« Ce jour-là, Fabien voulait juste aller aux toilettes »

« Ce jour-là, Fabien voulait juste aller aux toilettes »

Loïc, veste en cuir et chemise-cravate, jette un coup d’oeil satisfait autour de lui. La salle est pleine et il y a même une caméra de France 3. Le retraité moustachu ne tient pas en place et sourit comme un bienheureux à qui veut. Même au monsieur plus loin à sa gauche, dressé dans un costume marine, l’air nettement moins enchanté d’être ici que Loïc. C’est le représentant de la Caisse d’Épargne Bretagne Loire-Atlantique, lui-même représenté par Me Bruno Cressard.

Loïc est un fidèle client de la banque. Près de 25 ans qu’il y est inscrit. Les comptes de son fils, Fabien, 33 ans, autiste, y figurent aussi. Le 10 août 2016, en début de matinée, le père et le fils se rendent à l’agence de Bourg L’Évêque, à Rennes. Ils s’y déplacent « au moins deux fois par semaine », dixit le directeur de l’agence, un peu fatigué de les voir. Pour Loïc, « ça fait une sortie ».

À l’accueil, Fabien, un grand bonhomme de plus de 100 kilos, fait comprendre à son père qu’il a envie d’uriner. Loïc, seul, s’occupe de lui au quotidien. C’est ça ou un établissement spécialisé, car Fabien se comporte « comme un enfant de 2 ans, mais attention, il comprend tout hein ! » S’il doit aller aux toilettes, Fabien va baisser son pantalon avant de rentrer dans les cabinets. Ce matin-là, ça urge. Fabien tente de se dévêtir, s’agite, tandis que son père essaie de le maîtriser. En vain.

Fabien sort de l’agence avant de revenir dévêtu, « laissant apparaître son sexe et ses fesses », lit Véronique Lanneau, la présidente. Le directeur de l’agence les prie de partir. Une heure après, le service des majeurs protégés de la banque appelle l’Association pour l'action sociale et éducative, l’Apase, pour signaler la clôture des comptes de la famille.

Le directeur juridique de la banque à la barre. Dessin : Pierre Budet.

Le directeur juridique de la Caisse d'Épargne à la barre. Dessin : Pierre Budet.

L’avis de radiation de la banque, en raison d’un « comportement déplacé », arrive le 17 août entre les mains de Loïc. Le 29 août, assisté de Me Jean-Guillaume Le Mintier, le retraité dépose une plainte pour « discrimination liée à un handicap ». La vidéo de l’incident est récupérée pour les besoins de l’enquête. Et le 1er mars 2017, le parquet classe l'affaire sans suite, estimant que « la rupture des relations commerciales ne trouvait pas sa cause dans le handicap, mais dans la répétition d’incidents ».

Loïc fait alors citer directement la banque devant le tribunal correctionnel de Rennes. Et voilà le directeur juridique régional de la Caisse d’Épargne, gourmette et chevalière en or en vue, à la barre le 7 juin 2018. Il n’était pas là le 10 août 2016, alors il remet ce qui lui a été rapporté. La « tendance » de Loïc « à raconter sa vie au guichet », sa difficulté « à canaliser son fils » et ses réactions « parfois violentes », selon le directeur de l’agence locale. « N’importe quoi », interrompt Loïc. Pan ! Un discret coup de lunettes de son avocat pour le faire taire.

