incapable de décrire la scène ni de préciser son adresse. Quatre ans plus tard, devant la cour qui le jugeait du 14 au 18 janvier, son calme retrouvé, il remonte le temps jusqu’à sa journée « cauchemar ».

Un dossier « où la messe était dite »

Avisé par l’école que ses deux enfants (4 et 9 ans) attendent toujours au portail, midi largement passé, Abdenni C. échoue sur le répondeur de son épouse, tire le rideau de sa boutique de téléphonie et part les récupérer. De retour à leur appartement de l’ouest montpelliérain, le père frappe en vain sur la porte d’entrée, verrouillée depuis l’intérieur. Il tente d’accéder au logement, situé en rez-de-chaussée, depuis un balcon. Par chance, la fenêtre est ouverte. Dans la cuisine, il tombe sur sa femme, baignant dans une mare de sang, le visage martyrisé. Des haricots, abandonnés au fond d’une cocotte-minute encore sur le feu, enfument tout le domicile.

« J’ai toujours l’image de ma femme dans l’état qu’elle était », répète le mari. Cinéma, crie l’accusation. Car si une experte-psychologue doutera à la barre de « sa capacité de faire un montage stratégique », enquêteurs et magistrats n’ont jamais adhéré à l’emploi du temps présenté par l’accusé. Ce dernier se serait même livré à un simulacre de cambriolage pour emmener les limiers sur une fausse piste.
Un voisin n’a-t-il pas rapporté l’empressement d’Abdenni C. pour lui montrer le désordre dans la chambre conjugale, les secours toujours en chemin ? Une enquêtrice balaiera l’hypothèse du voleur surpris en plein forfait : « Dans un cambriolage, on fouille tout. Là, des objets apparents n’ont pas été dérobés. Aucune trace d’effraction. » Et le tas de vêtements retrouvé au pied de l’armoire ? « Le linge était renversé, mais pas de manière habituelle. Posé délicatement. »

Surtout, il y a le témoignage d’une voisine assurant avoir croisé son véhicule dans la résidence à 8 h 40. L’accusé est-il retourné chez lui entre le dépôt des enfants à l’école et son arrivée à la boutique, à 9 h 21, attestée par la caméra accrochée non loin du commerce ? Et s’il n’est pas repassé à l’appartement, comment expliquer le « vide espace-temps de 31 minutes » déterminé par les enquêteurs et inexpliqué par l’accusé ? Partie à l’assaut d’un dossier « où, dès le début, la messe était dite », la défense a démonté la « liste de certitudes » dressée par l’avocat général, Georges Gutierrez.

« Il lui aurait retiré sa carte de crédit car elle dépensait trop »

Une voisine, donc, jure voir son véhicule, jusqu’à identifier les deux derniers chiffres de la plaque d’immatriculation ? Une agent territorial spécialisé des écoles maternelles le situe au même moment devant les grilles de l’école, sa fille accrochée à ses jambes pour un dernier câlin. Son t-shirt portait des traces de sang ? Le vêtement a été joint dans le même scellé qu’une serviette, elle aussi tachée : « Une hérésie de police scientifique. Aux États-Unis, eux, ils sont rigoureux. Dans l’affaire O.J. Simpson, un scellé a été perdu trente minutes. On l’a retiré et l’accusé acquitté. » Un expert-criminalistique distingue sur son pantalon des traces de projection de sang, localisant son porteur « obligatoirement à proximité d’une scène de violence » ? « Des éclaboussures interprétées par un charlatan dans le marc de café. »

Pugnace et argumenté, ce travail de sape s’est vite heurté à un obstacle coriace : le portrait d’Abdenni C. en mari « autoritaire et tout-puissant ». Qui d’autre que lui pour s’acharner sur le visage de son épouse, « au-delà ce qui est nécessaire pour tuer, dixit le professeur chargé de l’autopsie. Un “overkilling“. Un excès de force qui peut évoquer un acte passionnel. » « Vous êtes médecin légiste, pas profiler », répond Me Jean-Marc Darrigade. Pour l’accusation, le mobile tient de l’évidence : « Touché dans son orgueil », il n’aurait jamais supporté le désir d’émancipation d’une épouse « soumise » depuis leur mariage en 2003. Leurs deux familles étaient voisines dans la région de Meknès, au Maroc. Six mois après la cérémonie, elle l’a rejoint en France, où il vivait depuis 1998, date d’un premier mariage qui ne dépassera pas les deux ans.

