La 10e chambre est ouverte. L'huissière accueille les badauds, les victimes et les prévenus, et les installe au parterre. Les avocats enfilent leur robe, se saluent et s'assoient devant. Ah ! la sonnerie retentit, tout le monde se lève. Le tribunal entre. « Vous pouvez vous asseoir. »
« Un moment de vérité judiciaire »
Le président Mahrez Abassi est déçu. Il attendait un public plus nombreux. Cheveux noirs ramassés en catogan serré, barbe bien entretenue, nez aquilin, un léger strabisme et un nœud papillon placé sur le rabat de sa robe lui donnent un air d'original sympathique. Devant lui, posée sur le bureau, une petite allégorie filiforme de la Justice. « Comme il le fait à chaque audience, commence-t-il, le tribunal va vous expliquer comment cela fonctionne. Pour vous qui venez pour la première fois, c'est peut-être un moment de petite vérité judiciaire. Toutes les affaires qui seront jugées aujourd'hui ont une particularité : elles sont très diverses. Avec un point fort, celui de la morale. Alors, quelle est la place de la morale dans une salle d'audience ? » questionne-t-il avant de rejeter l'opposition entre loi et morale.
Enfin, il exhorte prévenus et victimes : « Nous ne sommes pas un ordinateur, nous avons besoin de vous écouter, de vous comprendre, pour prendre la décision la plus juste, la plus fondée. Pour nous aider à prendre cette décision, nous ne sommes pas seuls. » Et il entreprend de présenter la procureure, la greffière, l'huissière, et enfin les trois juges du tribunal. « Comme à chaque fois qu'on me demande pourquoi j'ai condamné, je réponds : "Ce n'est pas moi, c'est le tribunal." », lance-t-il avec un sourire. Il en arrive enfin aux avocats : « Le tribunal vous souhaite bon courage. Alors que nous savons que vous devez douter comme nous… Non ? Ah, vous voyez, l'audience a déjà commencé ! » Et il l'entame d'un air réjoui.
« Mais je me défends comment alors ? »
Après deux renvois, un homme s'avance à la barre. Le président l'interpelle : « Vous savez ce que vous allez faire d'abord ? Posez votre veste, mettez-vous à l'aise. » Le prévenu comparaît libre : il a piqué une ordonnance à un médecin et l'a utilisée pour choper des médocs dans une pharmacie. Il n'a pas réussi à contacter d'avocat et demande un renvoi. La procureure refuse : il avait largement le temps d'en trouver un. « Mais je me défends comment alors ? » chouine le prévenu. Le président est troublé. Ses assesseurs semblent remontés, prêts à juger immédiatement l'affaire. Il se penche vers chacun d'eux. Messes basses. Ça négocie ferme. Et hop, renvoi. « La prochaine fois, vous venez seul ou sans avocat, tant pis pour vous, vous serez jugé », prévient le président. Et tout le tribunal, en cœur : « Au revoir, monsieur. »
Un petit vieux est appelé. 85 ans, dégarni, un peu rabougri, il tient sa casquette entre ses mains quand il s'approche, difficilement, de la barre, aidé par sa curatrice. Huit mois auparavant, petite dispute avec deux électriciens : ils lui réclament des frais de déplacement – 100 €, puis 50 € – il refuse, ils insistent, il sort un pistolet Mauser, ils décampent. L'assesseuse finit l'exposé des faits, et le président intervient :
« Monsieur, vous comprenez tout ce qu'on dit ? S'ils n'étaient pas partis, qu'auriez-vous fait ?
– J'aurai appelé la police.
– Ben voilà, vous trouvez tout seul la solution.
– Mais parfois, elle ne vient pas tout de suite.
– Oui, elle ne peut pas se téléporter non plus… Est-ce que vous pensez que c'était justifié pour 50 € ? Est-ce que c'était proportionné comme réponse ?
– Non, pas du tout, répond le petit vieux un peu penaud.
– Vous n'avez pas de casier judiciaire, reprend l'assesseuse. Vous n'avez jamais travaillé.
– Si, si, il a travaillé, la coupe le président.
– Non, il n'a jamais été condamné, persiste-t-elle. Qu'est-ce que j'ai dit ? » Et tout le monde sourit.
« Je croyais que ce que j'ai fait c'est juste »
Mais si, le petit vieux a travaillé. Prof de math auprès du ministère des Affaires étrangères, il a longtemps enseigné en Côte d'Ivoire. C'est de là-bas qu'il a ramené l'arme, planquée dans une valise diplomatique. Plus jeune, il a été prisonnier « cinq ans dans une prison communiste » au Vietnam, parce que son père était préfet du côté de la puissance coloniale.
« Vous avez quand même eu une belle vie, en dépit de votre enfermement ? Quelle revanche ! s'enthousiasme le président. Puisque vous avez ensuite travaillé avec le pays contre lequel vous vous êtes battu !
– Non… Il était avec les Français… rattrape l'assesseuse.