« Ça braillait », a rapporté une employée présente ce jour-là. Le juriste détaille : « Ça lui a fait peur, elle s’est enfermée dans son bureau alors que Fabien essayait d’ouvrir. Elle a ressenti un contrecoup après, un sentiment d’humiliation. Mais elle n’a pas porté plainte pour ce débordement. » La juge nuance : « La stagiaire présente au guichet ce matin-là dit qu’une chaussure a même été jetée, mais qu’elle ne s’est pas sentie en danger, ni spécialement choquée. Pour elle, c’est un papa débordé par la violence et la force de son fils. »

« Là on serait plutôt dans le haut de l’échelle »

La présidente veut comprendre pourquoi et comment la décision de fermer les comptes a été prise aussi rapidement. Elle s’étonne : « Dans l’heure ! ». Le directeur juridique explique : « Il faut l’avis du directeur de l’agence et la décision finale est prise par le groupe. » La juge insiste : « Ça peut se réclamer en une heure ? » L’homme de droit concède que « ça peut aller vite ». La juge interpelle : « Comment se situe cet incident du 10 août ? »

Le juriste cause « procédure » et « graduation des incivilités », des milliers déclarées à la Caisse d’Épargne en 2017. « En bas de l’échelle, ce sont les agressions verbales, note-t-il. Là, on serait plutôt dans le haut de l’échelle. » La juge veut bien, mais « avec une forme de naïveté », elle demande tout de même où la banque place les braquages alors. Le directeur juridique répond : « On distingue les notions d’incivilité et d’agression, Madame la présidente. »

Madame la présidente reprend : « Quel est le poids du handicap de Fabien dans cette prise de décision ? » Le directeur juridique attend un peu avant d’y aller. « Je pense que le handicap n’a pas été un élément de décision. C’est le ressenti des collaborateurs qui a pesé. » Il termine, plus sûr de lui : « Le handicap n’est pas entré en ligne de compte. » La juge fouille dans ses notes. « Il faut considérer que Fabien a le comportement d’un enfant de 2 ans. Au regard de cet élément, comment se fait-il que ce handicap ne soit pas pris en compte ? »

Le juriste ne cille pas. « Ils sont clients depuis de nombreuses années. Donc ça veut dire que le handicap est accepté. Simplement, le 10 août, les faits ont dépassé les bornes… » Véronique Lanneau continue : « Mais s’il était acquis que les faits ne résultent que du handicap ? » Le représentant de la banque esquive : « Vous soulignez la violence et la force de Fabien. La Caisse d’Épargne a en charge la sécurité de ses collaborateurs. » « Je ne crois pas que l’on puisse y déceler de la violence envers les salariés, rétorque la présidente. Ce qui se joue de plus surprenant, c’est plutôt entre le père et le fils. »

« J'ai moi-même dans mon équipe une personne malvoyante »

La juge revient à la charge : « Si l’on valide que le comportement de Fabien est le reflet de ce handicap, qu’est-ce qu’il pourrait faire de mieux ailleurs ? Vous évoquez d’autres comportements précédents, mais vous n’avez pas d’exemple massue en dehors du fait que ce sont des clients qui ont l’habitude de passer fréquemment. Il n’y a aucune mise en garde avant le 10 août. » Le juriste bafouille : « Dans une autre agence, à Pacé, nous avons l’attestation d’une collaboratrice… » Véronique Lanneau coupe : « C’était après ! »

La présidente sermonne le directeur. « Plutôt que cette décision prise en une heure, est-ce qu’on aurait pas pu imaginer une lettre, une rencontre, pour comprendre, avoir les éléments de chacun pour cheminer vers une solution moins contraignante ? » Le juriste s’exclame : « Il y a eu une proposition du directeur du groupe, elle a été refusée… » « Mais après ! », le sèche Véronique Lanneau.

Le directeur juridique poursuit : « Toutes les incivilités sont traitées de la même façon. Nous avons des référents handicap. Et j’ai moi-même, dans mon équipe, une personne malvoyante. La banque est très attentive à la population des majeurs protégés, nous avons développé une offre commerciale spécifique. » « D’où mon étonnement à ce qu’il n’y ait pas une autre proposition à la suite de ce comportement, qui est une manifestation de son handicap », conclut Véronique Lanneau.