Les cheveux recouverts d’un léger voile, la meilleure amie de Khadija s’est battue contre les trémolos pour raconter la femme « tendre » et « isolée » qu’elle retrouvait « en cachette ». De la gorge nouée à la barre sourd une histoire d’enfermement (« Il lui aurait retiré sa carte de crédit car elle dépensait trop ») et de « chantage » (« Son inscription en formation contre un troisième bébé »). Après une remise à niveau et un stage début 2014, Khadija, diplômée en informatique au Maroc, était bien décidée à préparer un CAP petite enfance : « Elle était très motivée. Elle m’a dit que si son mari lui refusait l’inscription, elle jetterait ses affaires, prendrait les enfants et rejoindrait son frère en région parisienne. »

À écouter les confidences rapportées par son amie, la mère de famille comptait prendre la tangente, formation ou non : « Elle m’a dit : “J’en peux plus, je vais partir. Je ne veux plus vivre avec lui.“ » « Elle ne supportait plus d’entendre le son de sa voix, abonde sa sœur. Toujours il la battait. Pour sortir, elle devait obtenir son autorisation. » « Comme dans tous les couples », Abdenni C. reconnaît des « hauts et des bas ». Des coups, il avoue, outre une gifle en 2004, un épisode orageux en janvier 2014. Khadija s’était enfermée dans la salle de bain. Il plante le décor : « On parlait de la formation, de l’inscription, et elle a fermé la porte. J’avais peur qu’elle fasse une bêtise, alors j’ai mis un coup de pied. Après, elle a ouvert. On s’est fait un câlin. »

« Personne ne va le présenter comme un progressiste »

Sa femme lui avait en tout cas dissimulé la pose d’un stérilet, quelques semaines avant le drame, lors de l’habituel séjour d’été au Maroc. « Qu’est-ce que vous pouvez me dire de sa contraception ? l’interroge Me Lauriane Noto de la Perche, avocate de la famille.

– La contraception ?

– La méthode pour ne pas avoir d’enfant. Elle ne vous a pas parlé du stérilet. Ça ne vous gêne pas ?

– Non, c’est son corps. »

Sa sœur évoque les coups tombés, quelques années auparavant, quand il a découvert que son épouse prenait la pilule, dans son dos. Sa mère raconte qu’elle dissimulait les gélules dans la farine.

« Plus le temps passait, plus elle avait l’ambition de se libérer, gronde Me Jacques Martin, autre conseil de la famille. Il a compris qu’enfermer une femme physiquement, sous son joug, c’est possible. Mais on ne peut pas enfermer les sentiments. Il a été atteint dans son orgueil. Et ça il ne l’a pas supporté. Elle a été tuée à la place qui était la sienne. À la cuisine ! Tout un symbole. »

« Qui on est pour juger le couple ? objecte Me Camille Radot. On juge avec nos yeux de Français, d’Occidentaux. Ça n’a pas de sens. Personne ne va présenter C. comme un progressiste et un défenseur acharné de la cause de la femme. Que Khadija ait été déçue, bien sûr. Qu’elle n’était pas épanouie, sans doute. Sa vie n’était pas la liberté absolue. Mais qu’on ne dise pas qu’elle était coupée de tout lien avec l’extérieur. »

Dernière robe à s’exprimer, Me Jean-Marc Darrigade a confié son « vertige » dans un dossier où plusieurs pistes auraient été balayées d’un revers de manches. Quid du frère C. détesté par le reste de la famille, et dont les fichiers policiers gardent traces de menaces de mort sur le couple ? Et cette discussion Skype exhumée, après le meurtre, qui laisse peu de doutes sur une relation amoureuse entretenue fin 2013 par Khadija, et dont l’interlocuteur (ou interlocutrice) n’a jamais été identifié(e) ? « C’est indécent si vous le condamnez ! »

Un sermon vain. Abdenni C. a été condamné à 30 ans de réclusion criminelle pour le meurtre de son épouse. À l’énoncé de la peine, il a laissé tomber ses bras qu’il tenait fermement croisés depuis cinq jours, la mine interdite. Sur les bancs de la famille E., on se prenait dans les bras, à gros sanglots.

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