– Ah… pour lequel vous vous êtes battu, se reprend le président. Vous êtes aujourd'hui le doyen des personnes qui comparaissent. Qu'est-ce que ça vous fait ? Quel sentiment vous avez ?
– Je ne comprends pas, fait le petit vieux, perturbé. Je croyais que ce que j'ai fait c'est juste. Je croyais pas qu'ils portaient plainte. (sic)
– Ils n'ont pas porté plainte, l'arrête le président. Madame la procureure, il faudrait peut-être lui expliquer… Quand il y a quelque chose de grave, le ministère public peut engager des poursuites.
– Ah bon… » Et le petit vieux ne comprend plus.
Sous le regard studieux du président, la procureure requiert 1 500 € d'amende et une interdiction pendant cinq ans de posséder une arme. « Je suis d'habitude de l'autre côté de la barre, du côté des majeurs vulnérable », commence l'avocat de la défense. Et ça se sent. Après avoir salué le « passé glorieux » de son client, il attaque l'autre côté, en bon habitué des parties civiles : « Je m'étonne que les victimes n'aient pas porté plainte. J'ai plutôt l'impression qu'elles n'ont pas très envie de se présenter devant le tribunal. Parce que je ne sais pas s'ils étaient vraiment électriciens, susurre-t-il. Mon client n'a jamais eu l'intention de tirer, mais de les faire partir. Le but a été atteint. »
« On n'est pas des machines »
Diego se place du côté prévenu avec son avocat. Côté partie civile, un homme reste debout, tremblant, très nerveux, sans conseil. « Je suis pas prêt à parler, je suis trop stressé », lâche-t-il en pleurant. Et le président intervient : « On va reprendre calmement. On n'est pas des machines. Vous n'êtes pas obligé de répondre. On peut reporter, mais ça ne fera que reculer. – Je suis prêt, se ressaisit la victime. – Respirez un grand coup. »
Tout part d'une dispute entre Sami – la victime – et une de ses ex, une nuit, dans la rue. La police intervient, les prend chacun de leur côté. Sami finit par dire qu'il vient de subir un viol : « C'est un homosexuel, il m'a pratiqué une fellation. »
Sami, son ex et d'autres amis picolaient chez Diego. Ça se couche tard, ça se chahute gentiment : Sami veut dormir avec une telle, une telle préfère dormir avec Diego, etc. Et puis… Diego « s'est rendu compte que Sami était en érection, parce que sa main s'est glissée par là, explique l'assesseuse. Sami a découvert que quelqu'un lui faisait une fellation [le président prend un air étonné]. Il croyait que c'était son ex. Quand il a vu que c'était Diego, il lui a mis un coup de poing. Alors, ça pose question, parce que son ex était la personne la plus loin de lui dans l'appartement. »
Et puis, il y a cet épisode qu'avait raconté Diego à la police : « À Noël, il y a eu un jeu à connotation sexuelle. Sami a demandé si ils pouvaient comparer la taille de leur pénis. Puis s'il pouvait éjaculer sur mon visage, en précisant qu'il n'était pas gay. »
Sami se lève : « Je trouve que c'est pas… À Noël… Vous avez dit que on avait eu des rapports, je sais pas d'où ça sort. »
« Est-ce qu'il vous a demandé de comparer la taille respective de vos sexes ? questionne l'assesseuse.
– Oui, répond Diego.
– C'est un peu gamin, non ? Enfin, vous faites ce que vous voulez…
– C'était la seule fois, et il m'a dit : "Je ne suis pas gay, je ne suis pas bi, je ne veux pas que ça recommence." »
« Comme une blague, je mets son sexe dans ma bouche »
« Je vois qu'il avait une érection, alors, comme une blague, je mets son sexe dans ma bouche, essaie de se défendre Diego. Ça a dû durer dix ou quinze secondes.
– Juste pour être clair, coupe le président. Vous avez compris pourquoi vous êtes devant le tribunal ? Monsieur ne s'attendait pas à ce que vous mettiez son sexe dans votre bouche. Vous êtes intelligent, vous savez ce que vous faites. Est-ce que quand vous mettez son sexe dans votre bouche, ce n'est pas pour assouvir un besoin, un désir, un souvenirs des jeux de Noël ?
– Ce n'est pas mon genre de mec. En plus, il n'est pas bien doté.
– Quoi ?
– Il n'a pas un gros pénis.
– Ah oui… Je ne m'attendais pas à cette réponse… » Et tout le monde rigole. Sauf la victime.
Diego assure qu'il regrette, qu'il a honte. Et puis, « je me sens pas rassuré, en France je me rend compte qu'il faut pas ouvrir sa porte à tout le monde. – Il ne faut surtout pas mettre le sexe de quelqu'un dans sa bouche sans son consentement. Et ça c'est pareil dans tous les pays du monde », clôt le président.