« J’aurais la honte moi ! »

Loïc, bras croisés, est remonté comme il faut. « Quand j’entends des Jésus comme ça… » La juge fait les gros yeux, il poursuit. « Fabien a demandé les toilettes, on lui a pas donné les toilettes. Alors quand je vois qu’ils font de la pub pour les handicapés, j’aurais la honte moi ! » Loïc n’a toujours pas digéré que la banque ne l’ait même appelé pour lui signifier sa décision. « C’est pas franc. C’est l’Apase qui m’a prévenu et j’ai été résilié comme un chien. »

« Il est dit que vous pouvez avoir une façon se gérer Fabien assez violente, qu’est-ce que vous répondez ? » Loïc, sur un ton plaintif : « Mais je suis obligé… pour mon gosse. » La juge interroge, « il n’y a pas d’autre façon ? » « Je sais que ça fait drôle », dit Loïc. Il a changé de banque. « Je me suis mis à La Poste et on est bien vus. À la Caisse d’Épargne, quand on a ces gosses-là, faut les mettre à la poubelle. » Loïc l’assure : « Ça a été le seul incident de sa vie. »

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Loïc et Me Jean-Guillaume Le Mintier. Dessin : Pierre Budet

Me Jean-Guillaume Le Mintier accuse la banque d’être « cruellement déconnectée du quotidien de ces gens-là ». Il pointe le slogan d’une plaquette commerciale : « L’humain sera toujours une valeur sûre. » L’avocat, agacé : « Ce n’est pas l’objet de la banque, mais ils s’en vantent quand même de faire de l’humain. » Il répète, « une heure ! Il a fallu une heure… C’est dire le peu de considération qu’attache la banque à ce père et ce fils. Ce jour-là, Fabien voulait juste aller aux toilettes. »

Le directeur juridique semble mordre sa chevalière. « L’avis de classement sans suite parle de tout, sauf du vrai problème », fustige Me Le Mintier. « Le plus intolérable, c’est de dire que c’est pas la faute de Fabien, mais de son père. Comme ça on n’a pas besoin d’aborder la question sensible du handicap. Si la banque a fermé les deux comptes, c’est parce que c’était plus facile. Parce que si on fermait seulement celui de Fabien, le père serait revenu. » L’avocat de Loïc demande 7 500 euros pour le préjudice moral de chacun de ses clients.

« Il n'y a pas eu de différence »

La procureure, Pauline Lemercier, lunettes sur le haut du crâne, ne formule pas de réquisitions, car « le ministère public n’est pas partie poursuivante » et s’en rapporte à la « sagesse du tribunal ». Me Bruno Cressard, pour la défense, embraye. « La Caisse d’Épargne a eu 200 ans en 2018. C’est une institution consacrée aux particuliers. Une banque de proximité, vante l’avocat. Il y a 27 000 comptes ouverts pour des majeurs protégés. Donc la Caisse d’Épargne les connait. »

Le défenseur tacle son confrère : « S’il a un beau rapport avec l’humanité, il a un rapport plus détaché avec la vérité. Plusieurs fois, le fils était agité et on a compris la personnalité très exubérante de Monsieur, on ne peut pas lui en vouloir. » Pour Me Cressard, « la vérité est celle qui ressort de la bouche des employés présents ce jour-là. »

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Me Bruno Cressard. Dessin : Pierre Budet

L’avocat plaide la relaxe. « C’est quoi la discrimination ? C’est faire la différence entre l’un et l’autre. Et là, il n’y a pas eu de différence. Cette décision aurait été prise que Monsieur soit handicapé ou non. » Me Le Mintier sourit. « Aurait-il fallu un traitement différencié, pour la discrimination positive ? », questionne Me Cressard. « À aucun moment, il n’y a eu de traitement de faveur – si ce n’est de les avoir accueilli gentiment pendant des années – ni de défaveur. » Sans compter la proposition de la banque, « mais il a refusé ». Dans sa décision rendue le 28 juin 2018, le tribunal a relaxé la banque.

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