Sami reprend la parole, explique être suivi par un psy : « J'en ai parlé à personne. Ma famille n'est pas au courant. C'est bête de dire ça, ça m'a pourri la vie. » Il demande 50 000 € de dommages et intérêts. « Autre chose, monsieur qui parle de la taille de mon pénis comme ça… – C'est à lui d'apprécier, défend l'assesseuse. – D'accord, mais ça ne se fait pas. »
La proc demande huit mois de sursis et l'inscription au fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles (Fijais). L'avocate de la défense soupçonne Sami de ne pas dire toute la vérité, rappelle que Diego a reçu un coup de poing – « Ce n'est pas rien. » – et son client l'assure : « J'ai dit la vérité. »
« Plus un avocat me dit "Je vais être court", plus je suis inquiet. »
« Alors que reste-t-il ? » s'enquiert le président. A une avocate qui lui jure que sa plaidoirie sera courte : « Plus un avocat me dit "Je vais être court", plus je suis inquiet. »
Ah ! le prévenu s'avance : « J'ai croisé monsieur tout à l'heure, j'étais en civil, explique le président. Il était perdu, il cherchait la 10e chambre. Je lui ai dit : "On se verra tout à l'heure." » Et il s'adresse au prévenu et à la partie civile, sa femme : « Écoutez-moi tous les deux. Il n'est pas nécessaire de rentrer dans les détails, c'est la substance qui est importante. » Puis à tous : « Quand je vous disais qu'on entrait dans la vie des gens… » Et oui, la vie des gens, cette fois, c'est des violences conjugales et sur les enfants.
En couple depuis treize ans, trois enfants, « vous vivez ensemble et, on peut le dire, ces derniers temps de manière un peu conflictuelle, avec plusieurs mains courantes. On sent qu'il y a eu une période difficile », résume le président. Lui voulait éduquer ses enfants – comprendre les punir – en jetant leurs jouets par la fenêtre. Elle intervient. Coups, ripostes. Elle veut appeler la police, il casse le téléphone. Une voisine finit par les appeler. D'ailleurs, « madame la procureure, il faudra expliquer aux policiers qui ont rédigé la procédure que Téhéran, ce n'est pas en Israël, note le président. Ils ont vraiment bien choisi ! Ça ne s'invente pas, c'est dans la procédure. »
Et il reprend : « On est dans une bagarre quasiment de rue. On parle d'un couple, là ! Le tribunal ne va pas vous triturer, vous demander qui a frappé en premier. Est-ce que vous reconnaissez une certaine violence ? – Non, j'ai peut-être… commence le prévenu. – Peut-être ?! Les fonctionnaires de police en ont assez de vous ! »
« Vous avez mis une fessée, rebondit l'assesseuse. Les violences, ce n'est pas autorisé sur les enfants.
– Oui, mais je suis antillais.
– Oui, mais vous êtes français, monsieur.
– On peut ne pas être d'accord, mais laissons-le parler, interrompt le président. Vous n'avez pas reçu la même éducation ? » En effet, sa femme a raconté pour lui son enfance maltraitée à coups de ceinture. Le psychiatre parle de quelqu'un de « coléreux, impulsif ».
Le président jette un coup d'œil au casier. Du stup et des violences sur flic et contrôleur SNCF. « Un, deux, trois, quatre condamnations liées à votre personnalité ! – Je vois un psychiatre… – D'accord. Et ça vous fait du bien ? – Oui, on parle de ça. » Le président se tourne vers la partie civile : « Madame, vous voyez comment l'avenir ? Avec lui ? Sans lui ? – Ça reste le père de mes enfants, mais pour ce qui est de retourner avec lui, c'est hors de question. » Elle demande juste 329 € pour les violences et le téléphone.
La proc doute du prévenu : « Il est allé jusqu'à dire que madame marquait beaucoup, ce que disent souvent les auteurs de violences. » Elle requiert un an, dont quatre mois de sursis, avec SME de deux ans et obligation de soin.
Une autre affaire de violences conjugales passe vite, le couple s'étant remis ensemble, et le tribunal se retire pour délibérer.
« Approchez-vous, n'ayez pas peur »
De retour, il commence par la dernière affaire. Pour les violences sur sa femme et deux de ses enfants, le prévenu prend un an de sursis, mise à l'épreuve pendant deux ans – obligation de soin – et doit 329 € pour préjudice moral et matériel. Le président prend bien soin d'expliquer les détails de la peine et de la procédure : « Approchez-vous, n'ayez pas peur », fait-il au prévenu resté en retrait. Le petit vieux est absent, son conseil aussi. Le président s'en inquiète, passe à Diego : douze mois de sursis simple, inscription au Fijais, 1 000 € de préjudice. « Si vous recommencez dans les cinq ans, le sursis pourra être révoqué… – Cinq ans ? semble s'inquiéter Diego. – Pourquoi, vous comptez recommencer à faire des infractions avant ? » réplique l'assesseuse. Le président se tourne vers Sami : « On n'est pas aux États-Unis ici. Dans notre système à nous, vous ne pouvez pas avoir 50 000 €. » Le petit vieux ? Non ? Toujours pas là ? Tant pis. 1 500 € d'amende avec sursis, interdiction d'avoir une arme pendant cinq ans, confiscation du pistolet. « C'est bon pour tout le monde ? »